Le Jour se lève de Marcel Carné : le sentiment de l’inutile

Un homme a tué… ainsi débute l’incipit du Jour se lève (1939) de Marcel Carné inscrit sur l’écran. Trois flashbacks vont relater une tragédie déjà advenue, que nulle main humaine ne peut effacer. Lorsque le titre apparait, en lettres capitales immenses, il occupe tout l’écran, il est prisonnier d’un espace exigu, à l’instar de François qui a tué.

Ce film, l’un des plus célèbres du cinéma français, qui inspira la structure narrative en flashbacks de Citizen Kane et, plus généralement, de maints films noirs, a été mille fois commenté. Ce qui frappe quand on le revoit, c’est d’abord cet immeuble, édifié par le décorateur Alexandre Trauner dans les studios de Billancourt. Il apparait au fond du cadre dans le premier plan du film, unique arête verticale dans une avenue aux immeubles bas, aux lignes de fuite horizontales, un immeuble aux lignes acérées déchirant un ciel gris. Il apparait si haut que, dans le deuxième plan, la caméra le regarde d’en bas comme un gigantesque tombeau de pierre et de métal. Qui a tué ne peut revenir en arrière. Puis la caméra nous emmène derrière la façade du monstre, monte l’escalier, jusqu’au dernier étage. Du palier, sans entrer dans la chambre, on entend François l’ouvrier perdre ses nerfs et tuer Valentin, le dresseur de chiens, d’un coup de révolver tiré à bout portant. Des mots éructés, presque des pleurs, ont précédé le coup de feu : tu vas la taire ta gueule ! Pourquoi Valentin devrait-il se taire sinon parce qu’il rappelle à François en termes cruels l’emprisonnement dans lequel le tient sa condition sociale ? Tout le scénario de Jacques Viot (un voisin de palier de Carné, qui eut l’idée de la structure en flashbacks) et les dialogues de Prévert tendent à cela : révéler les bornes de la condition de François. C’est l’inverse du Derrière la façade de Mirande, sorti la même année, où l’on tuait aussi dans un immeuble, mais où la visite des différents appartements traversait les classes, laissait voir des couloirs, des courants d’air, des coursives entre elles, par où l’on pouvait communiquer, passer. Ici, la communication est impossible, chacun reste enfermé avec lui-même, demande à être laissé seul face au monde, au nom du pessimisme propre au réalisme poétique, terme qui réclame quelques développements.

Le réalisme poétique, auquel on rattache généralement ce film, était un cinéma de studio, de brume et d’atmosphère. Ce terme dont l’usage fut popularisé par George Sadoul rend-il bien compte de ce que l’on voit ici ? Le film peut revendiquer son inscription dans le réel du fait de l’histoire qu’il raconte, un drame de classe, qui oppose un ouvrier en manque de mots à un licencié de philosophie qui les emploie trop bien, Jean Gabin et Jules Berry. Le réalisme du film est un fatalisme social, une vision du monde commandée par un déterminisme sociologique. Personne ici ne sort de l’espace qui l’a vu naître, chacun est prisonnier de sa condition. Dans les trois scènes de flashback, Carné filme François dans des espaces exigus qui bornent sa condition et sa vie même. Tout le décor des intérieurs est pensé selon une géométrie longiligne relevant d’une logique d’enfilade : la chambre de François est tout en longueur, de même que l’usine où il travaille, le bar où il rencontre Valentin, les rues où il se promène avec Françoise, comme des tunnels privés de sorties sur les côtés, se prolongeant les uns les autres. La vie comme un long tunnel filmé en travelling latéral. François est ouvrier et cela signifie pour lui, tel que le montre le film, travailler de ses mains, se coucher, se réveiller, puis recommencer. Il peut bien affirmer que le travail, c’est la santé et la liberté, on sent qu’il n’y croit guère et qu’il s’est fait une raison que lui a dicté son « oeil triste ». Il se dit poursuivi par la poisse, par la déveine, et ce mot est au coeur du film, qui s’inscrit dans un réalisme de la déveine, un réalisme pessimiste, qui s’est fait une raison, un réalisme né d’un sentiment de l’inutile. PESSIMISME, écrivait en lettres capitales Aragon dans Le Paysan de Paris en 1926, mais il faisait suivre ce motto, quelques pages, après de joyeusetés surréalistes soufflées par sa jeunesse insolente. En 1939, le surréalisme a jeté ses derniers feux et le jour se lève sur un horizon bas et cerné. Rien ne sert de lutter, on n’y arrivera pas, et c’est de désespoir que François supplie qu’on lui fiche la paix de la fenêtre de sa chambre, alors que tout le quartier s’est assemblé pour lui demander de se rendre à la police.

Pourquoi accoler au terme réalisme l’idée d’une poétique ? Sans doute parce qu’une brume pèse sur les scènes nocturnes en extérieur, parce que quelques ombres ont été jetées sur les murs. L’expressionnisme allemand (expression d’un monde mis sans dessus dessous par la première guerre mondiale, d’un hors monde) a peut-être eu sa part dans la naissance du « réalisme poétique », mais les contrastes des ombres sont ici beaucoup moins affirmées. L’héritage d’expressionniste est plus évident chez Julien Duvivier, où les contrastes sont plus nets et les surimpressions légion. L’esthétique du Jour se lève est une esthétique plus impressionniste dirait-on, plus effacée, plus diffuse, plus brumeuse, ainsi les flashbacks qui sont annoncés par un fondu trouble des images, que l’expressionnisme, comme si les potentialités du monde réel se dissolvaient dans le pessimisme et dans l’idée de prédétermination qui préside au destin de François. André Bac, Philippe Agostini et Curt Courant oeuvrèrent à la photographie du film. Cette vision pessimiste l’emporte sur la poétique des brumes qui n’en est que l’expression visuelle. N’étaient ses colères, François parle à voix basse comme s’il s’agissait de ne pas déranger le cours de la vie et la stratification sociale de la société. Nul vent ne souffle ici, tout est figé.

La structure même du scénario reflète cette prédétermination : le sort de François est d’emblée connu puisque le meurtre est une donnée de départ, le film racontant la dernière nuit d’un condamné cerné par la police, qui se remémore dans sa chambre les épisodes l’ayant conduit à devenir un assassin. La structure en flashbacks apparait si naturelle, si propre au cinéma, qui peut traverser le temps et l’espace, comme la pensée humaine, qu’on s’étonne qu’elle n’ai pas été plus utilisée avant ce film. L’unité de lieu et de temps du théâtre, pur art de situation, se trouve contrariée et surtout dépassée. Contrairement aux films noirs, sur lesquels le film eut une influence déterminante (récits rétrospectifs, structures en flashback), il n’y a pas ici de voix-off, ce qui emporte plusieurs conséquences. D’abord, à chaque fois que l’on revient après un flashback dans la chambre, le silence de François, seulement troublé par ses murmures inaudibles et la musique de Maurice Jaubert, où des percussions funèbres sonnent le glas, permet au spectateur de réfléchir, de concert avec François, à ce qu’il vient de voir. Cela ménage à la pensée du spectateur, à l’intérieur même de la narration, ses propres flashbacks songeurs, ce que permettent moins les films noirs où la voix off nous impose une narration subjective et unique. L’autre conséquence, plus importante encore, est que nous n’avons pas accès aux pensées intérieures de François, à ses propres mots. C’est à nous de les supposer, de les imaginer. Or, François, par son éducation – c’est un enfant de l’assistance sociale – est justement un homme de peu de mots, un homme qui ne parvient pas à exprimer certaines choses par les mots. Qui ne peut exprimer ses désirs et ses espoirs que par des mots simples, sans sous-entendus : tu me plais bien, je me marierais bien avec toi, dit-il à Françoise, et cela suffit – alors que Françoise aimerait bien rêver un peu, elle, pour échapper à sa condition. Elle croit pouvoir se reposer dans les yeux bleus de François – mais leurs eaux calmes dissimulent une prédisposition aux tempêtes : ses colères.

