Pendant une guerre, le monde se fait asile d’aliénés. Comment appeler alors les malades mentaux des cliniques qui n’ont pas de rêves sanglants ? C’est ce genre d’observation qui préside au très beau Roi de coeur de Philippe de Broca, où les résidents d’un asile investissent un village du nord de la France en 1917. Le début d’Un Ami viendra ce soir … (1946) de Raymond Bernard, où un Michel Simon à la barbe de prophète disserte sur le jour où ce sont ceux qui font le mal que l’on prendra pour des anormaux, fait espérer un conte de même calibre où le soldat est le fou et l’aliéné le sage.
Il s’avère que les intentions de Raymond Bernard et de son scénariste Jacques Companeez sont autres puisqu’ils racontent l’histoire d’un réseau de la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale, à la tête duquel se trouve le mystérieux Commandant Gérard, chef du Maquis des Alpes, qui use d’un asile d’aliénés comme d’une couverture à ses activités. Au milieu des vrais fous, s’en trouvent des faux qui sont résistants, et une jeune femme juive qui se cache également.
Le père du cinéaste, Tristan Bernard, fut interné à Drancy, son frère au camp de Compiègne dont il tira un témoignage sur les conditions de détention des juifs, son neveu déporté à Mauthausen dont il ne revint pas. On juge combien ce film, réalisé au sortir de la guerre, devait être important pour le réalisateur des Croix de bois, qui passa une partie de la guerre dans le maquis du Vercors, et pour son scénariste Companeez, juif également. On y trouve d’ailleurs quelques trop rares images d’un lyrisme soudain, où les hommes du maquis descendent de leur montagne sous une lumière d’aube pour chasser l’envahisseur allemand. Retentit alors le Chant de la délivrance et ses paroles de liberté.
Hélas, le film pâtit terriblement, et de façon irréversible même, d’un surjeu constant des acteurs, entre cris et théâtralité, les malades (vrais ou faux) rivalisant de grimaces tandis que les soldats allemands hurlent comme des loups à chacune de leur apparition, ce qui finit progressivement par désamorcer le tragique des scènes pour les rendre toutes semblables, faute de contrôle suffisant par le cinéaste de la gamme des émotions. La tendance, parfois, à une certaine théâtralité me semble marquer les limites de Bernard en tant que cinéaste, mais elle est ici décuplée. Cette espèce de rage qui semble saisir le film dans certaines scènes relevant quasiment de l’hystérie collective peut se comprendre, et nous qui regardons depuis aujourd’hui ne pouvons bien juger sans doute. Bernard et Campaneez auront eu à coeur de faire passer dans un déversement de pulsions l’expression de la souffrance passée – toujours présente car impossible à oublier. Mais mis à part Michel Simon et surtout Saturnin Fabre, qui par leur prodigieux talent de cabot parviennent à sauver leurs scènes, et à la rigueur Marcel André dans le seul rôle sobre du film, celui du chef de la clinique, voire Louis Salou, aucun acteur ne m’a paru vraiment crédible, Madeleine Sologne s’avérant particulièrement peu convaincante dans le rôle de la résistante juive. Un film fort décevant à mes yeux – qui a peut-être subi du temps certains dommages.
Que de charme dans ce film de Raymond Bernard de 1935, d’abord comédie de moeurs puis histoire d’amour non exempte de péripéties, qui fait les yeux doux à son héroïne, Véra Vronsky, jouée par la délicieuse Edwige Feuillère et sa voix de gorge roucoulante. Elle forme avec Désormaux et Paulo un épatant trio de brigands élégants détroussant les hommes sensibles aux attraits de Véra dans des hôtels de luxe. Désormaux est le cerveau de la bande, froid et cérébral, Véra sa brillante élève qui n’a pas froid aux yeux ni aux épaules dans ses robes échancrées, Paulo le pickpocket aux mains baladeuses, chacun jouant sa partie dans une combine simple mais efficace : Véra, comtesse russe ruinée, confie aux hommes riches et crédules qu’elle séduit le soin de monnayer des bijoux qu’elle sait faux auprès des bijoutiers de la place, Paulo vole le bijou, forçant les hommes volés qui se sont imaginés le bijou vrai à lui en substituer un autre ou à rembourser Vera de sa valeur annoncée, combinaison possédant plusieurs variantes. L’excellent scénario de Jacques Companeez nous emmène de Paris à Cannes en passant par Vienne, suivant nos trois protagonistes de la haute pègre, ce qui donne au film, au début du moins, un air du Trouble in Paradise de Lubitsch – bien que J’étais une aventurière ressemble moins à un film de Lubitsch que l’irrésistible Battement de coeur de Decoin.
Un peu comme dans Un Coeur pris au piège (The Lady Eve) que Preston Sturges tournera en 1938, ce qui tisse un lien supplémentaire avec la comédie américaine, Véra va tomber amoureuse d’un des pigeons qu’elle séduit, un industriel dénommé Glorin (Jean Murat), qui est plus fin, plus sincère, plus gentil que les autres. Désormaux, qui ne veut pas perdre sa brillante élève, autant parce qu’elle est irremplaçable dans son organisation que parce qu’il la désire, n’entend pas laisser à Véra sa liberté, mais par un concours de circonstances provoqué par Glorin, qui s’avère être lui aussi, à sa manière, un habile séducteur sachant se créer des avantages (l’enfant payé pour mouiller les vêtements), Véra se laisse emmener par lui, trop heureuse de laisser derrière elle la précarité de sa vie d’aventurière, et finit même par l’épouser. Mais Désormaux et Paulo, moins chanceux dans leurs combines sans Véra, en savent suffisamment sur son passé, dont Glorin ne sait rien, pour la faire chanter.
Il règne ici un très agréable parfum d’élégance et d’insouciance que Raymond Bernard recueille dans le flacon de sa mise en scène aux lignes claires. Un nouveau départ est possible et le fatalisme n’a pas droit de cité. Les plus riches se laissent berner avec une certaine bonne grâce, et Désormaux, ce Machiavel d’hôtel, se révèle moins dangereux qu’on ne le croit, réfréné dans ses mauvaises intentions par Paulo, désarmant kleptomane qui ne veut pas de mal à Véra, joué par Jean Tissier, remarquable acteur de seconds rôles. Il faut toujours à une bonne comédie de bons seconds rôles, et Tissier est secondé dans cet office par Marguerite Moreno, en tante extravagante. Mais du fait de la construction narrative du film, celle dont on suit les aventures de bout en bout, qu’elle soit du côté de la pègre au début, ou du côté, plus ou moins, de la loi et de la bonne société dans la seconde partie du film, c’est Véra à laquelle Edwige Feuillère prête sa beauté diaphane, sa silhouette langoureuse, et ses coups d’oeil parfois pétillants, parfois inquiets. Elle illumine de l’intérieur le flacon de Raymond Bernard. Il n’y a guère que Danielle Darrieux qui la dépassait à l’époque pour ce qui est de l’énergie de son jeu. On tremble pour elle que son passé ne la rattrape, mais l’élève a bien appris de son maître et elle n’est pas loin de surpasser Désormaux maintenant. On est tout heureux de l’amour généreux que lui porte Glorin, un amour qui pardonne tout, et cette réussite que l’on souhaite à Véra est le gage de celle complète de ce film, qui atteste une fois de plus de la très grande qualité du cinéma français des années 1930.