Dès qu’il est à court de mots, la colère submerge François, et dans chacun des trois flashbacks du film, il perd son calme en face de Valentin, jusqu’à la tragédie finale. Cette tragédie répond à un mécanisme spécifique que le récit fait voir avec beaucoup d’acuité et de précision. Le Jour se lève est un film formidablement bien raconté, que l’on peut revoir facilement. Une évidence dans le découpage préside à son déroulement et en même temps les causes du meurtre semblent être de petits riens, comme si les choses auraient pu tourner autrement. Pour François, il y a un « petit rien » qui est immense : c’est la constante humiliation qu’il éprouve face à Valentin, dont on devine qu’elle le ronge du dedans jusqu’à l’inéluctable. Car si François est un homme qui ne sait utiliser que des mots simples, Valentin, prodigieux Jules Berry, est un magicien des mots. Quand il apparait pour la première fois, il surgit sur scène, dans un théâtre étroit, revêtu de ce qui semble être un habit de magicien. Il s’avère qu’il n’est que dresseur pour chiens, mais ce qu’il faut retenir, c’est le mot dresseur. La volubilité de Valentin, son absence de scrupules, sa connaissance de la psychologie (il comprend tout de suite celle de François), font de lui un dresseur de mots, qui peut les manier comme des douceurs (quand il séduit les femmes qui s’y laissent prendre), ou comme des poignards lancés vers le coeur de François. Valentin est certes apparié à un métier de saltimbanque mais il voyage, il a des ressources financières manifestes, et surtout il est licencié de philosophie, il possède un diplôme universitaire. Tout ce dont François est dépourvu. A sa façon, il essaie de tuer François par des mots – qu’il juge plus aptes que son révolver à lui porter des coups mortels. Voyons les coups qu’il porte, forgés dans les dialogues de Jacques Prévert : François serait « franc » parce qu’il aurait des choses à cacher, François ferait un métier « malsain » (il travaille de ses mains à l’usine), François n’aurait pas d’avenir (bientôt le travail le tuera de ses miasmes qu’il respire), sans compter son impolitesse qui serait la marque de son incapacité à parler comme Valentin. De manière ignoble, il réduit François à sa condition ouvrière dans ce qu’elle a de plus discriminante pour lui, en caricaturant sa condition de son verbe venimeux, en l’humiliant à chaque fois, et en nourrissant de ce fait un ressentiment qui va prendre des proportions incontrôlables lorsque François se trouvera, comme par un fait exprès, devant le révolver de Valentin, négligemment voire volontairement posé sur la table par lui. Valentin, dont l’égocentrisme est effrayant, se décrit a contrario lui-même comme un homme admirable – quel homme j’étais ! -, écrasant François de ses lettres et de son mépris, le blessant dans ce qu’il a de plus cher, sa candeur et son amour naïf, en lui proposant de lui donner des détails sur ses coucheries avec Françoise, cette Françoise qui aime François et non Valentin, ce que ce dernier, jaloux, ne peut supporter.

François est incapable de riposter à cela parce qu’il est privé de mots, il ne les a pas appris. Il ne peut supporter l’espèce de complicité sordide que l’autre veut lui imposer en prétendant lui donner des « détails » sur la sexualité de Françoise, complicité qui repose sur le fait que François couchait également avec Clara, l’ancienne amie de Valentin, jouée par la toujours formidable Arletty. C’est d’ailleurs Clara qui enclenche le mécanisme du ressentiment en révélant à François que Valentin a couché avec Françoise, se vengeant ainsi de lui lorsqu’il la quitte. Sans doute, François n’y voyait pas à mal : amoureux de Françoise et désireux de l’épouser, et en même temps dans un ménage non officiel avec Clara qui habite en face de lui, en attendant son mariage. Situation d’époque autant que préconception apprise des rapports avec les femmes, qui n’avaient alors guère de droits. Mais cette situation, que lui reproche du reste Françoise, le rapproche de Valentin puisqu’au fond tous deux ont couché avec les deux mêmes femmes. Sans qu’il en prenne conscience peut-être, François ne peut supporter cette suggestion d’une équivalence de comportements entre lui et cet homme qu’il hait, sans compter que Françoise perd alors à ses yeux cette candeur qu’il aimait. Les scènes entre François et Valentin, sont d’autant plus extraordinaires, que si l’on en croit les anecdotes qui furent racontées, Gabin se sentait dans un état d’infériorité devant l’aisance verbale de Jules Berry pendant le tournage, ce qui donne peut-être ce sentiment de vérité si fort à leurs scènes ensemble, où la brutalité de François apparait comme l’ultime recours devant ce dresseur de mots qui se moque de lui. Dans la scène où Valentin fait croire à François qu’il est le père de Françoise, Berry est si extraordinaire, que l’on a envie de le croire, même en ayant déjà vu le film, que l’on tombe dans son jeu, que l’on se laisse prendre aux feux de ses yeux larmoyants qui semblent crier la vérité d’un père meurtri se sentant coupable d’avoir abandonné son enfant à l’assistance sociale – car Françoise aussi a été à l’assistance sociale et cela seul, aux yeux de François, a créé un lien si fort qu’il ne peut supporter l’idée d’avoir dû la partager avec Valentin. Quel manque de discernement de sa part, quand on y songe, quel vision (aujourd’hui) périmée de la femme, qui n’aurait pas le droit de coucher avec un autre, quand lui-même s’est arrogé le droit de coucher avec Clara. Il tue alors même que Françoise lui a enfin dit qu’elle l’aimait et qu’elle voulait bien l’épouser. Il tue quand elle a enfin accepté de ne plus voir Valentin. Il tue alors qu’il avait vaincu ! Désastre produit par le ressentiment, ce sentiment d’humiliation qui brouille la vision, qui peut exister entre deux êtres, mais aussi entre deux classes et leurs représentants.

Tout cela donne au film son grand impact, sa limpidité narrative (les flashbacks se révélant être un des moyens narratifs les plus puissants à la disposition du cinéma), son absence de manichéisme, son caractère inéluctable jusqu’à la défaite finale, né de ce sentiment de l’inutile, né de l’accablement qui s’abat sur François, tant et si bien qu’à la sortie du film en juin 1939, deux mois et demi avant le début de la guerre, le gouvernement français crut bon de l’interdire en arguant de son caractère pessimiste et défaitiste. Le réveil qui sonne à la fin, et tire le spectateur de sa rêverie, en même temps qu’il marque la chute du rideau, annonce sans le savoir le glas de la guerre. Seul défaut manifeste du film, l’interprétation de Jacqueline Laurent qui joue Françoise, bien pâle face au trio Gabin – Berry – Arletty.

Strum

Publié dans Carné (Marcel), cinéma, cinéma européen, Cinéma français, critique de film | Tagué , , , , , , , , | 11 commentaires

Derrière la façade de Yves Mirande : chacun sa façade

Derrière la façade (1939) d’Yves Mirande est à la fois une merveilleuse comédie policière, où l’on rit souvent, et une visite guidée des appartements d’un immeuble Haussmannien dans les années 1930, donnant un aperçu transversal de la société française de l’époque. Zola, dans Pot-Bouille, décrivait les combines et l’hypocrisie des bourgeois d’un bel immeuble de rapport, avec la verve qu’on lui connait, mais aussi un regard dépourvu de nuances puisqu’il n’y voyait que « pourriture de la cave au grenier ». Mirande est un guide beaucoup plus urbain, beaucoup plus indulgent, qui n’a pas de comptes à régler, uniquement du plaisir à donner à son spectateur. Se demander ce qu’il y a derrière la façade est une manie française à laquelle s’adonnent plusieurs oeuvres. Jusqu’à La Vie mode d’emploi de Georges Perec, l’un des plus beaux livres de la seconde moitié du XXe siècle sans doute, qui racontait la vie et la mort d’un immeuble et de ses occupants.

Au début du film, un meurtre est commis, la propriétaire de l’immeuble (sourde de l’oreille gauche, elle entendait mal du côté du coeur) ayant été retrouvée égorgée dans l’ascenseur, ce qui donne à la police le droit d’investir l’immeuble et d’interroger les locataires. Pour nous servir d’amphitryon, Mirande a l’idée formidable de faire appel non pas à un policier mais à deux : un commissaire et un inspecteur de la Sûreté, ce qui semble faire écho à un débat qui a couru le long des années 1930 en France, où l’opinion publique s’est souvent passionnée pour la rivalité supposée entre la police judiciaire et la Sûreté, c’est-à-dire la police politique. On la retrouve par exemple dans les Cloches de Bâle et Les Beaux quartiers d’Aragon, qui y voyait la marque de la duplicité d’un pouvoir accusé par lui de prendre prétexte d’attentats connus d’avance et des troubles sociaux pour renforcer son contrôle sur la population. Mirande est à mille lieux de telles considérations politiques non dénuées d’une certaine paranoïa. Son rayon à lui, c’est la finesse et les sous-entendus amicaux. La rivalité entre son commissaire et son inspecteur de la Sureté, qui n’est pas non plus innocente, lui donne surtout l’occasion de mettre en scène un savoureux duel policier entre Lucien Baroux, commissaire au grand coeur à l’accent bordelais légèrement chantant, et Jacques Baumer qui incarne un inspecteur voulant à tout prix trouver un coupable. Le commissaire, sous ses airs candides et une feinte modestie ne se reconnaissant que la qualité d’être « assez curieux », est plus malin qu’il n’en a l’air, tandis que l’inspecteur, derrière son attirail de professionnel (passe-partout, ton docte et cigare aux lèvres) se trompe régulièrement.

Un des gags les plus drôles du film voit d’ailleurs ledit inspecteur arrêter toute une série de locataires suspectés du meurtre et les enfermer dans une cuisine, en attendant que la lumière soit faite sur le drame : un lanceur de couteaux se prétendant artiste (Michel Simon dans ses oeuvres, qui veut « expulser les propriétaires »), un kleptomane qui craint les voleurs paraissant sorti d’un album de Tintin (André Lefaur), le toujours génial Jules Berry en gentleman cambrioleur venant de gagner au Baccara comme s’il était échappé du film de Mirande du même nom, Andrex enfin en amoureux qui a volé par amour. Voilà la moisson de Baumer dans l’immeuble situé au fond de la cour, où vit une faune des plus diverses appartenant à une classe moyenne guettée par le déclassement. Pendant ce temps, le commissaire rendait visite à un aveugle se figurant que sa collection de tableaux est toujours accrochée aux murs alors que sa fille a tout vendu pour payer les fins de mois, très émouvante façon d’évoquer sans les surligner les affres de la pauvreté.

Reste à pénétrer dans les plus beaux appartements, ceux qui sont derrière la façade donnant sur la rue, la façade qui « prend tout le soleil ». Se déroulent là plusieurs histoires aux accents de vaudeville, allant de la maîtresse entretenue recevant un autre amant, à la femme d’un gros industriel aimant danser sans son mari, en passant par le président de la cour d’appel qui est en pleine crise conjugale. Ne manque plus qu’Erich Von Stroheim qui incarne un joueur de poker en visite trempant dans des affaires louches – il ne rigole jamais avec l’argent. Heureusement, comme l’attestent ses papiers qu’il brandit au visage des policiers, il a été naturalisé le matin même, mais non sa maitresse dont le titre de séjour « n’est pas en règle ». Parce que vous comprenez, comme le dit l’inspecteur, « les étrangers en ce moment… », ce qui démontre que si Mirande n’était pas un militant politique, il n’avait pas ses yeux dans sa poche en ce qui concerne la situation politique de la France en 1939. Le comique ici à l’oeuvre est aussi bien un comique de situation qu’un comique de sous-entendus, où les dialogues brillants de Mirande font des clins d’oeil au spectateur, citant même ses propres films – Baccara donc, mais aussi Café de Paris. Et quelle interprétation savoureuse ! – la visite de l’immeuble se faisant galerie de portraits hauts en couleurs, chacun ayant son ton propre, voire son genre propre – ce qui n’en fait pas pour autant un film à sketches, description erronée que j’ai pu lire qui fait mine d’ignorer l’habileté de la construction d’un scénario reliant l’ensemble de ces séquences et intégrant à l’enquête policière un regard fin d’observateur amusé.

En somme, s’il n’y a qu’un seul assassin que notre duo policier émérite s’efforce de trouver en coopérant avec plus ou moins de bonne grâce, tout le monde a ici quelque chose à se reprocher, même la propriétaire assassinée qui se révèle être une maquerelle. La façade n’est pas seulement celle en pierre de taille de l’immeuble, c’est aussi celle du visage que tendent ces honnêtes gens. Après le tout le monde a ses raisons de Renoir, le tout le monde a sa façade est l’autre morale, moins connue que la première, que le cinéma français propose en 1939. Or, voyez comment fonctionne la logique aimable de Mirande : si tout le monde a quelque chose à se reprocher, quelque chose de souvent similaire, c’est que ce qui rapproche ce monde-là, l’appartenance à une commune humanité vivant vaille que vaille, est plus important que ce qui séparent les uns et les autres. Et le ressentiment et le sentiment affreux d’une médiocrité collective n’ont pas droit de cité. C’est dès lors la vision du commissaire au grand coeur qui l’emporte (loin du Maigret du pessimiste Simenon évidemment), un commissaire qui pardonne les vétilles et les entorses plus ou moins mineures à la loi. Que celui qui n’a jamais pêché… Observons que cette indulgence vaut pour tous les locataires et pas seulement pour la réputation du président de la cour d’appel ou de cet homme politique « sérieux » surpris chez sa maitresse, dans une scène très amusante où Gaby Morlay prétend ne pas connaitre cet homme qui se cache sous son lit et cet autre à plat ventre derrière son divan. L’indulgence et la compréhension qui rendaient Baccara si beau, se retrouvent donc ici à foison. Sauf que nous sommes désormais à quelques mois de la guerre, dont le déclenchement surprit beaucoup de français, après les concessions accordées à Hitler à Munich. Toute cette société vénale, amoureuse, drolatique, ou soucieuse des apparences, que fait voir le film, et qui se serre plus ou moins les coudes, roule inconsciente vers l’abîme de la guerre. Ce pourrait être intéressant de comparer ce film au Jour se lève de Carné, un film du ressentiment de la même année, où l’immeuble joue aussi un rôle…

Comment se fait-il que ces deux films de Mirande, Baccara et celui-ci, ne soient pas davantage connus ? Le fait que je vienne seulement de les découvrir à quelques jours d’intervalle est-il uniquement le signe de mon ignorance ou alors celui de notre ignorance collective, de notre incapacité à préserver notre patrimoine culturel éclipsé par ce cinéma américain à l’irrépressible vitalité (Simone de Beauvoir ne faisait par exemple pas mystère dans ses mémoires qu’elle préférait Hollywood à notre cinéma), et de notre tendance à préférer les films aux jugements tranchés aux observations nuancées qui rendent pourtant compte avec davantage de fidélité de la réalité ? C’est le signe en tout cas de la richesse et de la versatilité du cinéma français des années 1930. Georges Lacombe assistait Mirande à la réalisation. Tout ce qui pourrait éventuellement manquer au film en ce qui concerne la vivacité de son découpage est largement compensé par l’esprit jamais pris en défaut de son formidable scénario.

Strum

Publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Mirande (Yves) | Tagué , , , , , , , , , , , | 9 commentaires

Un Carnet de bal de Julien Duvivier : retour vers le passé

Des grands cinéastes français classiques, Julien Duvivier fut celui qui fit le meilleur usage de l’héritage expressionniste, ce qui lui permit d’exprimer une vision du monde, un sentiment de la vie, à travers les images de ses films. Cette vision de l’existence, fondamentalement pessimiste, imprègne maintes oeuvres de sa carrière, et il n’a pas attendu la seconde guerre mondiale et l’après-guerre (voir son Panique rageur) pour en donner la pleine mesure. Le pessimisme, dont on prétend qu’il est si français, qu’est-ce que c’est en général ? L’idée d’un désenchantement présent mais surtout à venir, la croyance en lendemains qui déchantent, ce qui ôte à la vie son espérance de jours meilleurs, et donc ses potentialité de bonheur, état d’esprit qui rejaillit sur le présent en l’engluant sous une ombre. Carnet de bal (1937) a ceci d’original et d’impitoyable que Duvivier y examine non pas l’inquiétude du lendemain mais les potentialités de bonheur du passé pour en dénoncer le caractère illusoire. Or, les souvenirs du passé, c’est précisément ce qui peut servir de borne au pessimisme, d’abord en agissant comme réserve potentielle de bonheur, puisque le passé peut être revécu en pensées grâce au souvenir (modifié par les circonstances présentes et des mécanismes inconscients), ensuite en actionnant un levier mental puissant, qui est celui d’une vie réimaginée sous un mode conditionnel : que ce serait-il passé si…, qu’aurait été ma vie si, à ce tournant là, j’avais pris une autre route, j’avais fait un autre choix ?

Carnet de bal raconte comment Christine, une jeune veuve de 36 ans, décide à la mort de son mari d’aller revoir ses anciens prétendants, ceux d’un bal merveilleux auquel elle participa à 16 ans, son premier bal de jeune fille. Elle en a conservé un carnet de bal, vestige de son passé qu’elle retrouve en brûlant de vieilles lettres. Elle vit sur les bords d’un lac italien, dans un lieu semblable au paradis, au milieu des cyprès et des oliviers, paysage dont Duvivier fait admirer la grâce en quelques plans au début du film. Mais ce lieu, Christine ne le voit plus, ses yeux sont tournés non plus vers l’extérieur, mais vers son monde intérieur. La disparition soudaine de son mari lui a fait ressentir un grand vide dans son existence et éprouver une incapacité totale à imaginer son avenir. Alors, elle retourne vers les rivages de son passé pour leur demander de tenir les anciennes promesses de son avenir. Grâce aux ressources de l’expressionnisme, recourant à des surimpressions et des jeux de lumières, Duvivier filme les souvenirs de bal de Christine de manière saisissante, projection d’ombres mouvantes dansant sur le mur de sa chambre au son d’une valse de Maurice Jaubert. Son for intérieur est comme une chambre close où défileraient sans trêve des images sur l’écran des souvenir. Les souvenirs doublement écrans.