Dans son Dictionnaire des films, Jacques Lourcelles tient Baccara pour « une oeuvre capitale pour la compréhension du cinéma français des années 1930« , affirmation qui pourrait sembler surprenante au regard de la notoriété relative du film aujourd’hui. Mais cette oeuvre justifie l’admiration qu’on peut lui porter. Deux éléments en particulier la distinguent du lot commun : un scénario remarquable d’Yves Mirande et le brio de Jules Berry, l’un des comédiens les plus géniaux du cinéma français. Ce qui force l’admiration, c’est la légèreté de touche, l’humanité, l’humour, avec lesquels Mirande traite de sujets très sérieux qui agitèrent la société française l’époque. Qu’on en juge par ce qui suit : le film raconte l’histoire d’un mariage blanc entre la maîtresse d’un banquier étranger et véreux en fuite et un ancien poilu ne s’étant jamais remis des souffrances subies dans les tranchées, grand écart qui n’empêche pas Mirande de regarder avec une égale compréhension ses personnages. Un gros plan du film nous montrer la balance de la justice, gravée sur le frontispice du Palais du même nom. Mais la justice est ici moins dans les salles de prétoire que dans le regard équitable du metteur en scène.
Gouldine, le banquier spéculateur ayant des accointances supposées avec les cercles du pouvoir, s’inspire manifestement de l’affaire Stavisky qui entraîna les émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, sauf qu’ici, il n’est pas un personnage du récit, il disparait sans être jamais apparu, et seule la femme qui reste derrière lui intéresse Mirande. Contrairement à Arlette Stavisky qui était française, cette femme est étrangère, née à Lemberg sous le nom d’Elsa Barienzi – Lemberg, la capitale de l’ancienne Galicie où la proportion juive de la population était significative (lire Retour à Lemberg de Philip Sands), ce qui n’exclut donc pas qu’elle soit d’origine juive. Marcelle Chantal lui prête ses traits hiératiques et ses hautes pommettes. Un avocat de ses amis, Lebel, qui lui fait la cour avec empressement, lui suggère d’épouser un français pour éviter l’expulsion en cas de démêlées avec la justice de son riche protecteur, et ce bien qu’elle ait été présente sur le territoire depuis 18 ans. La législation de l’époque, reflet d’une atmosphère de suspicion, aussi bien dans les relations sociales à l’intérieur du pays, que dans ses relations avec l’extérieur, rendait bien plus difficile l’acquisition de la nationalité française, et bien plus facile l’expulsion des étrangers, qu’aujourd’hui. Lebel arrange l’affaire en proposant à une connaissance désargentée le marché suivant : épouser Elsa Barienzi moyennant une compensation financière.
C’est là qu’entre en scène André Leclerc (Berry), magnifique personnage, aux multiples facettes, écrit par Mirande avec un art consommé de la révélation progressive. On nous le présente d’abord comme une espèce de parasite social, restant dans son lit le matin quand son ami Charles est déjà sur pied à ranger l’appartement et s’inquiéter de la fin du mois, accourant quand l’avocat Lebel vient lui proposer ce marché. Lebel n’a pas cessé de nous dire jusque là qu’il avait des « principes ». Mais en fait de principes, il n’a que des intérêts et il va des siens de rendre service à Elsa pour la mettre dans son lit. Or, André Leclerc, c’est justement tout le contraire : un homme qui donne l’impression de se ficher de tout, de n’avoir aucun principe, mais qui en réalité en a plus que ceux qui se revendiquent « honnêtes gens, » et c’est peut-être justement cela qui l’a mené là où il en est. Il se présente comme « rentier » avec une espèce de morgue amusée, mais sa rente est en réalité une pension d’ancien combattant. Par orgueil, il refuse les petits emplois de valet ou de portier du Claridge, lui le valeureux revenu des tranchées bardé de médailles, diminué par sept blessures, et qui attendait naïvement que la société lui en soit reconnaissant. Il est dépourvu de cette ambition et de cette absence de scrupules qui permettaient à Maurice Chevalier de grimper les échelons de la société Avec le sourire dans le film de Maurice Tourneur. Il a perdu son énergie, sa raison de vivre, pendant la guerre, comme ce qui reste des Thibault et de leurs amis à la fin de la fresque romanesque de Martin du Gard (certes plus pessimiste). Il a tout juste gardé la force de jouer au Baccara, d’y perdre surtout, au grand désespoir de son ami Charles. L’amitié de Charles (Lucien Baroux), son copain de tranchée avec lequel il vit, et pour lequel il a parfois des gestes tendres (qui ont fait percevoir à certains commentateurs du film autre chose qu’une simple amitié), ces gestes tendres que la société n’a pas pour lui, c’est l’autre chose qui lui reste et qu’il ne vendra jamais. André ne veut plus rien pour lui et l’argent lui brûle les mains.
Or, ce qui est très beau ici, c’est que ce personnage sans illusions, qui pourrait verser dans ce ressentiment que font voir plusieurs livres (Le Voyage au bout de la nuit de Céline, Le Sang Noir de Louis Guilloux, Les Cloches de Bâle d’Aragon, etc.) et plusieurs films français des années 1930, tombe amoureux d’Elsa au lieu de lui en vouloir de vivre aux crochets d’un riche financier spéculateur – condition de la femme à l’époque oblige. L’attitude des anciens amis qui tournent le dos à Leclerc quand ils apprennent ce mariage, les fulminations du représentant du Ministère Public lors du procès de la fin, l’hypocrisie de ces « honnêtes gens » dont parle le film (et dont Lebel est un parangon), qui se sont goinfrés à la table d’Elsa Barienzi quand elle était entretenue, reflètent un climat social délétère où chacun, quel que soit son bord, cherche un bouc émissaire pour expliquer ses malheurs, et où à force de voir un danger intérieur, on oubliera de voir le danger extérieur qui vient.
Jusqu’au bout, Mirande tient sa ligne de crête narrative entre d’un côté la légèreté et l’humour, de l’autre la gravité, Jules Berry, prodigieux, car en même temps virevoltant et émouvant, la tenant à lui tout seul, et espérant comme un collégien, comme un homme renaissant à la vie, que par miracle Elsa verra que lui ne l’abandonnera pas au contraire des autres. Car au fond, Elsa, bien qu’ambitieuse au contraire d’André, avait perdu tout espoir d’aimer et d’être aimée. Mirande filme tout cela sans invention visuelle particulière, quoique modifiant parfois ses échelles de plan pour mieux faire voir les visages de ses interprètes, sans la rapidité de découpage de certains autres films de l’époque, sans doute, mais avec une lisibilité et une évidence dans la mise en scène qu’il sait pouvoir tirer de son admirable scénario. Prodige : l’espoir l’emportera sur le cynisme. Léonide Moguy aurait collaboré avec Mirande en ce qui concerne la mise en scène du film, mais je ne sais dans quelle proportion. Un film à (re)découvrir.
Sacha Guitry aimait le cinéma. Il en exploite si bien les possibilités, il s’en sert avec tant d’inventions dans ses films, à rebours de certains préjugés tenaces, qu’il ne peut en être autrement. Dans Le Comédien (1948), il fait le portrait de son père Lucien, comédien de théâtre, en racontant sa vie, et cette déclaration d’amour, Guitry ne peut en laisser une trace que parce que le cinéma le permet. Le cinéma est un receleur de temps.
Dans Mon père avait raison, Guitry rendait grâce à son père d’avoir eu raison de vivre en aimant la vie, ce qui se payait de quelques excès, quelques tromperies. Il joue ici le père et le fils, comme s’ils étaient un seul, c’est-à-dire qu’il ne se voit plus comme écoutant son père, mais comme devenant lui-même son père, alors qu’il s’approche de l’âge où celui-ci mourut. Un raccord de plan le suggère, où alors qu’ils sont chacun au téléphone, le montage les montre allumer une cigarette simultanément. Une calvitie pour le premier, une paire de lunettes pour le second, les distinguent à l’écran, qu’il partagent parfois grâce à quelques effets cinématographiques simples – montage ou raccord caché.
Le film adapte une pièce de Guitry en lui donnant des habits de cinéma, la pièce adaptée occupant le centre du récit, avec quelques aménagements. Tout le reste, où Guitry nous raconte en voix off la vie de son père, son début et sa fin, relève de l’invention cinématographique pure et fait voir cette rapidité d’expression – pas au même degré cependant que dans les irrésistibles Bonne Chance et Les Perles de Couronne – qui faisait la singularité de son cinéma, du moins dans la première partie de sa carrière. On connait sa méthode : la voix grave et déclamatoire qui conte en s’adressant directement au spectateur ; on connait moins le fait que les images et les séquences courtes qui accompagnent cette voix n’en sont pas une simple illustration, elles la précèdent parfois, elles apportent une malice supplémentaire au récit, ce qui relance l’intérêt et l’enjeu des scènes. S’instaure ainsi un dialogue intérieur entre Guitry et le spectateur qui réfléchit à ce qu’on lui dit en le comparant aux images. Le rire chez Guitry est un rire intérieur, un rire intime.
Lucien Guitry fut un homme de théâtre mais aussi, comme le raconte le film, un enfant de théâtre faisant l’école buissonnière et apprenant les grands rôles à l’âge où les autres sont sur le banc de l’école. On n’a pas assez remarqué que dans plus d’un film, Guitry s’intéresse aux enfants, comme s’il se sentait parfois rester un fils. C’est que pour lui, le théâtre est une vocation qui commence dès l’enfance, une affaire de famille et d’orgueil, comme le montre cette scène du début où l’on retrouve toute la famille de Lucien Guitry à l’ouvrage lorsque, pour la première fois, à 17 ans, il joue un rôle : la mère caissière, le frère qui contrôle les billets, la soeur qui distribue le programme, le père qui s’improvise impresario. C’est toute la famille, cette fois, qui fait la vie buissonnière. Et c’est le cinéma qui permet de montrer cela, qui va exhumer au fond du passé des souvenirs, dans un lieu où le théâtre ne peut aller. Par la vitesse et la liberté que dispensent le découpage et le montage, le cinéma enjambe les barrières temporelles et prolonge le théâtre en passant d’un art de situation à un art du récit. Tout comme Sacha Guitry prolonge ici Lucien.
Dans Le Comédien, Guitry ne se limite pas à ressusciter son père et à dialoguer avec lui après sa mort – c’est une entreprise qui dépasse le genre biographique, pour autant qu’existe un tel genre. Il s’interroge aussi sur les paradoxes d’une vie d’acteur, qui sont aussi les paradoxes du père.
Frederick Lemaître, le grand comédien du Boulevard du crime, disait que « l’acteur ne laisse rien après lui« . Or, grâce au cinéma, la phrase de Lemaître devient fausse : il reste quelque chose : le temps d’avant capturé dans l’image puisque le cinéma enregistre la représentation du comédien. Le film s’ouvre ainsi sur la « seule image mouvante » qui subsiste du vrai Lucien Guitry, image intime préservée des atteintes du temps et que Sacha Guitry pourra revoir. Voilà le premier paradoxe exposé dans ce film : montrer l’amour du cinéma sous couvert d’un amour du théâtre.
Le Comédien fait voir cet art de la déclamation et du bon mot que l’on a parfois reproché à Guitry. Il s’en explique dans la partie centrale du film, lorsque Lucien, comédien émérite, rencontre une jeune admiratrice (Lana Marconi) et parvient à la séduire par son art oratoire, lui donnant indirectement rendez-vous à la gare en racontant son week-end à venir. Lorsqu’il s’avère plus tard qu’il manque une actrice pour jouer un rôle, la jeune amoureuse propose de remplacer au pied levé l’absente et Lucien Guitry trouve merveilleuse cette coïncidence qui le fait s’amouracher d’une femme pouvant jouer sur scène à ses côtés. Or, elle ne sait pas jouer. Elle est par trop le personnage, vive et passionnée, elle ne contrôle pas assez ses affects et ses émotions. Impitoyable, Lucien Guitry la renvoie la veille de la première, perdant en même temps sa maitresse, blessée par cette fin de non-recevoir. Et Guitry d’expliquer qu’être acteur ou actrice, c’est un métier qui s’apprend, il ne faut pas être le personnage, il faut le créer par l’artifice de la diction, de la déclamation donc, en se montrant froid et maitre de soi, en se dédoublant pour devenir spectateur de soi. On croit reconnaitre ici le paradoxe du comédien tel que l’a décrit Diderot, qui disait que le meilleur comédien sur scène était celui qui était le plus « insensible » (entendre celui qui maitrise ses sentiments et ses émotions) puisqu’il vise justement à solliciter la sensibilité du spectateur.