Le film va démentir de manière particulièrement cruelle ces souvenirs heureux de jeune fille enfermés dans un carnet de bal. Christine espère retrouver ses anciens prétendants tels qu’elle les a laissés il y a vingt ans, les choses telles qu’elle les a quittées. Elle va retrouver des hommes brisés, changés, seuls pour la plupart (à force de vivre, on perd la trace de sa jeunesse, prétend Jeanson dans une réplique qui se discute). L’un s’est suicidé, l’autre s’est fait prêtre, un troisième est devenu gérant d’une boite de nuit servant de couverture à des activités illicites, un quatrième est devenue guide alpin, âme solitaire qui a épousé la montagne. Celui-ci a perdu un œil aux colonies et la malaria le plonge dans des convulsions, sous l’œil inquiet d’une compagne décatie qu’il maltraite. Celui-là fouette un fils prodigue voleur revenu pendant ses noces avec sa bonne. Il n’y a guère qu’un coiffeur pour dames qui parait prendre du bon temps. On sait la brutalité avec laquelle Duvivier a représenté, parfois, la vie quotidienne, la vie de famille. Tous ont eu le cœur brisé des mains insouciantes de Christine, 16 ans à l’époque, qui ne voyait rien et ne se souciait que de son plaisir, comme aujourd’hui encore alors qu’elle revoit ses anciens prétendants dans un état d’inconscience complet, qui fait comprendre que la puissance de ses souvenirs est telle qu’elle oblitère la réalité à ses yeux. Mais nous, qui regardons, voyons le caractère souvent funèbre de ces retrouvailles, le sordide de la rencontre avec Pierre Blanchar, qui forment un contraste inouï avec les images de bal rêvées par Christine au début de son périple. Derrière Christine s’est formé, sans qu’elle le sache, un sillage de malheurs et de souffrance, tribut de la vie qu’ont payé certains hommes du film, devenus pour certains fantômes. « Dans le grand parc solitaire et glacé, Deux ombres ont tout à l’heure passé » – Jeanson, aux dialogues, modifiant quelque peu les vers de Verlaine. Il n’y a pas de remontée dans le temps possible, et entreprendre un tel voyage, c’est s’exposer à détruire ces souvenirs, à se priver des potentialités de bonheur du passé qui peuvent nourrir des rêveries consolatoires. Et pourtant, Christine continue de rêver, continue de voir en pensées les ombres des danseurs sur l’écran de ses rêves, et trouvera même un semblant de bonheur à la fin, une fin inattendue dont on peut penser plusieurs choses : chute factice au récit (ce serait un problème de scénario), ou bien confirmation que dans sa candeur extrême ou dans son inconscience des réalités, Christine n’a jamais vécu que dans ce passé qu’elle veut retrouver coûte que coûte (ce qui ferait peut-être écho au reproche de misogynie qui a pu être fait à Duvivier, et il est vrai que sa Christine agit parfois de manière bien singulière), ou bien réflexion sur la puissance du souvenir qui l’emporte sur un présent qui parait moins réel que le rêve, et qui permet de continuer à vivre malgré tout, et même de revivre. Ou tout cela à la fois.

La construction du film, qui se présente comme une suite de séquences différentes par le style, chacune reflétant la personnalité des hommes rencontrés par Christine, ne témoigne pas seulement du talent de Duvivier, et de la maitrise de ses moyens d’expressions, il lui donne aussi des allures de who’s who des acteurs français des années 1930 : Louis Jouvet (tirant le meilleur parti des dialogues de Jeanson), Harry Baur, Raimu, Pierre Richard-Willm, Pierre Blanchar, Fernandel sont de la partie et sont rencontrés tour à tour par Christine, elle-même jouée par l’actrice Marie Bell et son visage de poupée de porcelaine exempt des marques du temps. Une telle construction narrative – il est faux toutefois de dire qu’il s’agit d’un « film à sketch », comme on le lit parfois – donne nécessairement au film un caractère inégal, puisque certaines scènes sont plus réussies que d’autres, mais il reste constamment fascinant par ses prémisses et son déroulement, l’opposition qu’il organise entre la puissance expressive des plans expressionnistes du bal rêvé et l’exposition triviale de la vie dénudée des hommes retrouvés, et par ce qu’il révèle de l’insondable pessimisme de Julien Duvivier.

Publié dans cinéma, Cinéma français, Duvivier (Jean) | Tagué , , , , , , , , , , , , | 10 commentaires

Un ami viendra ce soir… de Raymond Bernard : un asile d’aliénés dans la guerre

Pendant une guerre, le monde se fait asile d’aliénés. Comment appeler alors les malades mentaux des cliniques qui n’ont pas de rêves sanglants ? C’est ce genre d’observation qui préside au très beau Roi de coeur de Philippe de Broca, où les résidents d’un asile investissent un village du nord de la France en 1917. Le début d’Un Ami viendra ce soir … (1946) de Raymond Bernard, où un Michel Simon à la barbe de prophète disserte sur le jour où ce sont ceux qui font le mal que l’on prendra pour des anormaux, fait espérer un conte de même calibre où le soldat est le fou et l’aliéné le sage.

Il s’avère que les intentions de Raymond Bernard et de son scénariste Jacques Companeez sont autres puisqu’ils racontent l’histoire d’un réseau de la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale, à la tête duquel se trouve le mystérieux Commandant Gérard, chef du Maquis des Alpes, qui use d’un asile d’aliénés comme d’une couverture à ses activités. Au milieu des vrais fous, s’en trouvent des faux qui sont résistants, et une jeune femme juive qui se cache également.

Le père du cinéaste, Tristan Bernard, fut interné à Drancy, son frère au camp de Compiègne dont il tira un témoignage sur les conditions de détention des juifs, son neveu déporté à Mauthausen dont il ne revint pas. On juge combien ce film, réalisé au sortir de la guerre, devait être important pour le réalisateur des Croix de bois, qui passa une partie de la guerre dans le maquis du Vercors, et pour son scénariste Companeez, juif également. On y trouve d’ailleurs quelques trop rares images d’un lyrisme soudain, où les hommes du maquis descendent de leur montagne sous une lumière d’aube pour chasser l’envahisseur allemand. Retentit alors le Chant de la délivrance et ses paroles de liberté.

Hélas, le film pâtit terriblement, et de façon irréversible même, d’un surjeu constant des acteurs, entre cris et théâtralité, les malades (vrais ou faux) rivalisant de grimaces tandis que les soldats allemands hurlent comme des loups à chacune de leur apparition, ce qui finit progressivement par désamorcer le tragique des scènes pour les rendre toutes semblables, faute de contrôle suffisant par le cinéaste de la gamme des émotions. La tendance, parfois, à une certaine théâtralité me semble marquer les limites de Bernard en tant que cinéaste, mais elle est ici décuplée. Cette espèce de rage qui semble saisir le film dans certaines scènes relevant quasiment de l’hystérie collective peut se comprendre, et nous qui regardons depuis aujourd’hui ne pouvons bien juger sans doute. Bernard et Campaneez auront eu à coeur de faire passer dans un déversement de pulsions l’expression de la souffrance passée – toujours présente car impossible à oublier. Mais mis à part Michel Simon et surtout Saturnin Fabre, qui par leur prodigieux talent de cabot parviennent à sauver leurs scènes, et à la rigueur Marcel André dans le seul rôle sobre du film, celui du chef de la clinique, voire Louis Salou, aucun acteur ne m’a paru vraiment crédible, Madeleine Sologne s’avérant particulièrement peu convaincante dans le rôle de la résistante juive. Un film fort décevant à mes yeux – qui a peut-être subi du temps certains dommages.

Strum

Publié dans Bernard (Raymond), cinéma, Cinéma français, critique de film | Tagué , , , , , , , , | 4 commentaires

J’étais une aventurière de Raymond Bernard : la possibilité d’un nouveau départ

Que de charme dans ce film de Raymond Bernard de 1938, d’abord comédie de moeurs puis histoire d’amour non exempte de péripéties, qui fait les yeux doux à son héroïne, Véra Vronsky, jouée par la délicieuse Edwige Feuillère et sa voix de gorge roucoulante. Elle forme avec Désormaux et Paulo un épatant trio de brigands élégants détroussant les hommes sensibles aux attraits de Véra dans des hôtels de luxe. Désormaux est le cerveau de la bande, froid et cérébral, Véra sa brillante élève qui n’a pas froid aux yeux ni aux épaules dans ses robes échancrées, Paulo le pickpocket aux mains baladeuses, chacun jouant sa partie dans une combine simple mais efficace : Véra, comtesse russe ruinée, confie aux hommes riches et crédules qu’elle séduit le soin de monnayer des bijoux qu’elle sait faux auprès des bijoutiers de la place, Paulo vole le bijou, forçant les hommes volés qui se sont imaginés le bijou vrai à lui en substituer un autre ou à rembourser Vera de sa valeur annoncée, combinaison possédant plusieurs variantes. L’excellent scénario de Jacques Companeez nous emmène de Paris à Cannes en passant par Vienne, suivant nos trois protagonistes de la haute pègre, ce qui donne au film, au début du moins, un air du Trouble in Paradise de Lubitsch – bien que J’étais une aventurière ressemble moins à un film de Lubitsch que l’irrésistible Battement de coeur de Decoin.