Sauf que (il y a toujours des « sauf que » chez Guitry), sauf que plus tard, Lucien Guitry affirmera à son fils Sacha la chose suivante : « mon double, c’est moi-même« , soit l’inverse de ce que disait Diderot, qui imaginait en somme que l’acteur devait se voir jouer, se dédoubler pour de bon, ne pas se fondre dans son rôle. Lucien affirme qu’il n’y a pas de vrai dédoublement, que ce paradoxe là n’était pas tout à fait exact et que lui-même toute sa vie a joué un rôle, qu’il n’a jamais cessé de jouer, même en dehors de la scène, de continuer à déclamer sans cesse des aphorismes, comme Sacha le fera plus tard. C’est pourquoi Lucien substitue en réalité à celui de Diderot, le paradoxe suivant, qu’il énonce après que sa maitresse l’a quitté : « Je suis seul mais demain soir j’ai un rendez-vous d’amour avec mille personnes. » Voilà qui donne la clé du film : Lucien Guitry est seul, toujours seul, il s’est senti seul toute sa vie, et c’est parce qu’il se sent seul qu’il a besoin du théâtre, où se trouve sa maison et sa raison de vivre. Et c’est parce qu’il a besoin du théâtre qu’il considère que quiconque n’est pas des feux de la rampe, n’est pas du sérail du théâtre, comme faisant partie du public. Or, comme il le dit aussi, un acteur ne peut comprendre le public que lorsqu’il est dans la salle, et lui-même sur scène, répartie drôle mais qui qui scelle la séparation définitive de Lucien Guitry avec le reste du monde. Le public, c’est « son pays« , et donc sa vie, mais il en est la plupart du temps exilé.
Dès lors, peut-être qu’avec ce film, Sacha Guitry voulait dire la chose suivante à ce père avec lequel il fut brouillé pendant treize ans, et ce même s’ils finirent par se réconcilier bien avant sa mort : papa, je sais que tu te sens seul, je sais que tu es en représentation, et c’est parce que je savais que tu te sentais seul que j’ai voulu comme toi faire du théâtre pour te diriger sur scène, pour être auprès de toi, puisque la seule manière de le faire, c’était d’accéder à tes désirs de représentation sur la scène de la vie. Or, le film énonce un troisième paradoxe et c’est à nouveau Lucien qui le dit : c’est au moment où la jeune actrice le quitte qu’il l’aime le plus, c’est-à-dire que pour certaines âmes incomplètes, par trop solitaires, l’amour se nourrit de l’absence, se constate au moment de l’absence, de la séparation. Peut-être est-ce cela que veut dire également Guitry dans ce film tout entier rempli de la présence du père, où la figure de la mère est à peine évoquée. La pudeur pose un voile sur cette déclaration post mortem de même que Lucien aura la pudeur de mourir en silence pendant la représentation d’une pièce de son fils qu’il ne voulait pas déranger.
A 15 ou 16 ans, Ida Lupino fut atteinte de Poliomyélite, tournant de son destin qui lui donna matière à réflexion en lui faisant envisager que ce pourrait être par son intellect plutôt que par son physique avantageux qu’elle réussirait à Hollywood. Cela atteste du caractère éminemment personnel de Faire Face (1950), premier film pour lequel elle fut créditée en tant que réalisatrice, bien qu’il suive Not Wanted (Avant de t’aimer), puisque le récit raconte l’histoire d’une jeune femme fauchée en plein milieu de son ascension de danseuse par la maladie. Le caractère semi-autobiographique de ce film peut se deviner pour une autre raison : le tempérament éruptif de son héroïne qui passe en quelques secondes de la joie aux larmes, témoignant d’une impulsivité qui n’est pas sans rappeler celle de Sally dans Not Wanted (Avant de t’aimer), mais poussée à de tels extrêmes que Carol, lorsqu’elle est sujette à des accès de désespoir, fait parfois penser à une adolescente ne pouvant réfréner ses émotions. C’est comme si elle avait de nouveau 15 ans, comme si, donc, Ida Lupino avait en écrivant le film retrouver les souvenirs de sa convalescence dans un institut de Santa Monica. Certains souvenirs, certaines émotions ressenties, restent notre présent, ils ne sont jamais emportés par le passé.
C’est ce qui rend Faire face convaincant dans sa description de la prise en charge par un institut d’une malade de la poliomyélite, pur et direct dans sa manière de raconter la rééducation de Carol, à travers des scènes au ton documentaire, mais a contrario, la facture mélodramatique des scènes de désespoir de l’héroïne, à grands renforts de sanglots, peuvent rendre perplexe le spectateur, a fortiori s’il est non averti de la part de vécu du récit ou aurait oublié ce que signifiaient les épidémies de poliomyélites au XXe siècle avant leur éradication, du moins dans les pays occidentaux. La Carol du film se voit devenir « infirme », bonne à rien, pouvant faire une croix sur sa carrière de danseuse, alors même que le diagnostic médical lui laisse entendre qu’à force de se battre elle pourrait recouvrer ses moyens physiques. C’est qu’elle était à l’aube d’une carrière de danseuse qu’elle imaginait glorieuse auprès de Guy, son fiancé et chorégraphe, se voyant comme un bel instrument entre ses mains. Les premières scènes du film montrent déjà sa psychologie incertaine qui la fait d’abord exister comme reflet dans le regard de l’autre. Elle est peut-être cette fleur que lui offre Guy, mais la beauté d’une fleur est éphémère. Carol se perçoit comme un corps, comme une poupée mécanique, non comme une femme à la volonté autonome, ayant son visage propre (ainsi dans cette scène où elle « s’efface » d’une sculpture la représentant). « Never Fear » dit le titre original : c’est à elle qu’est adressée cette admonestation, car elle a peur.
Pour raconter l’histoire de cette convalescence, Ida Lupino fait appel au même couple d’acteurs que celui de Not Wanted (Avant de t’aimer), Sally Forrest et Keefe Brasselle, dans des emplois assez similaires, l’homme restant fidèle à cette femme qui ne veut pas de lui parce qu’elle ne peut supporter d’être à sa charge, mais avec une interprétation moins éloquente, l’actrice surjouant parfois, l’acteur manquant de charisme. Un même rapport se noue entre ces deux là, qui oscille entre le désir d’indépendance de la femme, contrarié par les circonstances, et la compréhension finale que l’amour quand il est vrai n’instaure pas un rapport de dépendance. Lupino s’interroge à nouveau sur la fragilité de son personnage féminin, son absence de confiance en soi, d’autant plus frappante que l’homme lui reste in fine fidèle, ne perd pas confiance, ou alors uniquement temporairement. La convalescence dont parle le film n’est pas seulement médicale, elle est aussi mentale. Len, ce malade en chaise roulante, véritable infirme lui, est l’antithèse de Carol, le portrait réalisé d’un individu qui ne se conçoit pas comme borné par le regard des autres.
La beauté frêle du film tient aux moyens simples qu’utilise Lupino, sa propre confiance dans la force persuasive de la description du quotidien des plus faibles. La voix off est utilisée pour nous faire ressentir les hésitations de Carol, nous faire pénétrer son paysage mental intérieur, selon une perspective très différente de la voix off purement narrative du film noir. Moyens simples qui en quelques plans tracent le portrait du sanatorium, hors-monde clos sur lui-même, où Lupino fit jouer de vrais malades, où le temps n’existe plus, où les patients décident de leur sort et de leur bonheur. Ses limites résident dans le caractère linéaire de la narration dont l’issue est connue d’avance, et sa tournure par trop mélodramatique. On ne retrouve pas tout à fait a vigueur narrative et visuelle de Bigamie et Not Wanted (Avant de t’aimer), si ce n’est lors de la dernière scène, très belle.