Un peu comme dans Un Coeur pris au piège (The Lady Eve) que Preston Sturges tournera en 1938, ce qui tisse un lien supplémentaire avec la comédie américaine, Véra va tomber amoureuse d’un des pigeons qu’elle séduit, un industriel dénommé Glorin (Jean Murat), qui est plus fin, plus sincère, plus gentil que les autres. Désormaux, qui ne veut pas perdre sa brillante élève, autant parce qu’elle est irremplaçable dans son organisation que parce qu’il la désire, n’entend pas laisser à Véra sa liberté, mais par un concours de circonstances provoqué par Glorin, qui s’avère être lui aussi, à sa manière, un habile séducteur sachant se créer des avantages (l’enfant payé pour mouiller les vêtements), Véra se laisse emmener par lui, trop heureuse de laisser derrière elle la précarité de sa vie d’aventurière, et finit même par l’épouser. Mais Désormaux et Paulo, moins chanceux dans leurs combines sans Véra, en savent suffisamment sur son passé, dont Glorin ne sait rien, pour la faire chanter.

Il règne ici un très agréable parfum d’élégance et d’insouciance que Raymond Bernard recueille dans le flacon de sa mise en scène aux lignes claires. Un nouveau départ est possible et le fatalisme n’a pas droit de cité. Les plus riches se laissent berner avec une certaine bonne grâce, et Désormaux, ce Machiavel d’hôtel, se révèle moins dangereux qu’on ne le croit, réfréné dans ses mauvaises intentions par Paulo, désarmant kleptomane qui ne veut pas de mal à Véra, joué par Jean Tissier, remarquable acteur de seconds rôles. Il faut toujours à une bonne comédie de bons seconds rôles, et Tissier est secondé dans cet office par Marguerite Moreno, en tante extravagante. Mais du fait de la construction narrative du film, celle dont on suit les aventures de bout en bout, qu’elle soit du côté de la pègre au début, ou du côté, plus ou moins, de la loi et de la bonne société dans la seconde partie du film, c’est Véra à laquelle Edwige Feuillère prête sa beauté diaphane, sa silhouette langoureuse, et ses coups d’oeil parfois pétillants, parfois inquiets. Elle illumine de l’intérieur le flacon de Raymond Bernard. Il n’y a guère que Danielle Darrieux qui la dépassait à l’époque pour ce qui est de l’énergie de son jeu. On tremble pour elle que son passé ne la rattrape, mais l’élève a bien appris de son maître et elle n’est pas loin de surpasser Désormaux maintenant. On est tout heureux de l’amour généreux que lui porte Glorin, un amour qui pardonne tout, et cette réussite que l’on souhaite à Véra est le gage de celle complète de ce film, qui atteste une fois de plus de la très grande qualité du cinéma français des années 1930.

Strum

Publié dans Bernard (Raymond), cinéma, Cinéma français, critique de film | Tagué , , , , , , | 4 commentaires

Baccara de Yves Mirande : au nom des honnêtes gens

Dans son Dictionnaire des films, Jacques Lourcelles tient Baccara (1935) pour « une oeuvre capitale pour la compréhension du cinéma français des années 1930« , affirmation qui pourrait sembler surprenante au regard de la notoriété relative du film aujourd’hui. Mais cette oeuvre justifie l’admiration qu’on peut lui porter. Deux éléments en particulier la distinguent du lot commun : un scénario remarquable d’Yves Mirande et le brio de Jules Berry, l’un des comédiens les plus géniaux du cinéma français. Ce qui force l’admiration, c’est la légèreté de touche, l’humanité, l’humour, avec lesquels Mirande traite de sujets très sérieux qui agitèrent la société française l’époque. Qu’on en juge par ce qui suit : le film raconte l’histoire d’un mariage blanc entre la maîtresse d’un banquier étranger et véreux en fuite et un ancien poilu ne s’étant jamais remis des souffrances subies dans les tranchées, grand écart qui n’empêche pas Mirande de regarder avec une égale compréhension ses personnages. Un gros plan du film nous montrer la balance de la justice, gravée sur le frontispice du Palais du même nom. Mais la justice est ici moins dans les salles de prétoire que dans le regard équitable du metteur en scène.

Gouldine, le banquier spéculateur ayant des accointances supposées avec les cercles du pouvoir, s’inspire manifestement de l’affaire Stavisky qui entraîna les émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, sauf qu’ici, il n’est pas un personnage du récit, il disparait sans être jamais apparu, et seule la femme qui reste derrière lui intéresse Mirande. Contrairement à Arlette Stavisky qui était française, cette femme est étrangère, née à Lemberg sous le nom d’Elsa Barienzi – Lemberg, la capitale de l’ancienne Galicie où la proportion juive de la population était significative (lire Retour à Lemberg de Philip Sands), ce qui n’exclut donc pas qu’elle soit d’origine juive. Marcelle Chantal lui prête ses traits hiératiques et ses hautes pommettes. Un avocat de ses amis, Lebel, qui lui fait la cour avec empressement, lui suggère d’épouser un français pour éviter l’expulsion en cas de démêlées avec la justice de son riche protecteur, et ce bien qu’elle ait été présente sur le territoire depuis 18 ans. La législation de l’époque, reflet d’une atmosphère de suspicion, aussi bien dans les relations sociales à l’intérieur du pays, que dans ses relations avec l’extérieur, rendait bien plus difficile l’acquisition de la nationalité française, et bien plus facile l’expulsion des étrangers, qu’aujourd’hui. Lebel arrange l’affaire en proposant à une connaissance désargentée le marché suivant : épouser Elsa Barienzi moyennant une compensation financière.

C’est là qu’entre en scène André Leclerc (Berry), magnifique personnage, aux multiples facettes, écrit par Mirande avec un art consommé de la révélation progressive. On nous le présente d’abord comme une espèce de parasite social, restant dans son lit le matin quand son ami Charles est déjà sur pied à ranger l’appartement et s’inquiéter de la fin du mois, accourant quand l’avocat Lebel vient lui proposer ce marché. Lebel n’a pas cessé de nous dire jusque là qu’il avait des « principes ». Mais en fait de principes, il n’a que des intérêts et il va des siens de rendre service à Elsa pour la mettre dans son lit. Or, André Leclerc, c’est justement tout le contraire : un homme qui donne l’impression de se ficher de tout, de n’avoir aucun principe, mais qui en réalité en a plus que ceux qui se revendiquent « honnêtes gens, » et c’est peut-être justement cela qui l’a mené là où il en est. Il se présente comme « rentier » avec une espèce de morgue amusée, mais sa rente est en réalité une pension d’ancien combattant. Par orgueil, il refuse les petits emplois de valet ou de portier du Claridge, lui le valeureux revenu des tranchées bardé de médailles, diminué par sept blessures, et qui attendait naïvement que la société lui en soit reconnaissant. Il est dépourvu de cette ambition et de cette absence de scrupules qui permettaient à Maurice Chevalier de grimper les échelons de la société Avec le sourire dans le film de Maurice Tourneur. Il a perdu son énergie, sa raison de vivre, pendant la guerre, comme ce qui reste des Thibault et de leurs amis à la fin de la fresque romanesque de Martin du Gard (certes plus pessimiste). Il a tout juste gardé la force de jouer au Baccara, d’y perdre surtout, au grand désespoir de son ami Charles. L’amitié de Charles (attachant Lucien Baroux, poussant la chansonnette), son copain de tranchée avec lequel il vit, et pour lequel il a parfois des gestes tendres (qui ont fait percevoir à certains commentateurs du film autre chose qu’une simple amitié), ces gestes tendres que la société n’a pas pour lui, c’est l’autre chose qui lui reste et qu’il ne vendra jamais. André ne veut plus rien pour lui et l’argent lui brûle les mains.

Or, ce qui est très beau ici, c’est que ce personnage sans illusions, qui pourrait verser dans ce ressentiment que font voir plusieurs livres (Le Voyage au bout de la nuit de Céline, Le Sang Noir de Louis Guilloux, Les Cloches de Bâle d’Aragon, etc.) et plusieurs films français des années 1930, tombe amoureux d’Elsa au lieu de lui en vouloir de vivre aux crochets d’un riche financier spéculateur – condition de la femme à l’époque oblige. L’attitude des anciens amis qui tournent le dos à Leclerc quand ils apprennent ce mariage, les fulminations du représentant du Ministère Public lors du procès de la fin, l’hypocrisie de ces « honnêtes gens » dont parle le film (et dont Lebel est un parangon), qui se sont goinfrés à la table d’Elsa Barienzi quand elle était entretenue, reflètent un climat social délétère où chacun, quel que soit son bord, cherche un bouc émissaire pour expliquer ses malheurs, et où à force de voir un danger intérieur, on oubliera de voir le danger extérieur qui vient.