Réaliser des films ayant une conscience sociale et refusant de sublimer le quotidien, dire en particulier les choses telles qu’elles étaient pour une femme aux Etats-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950 : c’est ce à quoi s’attelèrent Ida Lupino et son mari scénariste Collier Young lorsqu’ils fondirent en 1948 la société de production indépendante The Filmakers Inc. Un de leurs premiers films mis en chantier, « Not Wanted », traitait en 1949 d’un sujet tabou pour les grands studios, celui des filles-mères tombées enceintes en dehors des liens du mariage, scandale pour les esprits étroits et autres ligues de vertu. Dire les choses telles qu’elles sont fut également difficile pour le distributeur français qui affubla ce beau mélodrame d’un titre français ridiculement sentimentale parlant d’amour alors que le sujet du film est celui d’un enfant « non voulu », comme l’affirme clairement le titre original.
C’est en raison d’un accident cardiaque du réalisateur Elmer Clifton au début du tournage, qu’Ida Lupino, également co-scénariste, devint réalisatrice du film, faisant immédiatement valoir un ton personnel et une façon distinctive de décrire ses personnages, qui devaient se retrouver dans tous les autres films de sa trop brève carrière, façon que l’on peut résumer ainsi : un regard équitable pour chaque individu, homme ou femme, chacun ayant ses raisons ; une attention particulière portée à la question du libre arbitre, chaque choix ayant une conséquence ; la conscience de la fragilité des personnages féminins, pas seulement en butte aux sujétions de la société dans leur velléités d’indépendance, mais également réfrénées par leurs propres scrupules, par leur propre caractère impulsif, par un manque de confiance en soi qui est un legs familial aussi bien que sociétal ; enfin, une capacité à résumer en un plan une situation donnée, qui reflète une rapidité d’élocution et une clarté d’exposition concordant avec les budgets de bouts de chandelles avec lesquels Lupino devait composer. Elle n’avait pas le luxe de tergiverser, de faire trainer la narration, il lui fallait raconter ses histoires efficacement.
Le plan d’ouverture de Not Wanted (le titre français, je n’y arrive pas), superbe, condense ainsi tout le désespoir de son personnage principal : on y voit Sally, qui a abandonné son fils à sa naissance, confié à l’institut dédié aux filles-mères l’ayant recueilli, qui remonte une rue l’air hébété, le regard vague, la démarche lourde de conscience et d’amertume, qui s’avance, d’abord petite silhouette perdue au milieu des buildings, jusqu’au devant du cadre où ses yeux perdus lancent un appel de détresse. C’est faute d’avoir les moyens matériels lui permettant d’élever l’enfant, c’est parce qu’elle redoutait le regard des bien-pensants sur lui, qu’elle l’a abandonné, autant de raisons propres à assurer son bonheur, pour autant qu’il ne sache jamais qu’il fut adopté, mais quant à elle, c’est son malheur qu’elle a fait, car qui peut jamais guérir d’une telle blessure indélébile ? C’est le désespoir de cette mère que l’on voit, qui est au bord de la folie, qui est prête à voler l’enfant d’une autre, mère « légitime » celle-là, qui gigotte dans un berceau sur le trottoir.
L’incipit du film nous avait averti que des histoires comme celle-là, d’une fille candide séduite puis abandonnée après avoir été mise enceinte, il y en avait des centaines de milliers par an aux Etats-Unis, comme il y en a toujours des centaines de milliers là-bas, des millions par le monde. Dans un flashback, Lupino nous décrit Sally comme se morfondant dans une banlieue américaine, où elle est houspillée par une mère acariâtre et abimée par le labeur, séduite par le premier pianiste venu, qui après l’avoir mis en enceinte partira tenter sa chance en Amérique du Sud. Ce personnage de pianiste est le moins réussi du film, le moins bien écrit, ou celui qui est écrit le plus lourdement, et le moins bien servi par un acteur assez médiocre. Mais peu importe au fond les répliques trop démonstratives du personnage, auquel on croit peu, ce qu’il faut retenir, c’est que même lui, Lupino tente de le défendre, comme elle défendait coûte que coûte son double mari dans Bigamie. Il ne sait pas que Sally est enceinte et il ne lui a rien promis, elle qui s’est amourachée de lui comme une sotte et l’a suivi en ville contre son gré. Tout plutôt que rester à se morfondre chez ses parents, elle veut vivre de manière indépendante, comme Ida Lupino l’a fait, et découvrir la vie, qui est autre chose qu’une litanie d’interdits. C’est ce qui explique ses décisions si impulsives, son rejet d’abord d’un gentil pompiste qui s’intéresse à elle, un ancien soldat revenu infirme de la guerre (Keefe Brasselle), et qui partage avec elle une certaine candeur, qui résiste aux circonstances. Comme souvent dans les mélodrames, les choses finiront par s’arranger mais pas avant que Sally ait perdu toute ses illusions, ait bu le calice jusqu’à la lie.
Belle interprétation de Sally Forrest, dont le visage doux, où brille de grands yeux, que surmonte une abondante chevelure bouclée, est comme un livre ouvert, tour à tour colérique, heureux, anxieux, triste. Avec des riens, quelques bricolages visuels, quelques idées de mise en scène, Lupino fait nôtre ses espérances et ses désespoirs grâce à des gros plans qui la rapprochent de nous, une voix off disant ses hésitations, et des plans subjectifs qui font voir son expérience du monde, ici un manège dont le tournis cause son évanouissement, là un couloir d’hôpital qui vacille et des masques chirurgicaux d’une angoissante blancheur au moment de son accouchement. Parfois, le budget restreint du film se devine, avec ce costume beaucoup trop grand que porte l’acteur Keefe Brasselle, que l’on retrouvera dans le film suivant, et ce recours constant aux décors naturels urbains, très bien exploités lors de la poursuite finale. C’est très beau.
On était en droit d’attendre avec une certaine impatience le deuxième film de fiction de Clément Cogitore, après le remarquable Ni le ciel ni la terre, porteur de bien des promesses. Le beau et énigmatique Goutte d’or s’inscrit dans une thématique proche de ce premier film, qui est celle des rapports entre la raison et l’irrationnel, entre la surface du monde et son envers où se jouent certaines choses insaisissables, d’où ce besoin de croyances si communément partagé. C’est ce besoin de croire que met à profit Ramsès au début de Goutte d’or, faux médium qui exploite la crédulité de sa clientèle. Il sévit entre Barbès et La Chapelle, ayant fondé un commerce illicite florissant qui repose sur un procédé simple : au prétexte qu’il lui faut se prémunir contre les ondes qu’ils émettraient, il demande à ses clients de laisser leur téléphone portable dans une salle avant la séance, ce qui lui permet d’exploiter leurs données personnelles et mettre ensuite en scène ses soi-disant dons de communication avec les morts. Devant le spectacle de ses clients éberlués, hypnotisés, secoués de sanglots, réconfortés parfois, on se fait la réflexion qu’il a beau être un menteur et un escroc, il leur apporte un secours à sa manière. Le succès de Ramsès suscite la rancoeur des autres mediums du quartier, qui se plaignent de ses méthodes, de ses rabatteurs trop nombreux au métro Barbès. Cogitore a vécu là et filme le quartier tel qu’il l’a vu selon une approche documentaire, du moins au début du récit.
On trouve chez l’écrivain français André Dhôtel, injustement oublié aujourd’hui, cette observation que ce sont les personnes les plus en dehors de la société, les plus démunies, qui peuvent percevoir certains signes mystérieux (ou les croire tels), certaines annonciations du monde, qui peuvent survenir en ville comme à la campagne, des signes que d’autres, pris dans l’action de vivre dans la société, ne voient plus. Cette capacité de perception n’apporte rien sur un plan matériel, mais elle traduit l’espérance d’un autre monde, dans cette vie ou dans une autre. Dans Goutte d’or, Cogitore montre justement une bande de garçons à la rue, convaincus des pouvoirs de mage de Ramsès et qui lui demandent de retrouver un des leurs qui a disparu. Ce sont de jeunes marocains déscolarisés, qui vivent de larcins violents, qui ont fait du ventre de Paris un immense terrain vague où ils errent dans une semi-obscurité, trouée seulement des lumières de la ville, le réalisateur ne cachant rien des problèmes d’insécurité du quartier de la Goutte d’or qui font partie de la réalité qu’il entend restituer avec sa caméra portée. Pour suggérer l’envers du monde, il faut d’abord bien le montrer. Ces sauvageons hors de tout contrôle, policier ou parental, sont livrés à eux-mêmes, sans plus d’état civil. Croire à une autre réalité, voilée dans le coeur de la nuit, est le dernier espoir qu’il leur reste. Ils croient au caractère magique de certains noms, ils croient en l’existence d’un « royaume » où vivraient les heureux et les justes et dont ils sont déchus. Ils prennent Ramsès pour un véritable mage, pensée magique. Or, il se trouve que le garçon disparu, Ramsès le connait : c’est celui qui lui a volé un talisman doré alors qu’il chapardait dans sa cave.
Est-ce parce qu’à force de mimer des gestes de mage il en devient un, est-ce que son père, lui aussi un peu magicien, lui a légué quelque chose, une connaissance ancienne du monde dont il n’avait pas conscience, ou est-ce seulement une coïncidence ? Toujours est-il qu’une vision ou une intuition conduit par trois fois Ramsès sur les lieux d’un chantier où il finit par retrouver le cadavre du garçon disparu. De quoi conforter les sauvageons dans leur croyance en ses pouvoirs magiques. Ne connaissant que le langage de la violence et des invectives, ils témoignent d’abord peu de gratitude à Ramsès, mais celui-ci ayant dû quitter son domicile et devant dormir dans la rue, ils le prennent en affection et il finit par les conduire chez son père qui les recueille le temps d’une nuit, le temps aussi d’une séance d’exorcisme que le père juge indispensable : il faut purger Ramsès du chagrin qui le mine. Quel est ce chagrin, à quelle perte est-il dû ? Le film ne le dit pas, c’est au spectateur de l’imaginer. Ramsès recouvrira son talisman et gagnera un nom que lui attribuent les enfants. Que recouvre-t-il aussi ? Une certaine espérance, la croyance que malgré cette nuit trouée de lumières où s’allongent les ombres et où errent les plus démunis, il y aura toujours une aube nouvelle. Et si Ramsès peut voir cette aube, lui qui fut aussi « enfant du vent » et non « enfant du royaume », comme les sauvageons du film, alors eux aussi verront peut-être un jour cette aube qui se lève. Certaines scènes sont à mi-chemin de la réalité et de l’hallucination, comme lorsque Ramsès réalise que le gardien de son appartement est double, possède un frère jumeau. Et un travail de mixage sonore fait émerger un bruit de bourdonnement qui est peut-être le premier signe de l’autre monde. Tout à tour manipulateur et hébété, Karim Leklou fait un mage auquel on peut croire. Après l’ocre des montagnes d’Afghanistan, Cogitore nous montre l’acier et le bitume de la ville. Dans les deux cas, un autre monde et une énigme qui demeure. Est-ce celle du « royaume » ou ce besoin de croire commun aux deux films ? Si « royaume » il y a, gageons qu’il n’est ni « au ciel ni sur terre », mais il suffit qu’il soit dans les têtes. On attend la suite.
Tout homme a plusieurs vies. Mais elles sont successives, se suivent dans le temps, au gré des changements qu’apporte l’existence. Mener deux vies en même temps, simultanément, l’une plus ou moins officielle, l’autre plus ou moins clandestine, est une toute autre affaire, faisant de l’existence une suite de tiraillements et de regrets. C’est ce qui arrive à Harry dans Bigamie (1953), sous la caméra attentive d’Ida Lupino. Comédienne dans les films noirs de Walsh qui l’ont révélée, elle eut une très estimable carrière de réalisatrice à partir de 1949, elle qui fut la seule femme réalisatrice enregistrée à la Guilde des réalisateurs à cette époque. Ce très beau film l’atteste : la brièveté de sa carrière cinématographique n’est pas due à une absence de talent. Elle scrute au contraire avec beaucoup de compassion les visages de ses trois personnages principaux, qui forment un triangle amoureux d’un genre particulier. Harry a épousé deux femmes, chacune ignorante de l’existence de l’autre : Eve à Los Angeles, qui co-dirige avec lui une entreprise de congélation ; Phyllis à San Francisco, avec laquelle il a un enfant. Inextricable situation, qui heurte les « lois morales de la société » dira un juge.