Jusqu’au bout, Mirande tient sa ligne de crête narrative entre d’un côté la légèreté et l’humour, de l’autre la gravité, Jules Berry, prodigieux, car en même temps virevoltant et émouvant, la tenant à lui tout seul, et espérant comme un collégien, comme un homme renaissant à la vie, que par miracle Elsa verra que lui ne l’abandonnera pas au contraire des autres. Car au fond, Elsa, bien qu’ambitieuse au contraire d’André, avait perdu tout espoir d’aimer et d’être aimée. Mirande filme tout cela sans invention visuelle particulière, quoique modifiant parfois ses échelles de plan pour mieux faire voir les visages de ses interprètes, sans la rapidité de découpage de certains autres films de l’époque, sans doute, mais avec une lisibilité et une évidence dans la mise en scène qu’il sait pouvoir tirer de son admirable scénario. Prodige : l’espoir l’emportera sur le cynisme. Léonide Moguy aurait collaboré avec Mirande en ce qui concerne la mise en scène du film, mais je ne sais dans quelle proportion. Un film à (re)découvrir.

Strum

Publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Mirande (Yves) | Tagué , , , , , , , , | 14 commentaires

Le Comédien de Sacha Guitry : paradoxes du père

Sacha Guitry aimait le cinéma. Il en exploite si bien les possibilités, il s’en sert avec tant d’inventions dans ses films, à rebours de certains préjugés tenaces, qu’il ne peut en être autrement. Dans Le Comédien (1948), il fait le portrait de son père Lucien, comédien de théâtre, en racontant sa vie, et cette déclaration d’amour, Guitry ne peut en laisser une trace que parce que le cinéma le permet. Le cinéma est un receleur de temps.

Dans Mon père avait raison, Guitry rendait grâce à son père d’avoir eu raison de vivre en aimant la vie, ce qui se payait de quelques excès, quelques tromperies. Il joue ici le père et le fils, comme s’ils étaient un seul, c’est-à-dire qu’il ne se voit plus comme écoutant son père, mais comme devenant lui-même son père, alors qu’il s’approche de l’âge où celui-ci mourut. Un raccord de plan le suggère, où alors qu’ils sont chacun au téléphone, le montage les montre allumer une cigarette simultanément. Une calvitie pour le premier, une paire de lunettes pour le second, les distinguent à l’écran, qu’il partagent parfois grâce à quelques effets cinématographiques simples – montage ou raccord caché.

Le film adapte une pièce de Guitry en lui donnant des habits de cinéma, la pièce adaptée occupant le centre du récit, avec quelques aménagements. Tout le reste, où Guitry nous raconte en voix off la vie de son père, son début et sa fin, relève de l’invention cinématographique pure et fait voir cette rapidité d’expression – pas au même degré cependant que dans les irrésistibles Bonne Chance et Les Perles de Couronne – qui faisait la singularité de son cinéma, du moins dans la première partie de sa carrière. On connait sa méthode : la voix grave et déclamatoire qui conte en s’adressant directement au spectateur ; on connait moins le fait que les images et les séquences courtes qui accompagnent cette voix n’en sont pas une simple illustration, elles la précèdent parfois, elles apportent une malice supplémentaire au récit, ce qui relance l’intérêt et l’enjeu des scènes. S’instaure ainsi un dialogue intérieur entre Guitry et le spectateur qui réfléchit à ce qu’on lui dit en le comparant aux images. Le rire chez Guitry est un rire intérieur, un rire intime.

Lucien Guitry fut un homme de théâtre mais aussi, comme le raconte le film, un enfant de théâtre faisant l’école buissonnière et apprenant les grands rôles à l’âge où les autres sont sur le banc de l’école. On n’a pas assez remarqué que dans plus d’un film, Guitry s’intéresse aux enfants, comme s’il se sentait parfois rester un fils. C’est que pour lui, le théâtre est une vocation qui commence dès l’enfance, une affaire de famille et d’orgueil, comme le montre cette scène du début où l’on retrouve toute la famille de Lucien Guitry à l’ouvrage lorsque, pour la première fois, à 17 ans, il joue un rôle : la mère caissière, le frère qui contrôle les billets, la soeur qui distribue le programme, le père qui s’improvise impresario. C’est toute la famille, cette fois, qui fait la vie buissonnière. Et c’est le cinéma qui permet de montrer cela, qui va exhumer au fond du passé des souvenirs, dans un lieu où le théâtre ne peut aller. Par la vitesse et la liberté que dispensent le découpage et le montage, le cinéma enjambe les barrières temporelles et prolonge le théâtre en passant d’un art de situation à un art du récit. Tout comme Sacha Guitry prolonge ici Lucien.

Dans Le Comédien, Guitry ne se limite pas à ressusciter son père et à dialoguer avec lui après sa mort – c’est une entreprise qui dépasse le genre biographique, pour autant qu’existe un tel genre. Il s’interroge aussi sur les paradoxes d’une vie d’acteur, qui sont aussi les paradoxes du père.

Frederick Lemaître, le grand comédien du Boulevard du crime, disait que « l’acteur ne laisse rien après lui« . Or, grâce au cinéma, la phrase de Lemaître devient fausse : il reste quelque chose : le temps d’avant capturé dans l’image puisque le cinéma enregistre la représentation du comédien. Le film s’ouvre ainsi sur la « seule image mouvante » qui subsiste du vrai Lucien Guitry, image intime préservée des atteintes du temps et que Sacha Guitry pourra revoir. Voilà le premier paradoxe exposé dans ce film : montrer l’amour du cinéma sous couvert d’un amour du théâtre.

Le Comédien fait voir cet art de la déclamation et du bon mot que l’on a parfois reproché à Guitry. Il s’en explique dans la partie centrale du film, lorsque Lucien, comédien émérite, rencontre une jeune admiratrice (Lana Marconi) et parvient à la séduire par son art oratoire, lui donnant indirectement rendez-vous à la gare en racontant son week-end à venir. Lorsqu’il s’avère plus tard qu’il manque une actrice pour jouer un rôle, la jeune amoureuse propose de remplacer au pied levé l’absente et Lucien Guitry trouve merveilleuse cette coïncidence qui le fait s’amouracher d’une femme pouvant jouer sur scène à ses côtés. Or, elle ne sait pas jouer. Elle est par trop le personnage, vive et passionnée, elle ne contrôle pas assez ses affects et ses émotions. Impitoyable, Lucien Guitry la renvoie la veille de la première, perdant en même temps sa maitresse, blessée par cette fin de non-recevoir. Et Guitry d’expliquer qu’être acteur ou actrice, c’est un métier qui s’apprend, il ne faut pas être le personnage, il faut le créer par l’artifice de la diction, de la déclamation donc, en se montrant froid et maitre de soi, en se dédoublant pour devenir spectateur de soi. On croit reconnaitre ici le paradoxe du comédien tel que l’a décrit Diderot, qui disait que le meilleur comédien sur scène était celui qui était le plus « insensible » (entendre celui qui maitrise ses sentiments et ses émotions) puisqu’il vise justement à solliciter la sensibilité du spectateur.

Sauf que (il y a toujours des « sauf que » chez Guitry), sauf que plus tard, Lucien Guitry affirmera à son fils Sacha la chose suivante : « mon double, c’est moi-même« , soit l’inverse de ce que disait Diderot, qui imaginait en somme que l’acteur devait se voir jouer, se dédoubler pour de bon, ne pas se fondre dans son rôle. Lucien affirme qu’il n’y a pas de vrai dédoublement, que ce paradoxe là n’était pas tout à fait exact et que lui-même toute sa vie a joué un rôle, qu’il n’a jamais cessé de jouer, même en dehors de la scène, de continuer à déclamer sans cesse des aphorismes, comme Sacha le fera plus tard. C’est pourquoi Lucien substitue en réalité à celui de Diderot, le paradoxe suivant, qu’il énonce après que sa maitresse l’a quitté : « Je suis seul mais demain soir j’ai un rendez-vous d’amour avec mille personnes. » Voilà qui donne la clé du film : Lucien Guitry est seul, toujours seul, il s’est senti seul toute sa vie, et c’est parce qu’il se sent seul qu’il a besoin du théâtre, où se trouve sa maison et sa raison de vivre. Et c’est parce qu’il a besoin du théâtre qu’il considère que quiconque n’est pas des feux de la rampe, n’est pas du sérail du théâtre, comme faisant partie du public. Or, comme il le dit aussi, un acteur ne peut comprendre le public que lorsqu’il est dans la salle, et lui-même sur scène, répartie drôle mais qui qui scelle la séparation définitive de Lucien Guitry avec le reste du monde. Le public, c’est « son pays« , et donc sa vie, mais il en est la plupart du temps exilé.