Juge, Ida Lupino ne veut pas l’être ; elle n’entend pas condamner Harry. Au film noir qu’elle connaît bien, elle emprunte ses ombres, son enquêteur obstiné, sa musique menaçante, et sa structure narrative remontant le fil du récit, dont la majeure partie est occupée par un flashback, Harry relatant son histoire au responsable d’un institut d’adoption. Dans Les Tueurs de Siodmak, c’était Edmond O’Brien l’enquêteur, cette fois il est l’objet de l’enquête, le bigame par qui le scandale arrive. Son histoire est celle d’un homme seul, qui a l’impression de marcher à côté de sa vie, de disparaitre de sa propre existence, et qui finit par être pris dans un engrenage. Racontons : représentant de commerce, Harry démarche des clients à Los Angeles tandis que sa femme Eve (Joan Fontaine) gère leur entreprise à San Francisco. Eve y met tant de coeur, s’avère si douée pour les affaires, que l’entreprise prospère, au point de remplacer pour elle à la fois son mari et son désir d’enfant – car le couple n’en a pas. Harry s’étiole à San Francisco, se sentant de plus en plus inutile, de plus en plus en dehors de sa propre vie. Nul homme ne peut, sans regimber, se dissoudre définitivement. S’il est rejeté de sa vie en un lieu, alors il transportera sa vie ailleurs, ou plutôt en fabriquera une autre, plantera d’autres racines. C’est ce qui advient ici, et c’est ce qu’Ida Lupino montre par une image, comme tout metteur en scène de valeur : la silhouette d’Harry se reflétant dans les vitrines de magasins alors qu’il longe une rue. Il commence à se dédoubler, à devenir deux hommes, ce qui annonce la suite : il rencontre Phyllis (Ida Lupino elle-même), une femme blessée, aussi seule que lui, serveuse dans un restaurant chinois, avec laquelle il se lie. Et ce qui n’est au départ que la consolation innocente de deux coeurs solitaires, devient pour Harry un impératif moral, lorsqu’à la suite d’une nuit de faiblesse, Phyllis tombe enceinte. Lorsqu’il l’apprend, au lieu de s’enfuir, au lieu d’abandonner sa maitresse, comme l’auraient fait la plupart des individus dans une telle situation, il décide de l’épouser, pour lui donner un toit, à elle et son fils, pour la sauver du malheur et de l’opprobre. Il convoque les liens du mariage, sanctifiés par la société des années 1950, pour sortir Phyllis de son statut de femme clandestine. Il n’est pas question pour Harry d’avoir une double vie, avec un endroit officiel, en haut de la société, et un envers insalubre et inconnu, en bas.
Il lui reste alors, pense-t-il, à annoncer à Eve qu’il veut divorcer. Mais c’est le moment où celle-ci redevient tendre, ranime ses désirs d’enfant, réclame l’épaule protecteur de son mari car elle vient de perdre son père. Le moment aussi où elle avoue s’être égarée trop longtemps dans le travail et vouloir retrouver une vie avec lui, en adoptant un enfant. Là aussi, pour ne pas lui faire de mal, il sursoit à sa décision de tout lui avouer. La situation s’éternise, la double vie avec ses deux endroits se poursuit, rendant Harry misérable, jusqu’à ce que l’enquêteur de l’institution sollicitée par Eve et Harry pour adopter un enfant découvre la vérité. Comment se sortir de l’inextricable une fois que la situation s’est figée ? S’il choisit une de ses deux vies, Harry fera le malheur d’une femme. Sauver une personne, n’est pas toujours sauver l’humanité tout entière, c’est parfois en condamner une autre. Terrible vérité qui rendait fou le Prince Mychkine dans L’Idiot, incapable de choisir entre Nastassia, Aglaïa, Rogojine. Bien que les moyens du film noir soient utilisés, des moyens ici modestes, budget de série B oblige, il n’y a pas de fatalité, de destin niché dans les ombres du film, tout naît des décisions prises par George, qui auraient pu décider autrement. C’est ce qui surprend l’enquêteur de l’institut car il sait Harry seul responsable de la situation. Lupino le montre par une autre image : Harry au sommet d’une rue en pente qu’il semble prêt à dégringoler. Plus dure sera la chute.
Ida Lupino rend justice à chacun de ses trois personnages, n’en délaisse aucun, même si l’on peut trouver particulièrement émouvant le personnage qu’elle joue, cette Phyllis aux yeux tristes qui ne réclame rien pour elle-même et qu’Harry aime justement pour cela. Il n’y a pas de regard qui condamne Harry, il n’y a que de la compassion, même dans les yeux consternés de l’enquêteur, même dans le visage immobile du juge qui a le dernier mot : Harry n’est pas un mauvais homme, et c’est autant par faiblesse que par bonté qu’il a refusé d’abandonner Phyllis. Pour que certains soient heureux, il faut que d’autres soient malheureux : c’est là le vrai scandale, accepté comme une nécessité par la société. Phyllis ne réclamait pas le bonheur. Elle était prête à rester un passager clandestin, à élever son fils seule et dans l’opprobre. En l’épousant contre toute attente, Harry fait sortir son existence clandestine de l’ombre, il éclaire ce que la société veut cacher, il fait remonter à la surface une femme habituellement sacrifiée. Ce dialogue entre la morale d’Harry et les « lois morales de la société » fait un des intérêts du film. Ida Lupino l’examine avec précision et clarté, mais jamais elle n’en fait une dialectique nécessitant un dépassement, ne donne l’avantage à un côté par rapport à l’autre. En s’opposant aux « lois morales de la société », Harry s’est exposé à bien plus qu’une sentence d’un tribunal, dit le juge, signifiant que la morale d’un individu ne sera tolérée que pour autant qu’elle ne remette pas en cause les fondements de la société, qui acceptent les maîtresses mais non deux mariages simultanés. Pourtant, Ida Lupino ne tranche pas, comme l’enquêteur qui ne veut pas « serrer la main » d’Harry mais lui souhaite en même temps « bonne chance ». Et le plus beau, c’est que cette indulgence du regard se retrouve aussi dans les yeux des deux femmes, même si c’est sans doute Phyllis qui pourra pardonner. On aurait aimé qu’Ida Lupino réalise davantage de films pour faire valoir ce regard indulgent. Hollywood ne le permit pas.
Strum
PS : on peut découvrir le film en replay sur ArteTV jusqu’au 7 juillet 2023.
C’est une sorte de version française de L’Impossible Mr. Bébé de Hawks, auquel Michel Deville et sa scénariste Nina Companeez empruntent plusieurs idées, plusieurs motifs : une femme riche et en apparence écervelée qui pourchasse un violoncelliste à lunettes carrées dont elle est tombée amoureuse ; un accident de voiture lors de leur première rencontre ; un chien qui s’en mêle et cherche avec eux dans le jardin l’objet désiré, un os de brontosaure chez Hawks, une clé de voiture ici ; l’homme qui devient femme un instant ; la vitalité du découpage aussi, qui lorgne du côté de Hawks, la rigueur des cadrages en moins.
Ce que Michel Deville et Nina Companeez ajoutent à Hawks cependant, dans ce film charmant et insouciant, né d’une époque moins inquiète que la nôtre, c’est une sensibilité française particulière. D’abord, un marivaudage où c’est la femme qui prend les initiatives, marivaudage féminin qui précède historiquement le féminisme de la screwball comedy américaine, mais que l’on a en définitive assez peu vu dans le cinéma français. Cela s’aperçoit dans les répliques entre Bardot et Cassel, qui tournent autour du pot, et dans la situation de chacun des personnages, Félicia (Bardot) vivant entourée de ses anciens maris et de ses nouveaux prétendants qu’elle mène à la baguette, Gaspard (Cassel) étant séparé de sa femme.