Dès lors, peut-être qu’avec ce film, Sacha Guitry voulait dire la chose suivante à ce père avec lequel il fut brouillé pendant treize ans, et ce même s’ils finirent par se réconcilier bien avant sa mort : papa, je sais que tu te sens seul, je sais que tu es en représentation, et c’est parce que je savais que tu te sentais seul que j’ai voulu comme toi faire du théâtre pour te diriger sur scène, pour être auprès de toi, puisque la seule manière de le faire, c’était d’accéder à tes désirs de représentation sur la scène de la vie. Or, le film énonce un troisième paradoxe et c’est à nouveau Lucien qui le dit : c’est au moment où la jeune actrice le quitte qu’il l’aime le plus, c’est-à-dire que pour certaines âmes incomplètes, par trop solitaires, l’amour se nourrit de l’absence, se constate au moment de l’absence, de la séparation. Peut-être est-ce cela que veut dire également Guitry dans ce film tout entier rempli de la présence du père, où la figure de la mère est à peine évoquée. La pudeur pose un voile sur cette déclaration post mortem de même que Lucien aura la pudeur de mourir en silence pendant la représentation d’une pièce de son fils qu’il ne voulait pas déranger.

Strum

Publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Guitry (Sacha) | Tagué , , , , , , , | 2 commentaires

Faire face (Never Fear) d’Ida Lupino : la femme convalescente

A 15 ou 16 ans, Ida Lupino fut atteinte de Poliomyélite, tournant de son destin qui lui donna matière à réflexion en lui faisant envisager que ce pourrait être par son intellect plutôt que par son physique avantageux qu’elle réussirait à Hollywood. Cela atteste du caractère éminemment personnel de Faire Face (1950), premier film pour lequel elle fut créditée en tant que réalisatrice, bien qu’il suive Not Wanted (Avant de t’aimer), puisque le récit raconte l’histoire d’une jeune femme fauchée en plein milieu de son ascension de danseuse par la maladie. Le caractère semi-autobiographique de ce film peut se deviner pour une autre raison : le tempérament éruptif de son héroïne qui passe en quelques secondes de la joie aux larmes, témoignant d’une impulsivité qui n’est pas sans rappeler celle de Sally dans Not Wanted (Avant de t’aimer), mais poussée à de tels extrêmes que Carol, lorsqu’elle est sujette à des accès de désespoir, fait parfois penser à une adolescente ne pouvant réfréner ses émotions. C’est comme si elle avait de nouveau 15 ans, comme si, donc, Ida Lupino avait en écrivant le film retrouver les souvenirs de sa convalescence dans un institut de Santa Monica. Certains souvenirs, certaines émotions ressenties, restent notre présent, ils ne sont jamais emportés par le passé.

C’est ce qui rend Faire face convaincant dans sa description de la prise en charge par un institut d’une malade de la poliomyélite, pur et direct dans sa manière de raconter la rééducation de Carol, à travers des scènes au ton documentaire, mais a contrario, la facture mélodramatique des scènes de désespoir de l’héroïne, à grands renforts de sanglots, peuvent rendre perplexe le spectateur, a fortiori s’il est non averti de la part de vécu du récit ou aurait oublié ce que signifiaient les épidémies de poliomyélites au XXe siècle avant leur éradication, du moins dans les pays occidentaux. La Carol du film se voit devenir « infirme », bonne à rien, pouvant faire une croix sur sa carrière de danseuse, alors même que le diagnostic médical lui laisse entendre qu’à force de se battre elle pourrait recouvrer ses moyens physiques. C’est qu’elle était à l’aube d’une carrière de danseuse qu’elle imaginait glorieuse auprès de Guy, son fiancé et chorégraphe, se voyant comme un bel instrument entre ses mains. Les premières scènes du film montrent déjà sa psychologie incertaine qui la fait d’abord exister comme reflet dans le regard de l’autre. Elle est peut-être cette fleur que lui offre Guy, mais la beauté d’une fleur est éphémère. Carol se perçoit comme un corps, comme une poupée mécanique, non comme une femme à la volonté autonome, ayant son visage propre (ainsi dans cette scène où elle « s’efface » d’une sculpture la représentant). « Never Fear » dit le titre original : c’est à elle qu’est adressée cette admonestation, car elle a peur.

Pour raconter l’histoire de cette convalescence, Ida Lupino fait appel au même couple d’acteurs que celui de Not Wanted (Avant de t’aimer), Sally Forrest et Keefe Brasselle, dans des emplois assez similaires, l’homme restant fidèle à cette femme qui ne veut pas de lui parce qu’elle ne peut supporter d’être à sa charge, mais avec une interprétation moins éloquente, l’actrice surjouant parfois, l’acteur manquant de charisme. Un même rapport se noue entre ces deux là, qui oscille entre le désir d’indépendance de la femme, contrarié par les circonstances, et la compréhension finale que l’amour quand il est vrai n’instaure pas un rapport de dépendance. Lupino s’interroge à nouveau sur la fragilité de son personnage féminin, son absence de confiance en soi, d’autant plus frappante que l’homme lui reste in fine fidèle, ne perd pas confiance, ou alors uniquement temporairement. La convalescence dont parle le film n’est pas seulement médicale, elle est aussi mentale. Len, ce malade en chaise roulante, véritable infirme lui, est l’antithèse de Carol, le portrait réalisé d’un individu qui ne se conçoit pas comme borné par le regard des autres.

La beauté frêle du film tient aux moyens simples qu’utilise Lupino, sa propre confiance dans la force persuasive de la description du quotidien des plus faibles. La voix off est utilisée pour nous faire ressentir les hésitations de Carol, nous faire pénétrer son paysage mental intérieur, selon une perspective très différente de la voix off purement narrative du film noir. Moyens simples qui en quelques plans tracent le portrait du sanatorium, hors-monde clos sur lui-même, où Lupino fit jouer de vrais malades, où le temps n’existe plus, où les patients décident de leur sort et de leur bonheur. Ses limites résident dans le caractère linéaire de la narration dont l’issue est connue d’avance, et sa tournure par trop mélodramatique. On ne retrouve pas tout à fait a vigueur narrative et visuelle de Bigamie et Not Wanted (Avant de t’aimer), si ce n’est lors de la dernière scène, très belle.

Strum

Publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Lupino (Ida) | Tagué , , , , , , , | 5 commentaires

Avant de t’aimer (Not Wanted) d’Ida Lupino (et Elmer Clifton) : une jeune femme seule

Réaliser des films ayant une conscience sociale et refusant de sublimer le quotidien, dire en particulier les choses telles qu’elles étaient pour une femme aux Etats-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950 : c’est ce à quoi s’attelèrent Ida Lupino et son mari scénariste Collier Young lorsqu’ils fondirent en 1948 la société de production indépendante The Filmakers Inc. Un de leurs premiers films mis en chantier, « Not Wanted », traitait en 1949 d’un sujet tabou pour les grands studios, celui des filles-mères tombées enceintes en dehors des liens du mariage, scandale pour les esprits étroits et autres ligues de vertu. Dire les choses telles qu’elles sont fut également difficile pour le distributeur français qui affubla ce beau mélodrame d’une grande modernité, d’un titre français ridiculement sentimentale parlant d’amour alors que le sujet du film est celui d’un enfant « non voulu », comme l’affirme clairement le titre original.

C’est en raison d’un accident cardiaque du réalisateur Elmer Clifton au début du tournage, qu’Ida Lupino, également co-scénariste, devint réalisatrice du film, faisant immédiatement valoir un ton personnel et une façon distinctive de décrire ses personnages, qui devaient se retrouver dans tous les autres films de sa trop brève carrière, façon que l’on peut résumer ainsi : un regard équitable pour chaque individu, homme ou femme, chacun ayant ses raisons ; une attention particulière portée à la question du libre arbitre, chaque choix ayant une conséquence ; la conscience de la fragilité des personnages féminins, pas seulement en butte aux sujétions de la société dans leur velléités d’indépendance, mais également réfrénées par leurs propres scrupules, par leur propre caractère impulsif, par un manque de confiance en soi qui est un legs familial aussi bien que sociétal ; enfin, une capacité à résumer en un plan une situation donnée, qui reflète une rapidité d’élocution et une clarté d’exposition concordant avec les budgets de bouts de chandelles avec lesquels Lupino devait composer. Elle n’avait pas le luxe de tergiverser, de faire trainer la narration, il lui fallait raconter ses histoires efficacement.

Le plan d’ouverture de Not Wanted (le titre français, je n’y arrive pas), superbe, condense ainsi tout le désespoir de son personnage principal : on y voit Sally, qui a abandonné son fils à sa naissance, confié à l’institut dédié aux filles-mères l’ayant recueilli, qui remonte une rue l’air hébété, le regard vague, la démarche lourde de conscience et d’amertume, qui s’avance, d’abord petite silhouette perdue au milieu des buildings, jusqu’au devant du cadre où ses yeux perdus lancent un appel de détresse. C’est faute d’avoir les moyens matériels lui permettant d’élever l’enfant, c’est parce qu’elle redoutait le regard des bien-pensants sur lui, qu’elle l’a abandonné, autant de raisons propres à assurer son bonheur, pour autant qu’il ne sache jamais qu’il fut adopté, mais quant à elle, c’est son malheur qu’elle a fait, car qui peut jamais guérir d’une telle blessure indélébile ? C’est le désespoir de cette mère que l’on voit, qui est au bord de la folie, qui est prête à voler l’enfant d’une autre, mère « légitime » celle-là, qui gigotte dans un berceau sur le trottoir.