Ensuite, une satire du mâle français, qui se distingue de son collègue américain par un type de vanité particulière. Dans L’Impossible Mr. Bébé, le personnage de Cary Grant essaie tant bien que mal d’exister face à la tornade Susan Vance, mais le fait qu’elle mène le jeu et porte la culotte ne semble pas porter atteinte outre mesure à l’idée qu’il se fait de sa virilité (idée qui est pour ainsi dire inexistante car au fond le sujet ne l’inquiète pas), la richesse de Susan lui octroyant des passe-droits dans la société américaine. Dans L’Ours et la poupée, au contraire, Gaspard tient à son statut d’ours puisqu’il le revendique et s’en attribue le titre. Il tient à ses charentaises, à sa maison de campagne à l’écart de la ville, à sa manière libre d’élever ses enfants. Bref, à sa tranquillité d’homme qui prétend se défendre contre les assauts de cette demoiselle trop jolie et trop entreprenante à son goût. Il prend les assiduités de Félicia comme une atteinte à son statut d’homme, qu’il défend par plusieurs moyens : le flegme et le sarcasme, le recours au réconfort de la musique, l’exercice physique, se figurant que couper du bois dans la remise à trois heures du matin est une image de virilité.
Une scène du film où Félicia se déguise en homme pour dénoncer leurs prérogatives et l’inégalité des sexes, et où Gaspard se prête au jeu d’incarner une femme, montre que les rapports entre l’homme et la femme à l’aube des années 1970 est le vrai sujet du film. Cette séquence de jeu de rôles où Bardot arbore une casquette fait penser à la Nouvelle Vague dont Deville fut contemporain. Une fois que Gaspard a compris qu’il tombait amoureux, au lieu de reconnaitre la supériorité de Félicia, il réclame son statut d’homme décidant pour la femme, se donnant du courage en chantant à tue-tête du Rossini dans son jardin. Félicia a alors l’intelligence de jouer le jeu de la femme pourchassée, c’est-à-dire qu’elle fait mine de fuir en laissant Gaspard croire qu’il prend les devants, flattant ce faisant sa vanité de mâle français. D’où cette fin où Gaspard a désormais l’air sûr de son fait et de ses désirs, pourchassant Félicia sur la route et dans les champs. En réalité, c’est elle qui n’a cessé de décider des choses pendant tout le film, faisant valoir ses attraits charnels bien sûr, Bardot oblige, mais mimant aussi la bétise, l’ivresse et la faiblesse pour susciter chez Gaspard l’illusion de son rôle protecteur, ce que Deville montre par certains gros plans sur le visage conspirant de Bardot. Gaspard joue à l’ours parce qu’il a peur de ne pas en être un vrai, tandis que Félicia joue à la poupée car elle est sûr, par son intelligence et sa fausse candeur, de ne pas en être une véritable.
Pour finir, les rapports entre Félicia et Gaspard sont autant envisagés sous l’angle de la différence de richesse (la Rolls contre la 2CV) que sous celui de la différence entre la ville et ses fêtes yéyé, où vit Félicia, et la campagne silencieuse, où vit Gaspard, pays des vaches et des fleurs, césure un peu tranchée que permet la satire. Cette différence est surlignée par une musique envahissante, c’est-à-dire systématique dès que l’on passe d’un territoire à un autre. Ce n’est pas gênant pour la campagne, car on y joue du Rossini, ça l’est plus pour la ville, où sévit un rock yéyé français agaçant mais marqueur lui aussi de l’époque. Un film enjoué, qui ne vaut certes pas son modèle américain sur un plan cinématographique, mais qui se laisse voir non sans plaisir. Et puis cette éphémère bulle temporelle a le mérite de la brièveté, conservant sa vitalité jusqu’à son terme. Jean-Paul Belmondo et Catherine Deneuve avaient été pressentis pour les rôles de Jean-Pierre Cassel et Brigitte Bardot.
On ne peut parler de ce film sans évoquer d’abord ce qui le caractérise esthétiquement : sa photographie surexposée et blanchâtre où les extérieurs semblent avalés par une grande étendue blanche, brûlée à la chaux. C’est particulièrement frappant quand Hong Sang-soo filme ses longues séquences dialoguées à partir d’un intérieur où les personnages sont attablés au premier ou au second plan et où le monde extérieur se dissout dans un vide blanc à l’arrière-plan. Soit un plein et un vide (que remplissent les dialogues). Cette photographie surexposée parait bien ingrate, bien laide – que cela soit voulu ou que cela tienne au budget – et prive le monde extérieur de toute beauté, à l’exception de l’épilogue en couleurs, d’une grâce subite mais fragile.
Seuls subsistent les personnages, et en premier lieu, une romancière en panne d’inspiration, qui ne peut plus écrire. Venue de Séoul retrouver une ancienne amie devenue libraire, elle est pleine de colère, en particulier contre ce metteur en scène qu’elle rencontre par hasard et qui, autrefois, l’a trahie. Une nouvelle coïncidence lui fait rencontrer une célèbre actrice, retirée de la scène, et il lui vient alors l’idée de mettre en scène un court métrage avec elle. Un troisième hasard survient : la romancière revoit un ancien compagnon de beuverie poète avec qui elle eut une aventure. C’est le passé qui resurgit pour lui venir en aide. Mais exhumer des souvenirs ne suffit pas, cela ne fait au contraire que raviver de vieilles rancoeurs, dont la romancière n’arrive pas à se défaire. Est-ce pour cela qu’elle ne peut plus écrire et qu’elle est tombée dans la solitude ? Ce qu’il faut retrouver, c’est l’espoir, la vigueur, la pureté du monde, dans le jaillissement de la première fois, faire comme si tout recommençait, recommencement qui est un des motifs principaux du cinéaste. Hélas, ici, il n’y a pas de recommencement du récit ou de récit dédoublé, et ce qui faisait le charme de ses autres films, un jeu fictionnel concurrençant le réel, semble absent, la narration étant linéaire, quoique bien construite. Les personnages ne cessent de parler de « pureté » et de « charisme », précisément parce que la pureté ne se laisse pas capturer par des mots. La romancière n’y arrive plus.
Réinjecter de la vie dans la page blanche des images, voilà le but qu’elle s’est assignée en filmant son court-métrage. C’est peut-être cette page blanche qu’est censée représentée cette photographie à la chaux, qui m’a tant gêné. La beauté renaîtra quelques minutes dans l’épilogue, à travers les couleurs d’un bouquet de fleurs et dans le visage radieux de la compagne du réalisateur, Kim Min-hee. C’est trop peu, c’est trop tard, c’est presqu’un autre film qui devrait commencer alors, mais qui ne commence pas car celui-ci s’achève. On a trop attendu ce renouveau printanier, aussi beau et tendre soit-il. Un petit cru dans la filmographie de Hong Sang-soo, où l’économie inhérente à son cinéma trouve ses limites, même si c’est un anneau d’une chaîne autrement plus solide. Rien de grave : sans doute aimerais-je le prochain Hong Sang-soo que je verrai.