L’incipit du film nous avait averti que des histoires comme celle-là, d’une fille candide séduite puis abandonnée après avoir été mise enceinte, il y en avait des centaines de milliers par an aux Etats-Unis, comme il y en a toujours des centaines de milliers là-bas, des millions par le monde. Dans un flashback, Lupino nous décrit Sally comme se morfondant dans une banlieue américaine, où elle est houspillée par une mère acariâtre et abimée par le labeur, séduite par le premier pianiste venu, qui après l’avoir mis en enceinte partira tenter sa chance en Amérique du Sud. Ce personnage de pianiste est le moins réussi du film, le moins bien écrit, ou celui qui est écrit le plus lourdement, et le moins bien servi par un acteur assez médiocre. Mais peu importe au fond les répliques trop démonstratives du personnage, auquel on croit peu, ce qu’il faut retenir, c’est que même lui, Lupino tente de le défendre, comme elle défendait coûte que coûte son double mari dans Bigamie. Il ne sait pas que Sally est enceinte et il ne lui a rien promis, elle qui s’est amourachée de lui comme une sotte et l’a suivi en ville contre son gré. Tout plutôt que rester à se morfondre chez ses parents, elle veut vivre de manière indépendante, comme Ida Lupino l’a fait, et découvrir la vie, qui est autre chose qu’une litanie d’interdits. C’est ce qui explique ses décisions si impulsives, son rejet d’abord d’un gentil pompiste qui s’intéresse à elle, un ancien soldat revenu infirme de la guerre (Keefe Brasselle), et qui partage avec elle une certaine candeur, qui résiste aux circonstances. Comme souvent dans les mélodrames, les choses finiront par s’arranger mais pas avant que Sally ait perdu toute ses illusions, ait bu le calice jusqu’à la lie.

Belle interprétation de Sally Forrest, dont le visage doux, où brille de grands yeux, que surmonte une abondante chevelure bouclée, est comme un livre ouvert, tour à tour colérique, heureux, anxieux, triste. Avec des riens, quelques bricolages visuels, quelques idées de mise en scène, Lupino fait nôtre ses espérances et ses désespoirs grâce à des gros plans qui la rapprochent de nous, une voix off disant ses hésitations, et des plans subjectifs qui font voir son expérience du monde, ici un manège dont le tournis cause son évanouissement, là un couloir d’hôpital qui vacille et des masques chirurgicaux d’une angoissante blancheur au moment de son accouchement. Parfois, le budget restreint du film se devine, avec ce costume beaucoup trop grand que porte l’acteur Keefe Brasselle, que l’on retrouvera dans le film suivant, et ce recours constant aux décors naturels urbains, très bien exploités lors de la poursuite finale. C’est très beau.

Strum

Publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Lupino (Ida) | Tagué , , , , , , , , | 17 commentaires

Goutte d’or de Clément Cogitore : les enfants de la nuit

On était en droit d’attendre avec une certaine impatience le deuxième film de fiction de Clément Cogitore, après le remarquable Ni le ciel ni la terre, porteur de bien des promesses. Le beau et énigmatique Goutte d’or s’inscrit dans une thématique proche de ce premier film, qui est celle des rapports entre la raison et l’irrationnel, entre la surface du monde et son envers où se jouent certaines choses insaisissables, d’où ce besoin de croyances si communément partagé. C’est ce besoin de croire que met à profit Ramsès au début de Goutte d’or, faux médium qui exploite la crédulité de sa clientèle. Il sévit entre Barbès et La Chapelle, ayant fondé un commerce illicite florissant qui repose sur un procédé simple : au prétexte qu’il lui faut se prémunir contre les ondes qu’ils émettraient, il demande à ses clients de laisser leur téléphone portable dans une salle avant la séance, ce qui lui permet d’exploiter leurs données personnelles et mettre ensuite en scène ses soi-disant dons de communication avec les morts. Devant le spectacle de ses clients éberlués, hypnotisés, secoués de sanglots, réconfortés parfois, on se fait la réflexion qu’il a beau être un menteur et un escroc, il leur apporte un secours à sa manière. Le succès de Ramsès suscite la rancoeur des autres mediums du quartier, qui se plaignent de ses méthodes, de ses rabatteurs trop nombreux au métro Barbès. Cogitore a vécu là et filme le quartier tel qu’il l’a vu selon une approche documentaire, du moins au début du récit.

On trouve chez l’écrivain français André Dhôtel, injustement oublié aujourd’hui, cette observation que ce sont les personnes les plus en dehors de la société, les plus démunies, qui peuvent percevoir certains signes mystérieux (ou les croire tels), certaines annonciations du monde, qui peuvent survenir en ville comme à la campagne, des signes que d’autres, pris dans l’action de vivre dans la société, ne voient plus. Cette capacité de perception n’apporte rien sur un plan matériel, mais elle traduit l’espérance d’un autre monde, dans cette vie ou dans une autre. Dans Goutte d’or, Cogitore montre justement une bande de garçons à la rue, convaincus des pouvoirs de mage de Ramsès et qui lui demandent de retrouver un des leurs qui a disparu. Ce sont de jeunes marocains déscolarisés, qui vivent de larcins violents, qui ont fait du ventre de Paris un immense terrain vague où ils errent dans une semi-obscurité, trouée seulement des lumières de la ville, le réalisateur ne cachant rien des problèmes d’insécurité du quartier de la Goutte d’or qui font partie de la réalité qu’il entend restituer avec sa caméra portée. Pour suggérer l’envers du monde, il faut d’abord bien le montrer. Ces sauvageons hors de tout contrôle, policier ou parental, sont livrés à eux-mêmes, sans plus d’état civil. Croire à une autre réalité, voilée dans le coeur de la nuit, est le dernier espoir qu’il leur reste. Ils croient au caractère magique de certains noms, ils croient en l’existence d’un « royaume » où vivraient les heureux et les justes et dont ils sont déchus. Ils prennent Ramsès pour un véritable mage, pensée magique. Or, il se trouve que le garçon disparu, Ramsès le connait : c’est celui qui lui a volé un talisman doré alors qu’il chapardait dans sa cave.

Est-ce parce qu’à force de mimer des gestes de mage il en devient un, est-ce que son père, lui aussi un peu magicien, lui a légué quelque chose, une connaissance ancienne du monde dont il n’avait pas conscience, ou est-ce seulement une coïncidence ? Toujours est-il qu’une vision ou une intuition conduit par trois fois Ramsès sur les lieux d’un chantier où il finit par retrouver le cadavre du garçon disparu. De quoi conforter les sauvageons dans leur croyance en ses pouvoirs magiques. Ne connaissant que le langage de la violence et des invectives, ils témoignent d’abord peu de gratitude à Ramsès, mais celui-ci ayant dû quitter son domicile et devant dormir dans la rue, ils le prennent en affection et il finit par les conduire chez son père qui les recueille le temps d’une nuit, le temps aussi d’une séance d’exorcisme que le père juge indispensable : il faut purger Ramsès du chagrin qui le mine. Quel est ce chagrin, à quelle perte est-il dû ? Le film ne le dit pas, c’est au spectateur de l’imaginer. Ramsès recouvrira son talisman et gagnera un nom que lui attribuent les enfants. Que recouvre-t-il aussi ? Une certaine espérance, la croyance que malgré cette nuit trouée de lumières où s’allongent les ombres et où errent les plus démunis, il y aura toujours une aube nouvelle. Et si Ramsès peut voir cette aube, lui qui fut aussi « enfant du vent » et non « enfant du royaume », comme les sauvageons du film, alors eux aussi verront peut-être un jour cette aube qui se lève. Certaines scènes sont à mi-chemin de la réalité et de l’hallucination, comme lorsque Ramsès réalise que le gardien de son appartement est double, possède un frère jumeau. Et un travail de mixage sonore fait émerger un bruit de bourdonnement qui est peut-être le premier signe de l’autre monde. Tout à tour manipulateur et hébété, Karim Leklou fait un mage auquel on peut croire. Après l’ocre des montagnes d’Afghanistan, Cogitore nous montre l’acier et le bitume de la ville. Dans les deux cas, un autre monde et une énigme qui demeure. Est-ce celle du « royaume » ou ce besoin de croire commun aux deux films ? Si « royaume » il y a, gageons qu’il n’est ni « au ciel ni sur terre », mais il suffit qu’il soit dans les têtes. On attend la suite.

Strum

Publié dans cinéma, Cinéma français, Cogitore (Clément), critique de film | Tagué , , , , , , | 10 commentaires