
Histoire d’un féminicide, La Nuit du 12 (2022) de Dominik Moll est une terrible mise en accusation des hommes, du moins de certains hommes, dans leurs rapports avec les femmes. Lorsque Clara Royer (Lula Cotton Frapier), 21 ans, meurt brulée vive une nuit dans une rue de Saint-Jean-de-Maurienne, la Police Judiciaire de Grenoble enquête en interrogeant les garçons de l’entourage de la jeune fille. S’ensuit une série d’interrogatoires, où l’indifférence, l’immaturité et la bétise de ces jeunes gens sont telles que le Capitaine Yohan Vivès (Bastien Bouillon) et son collègue Marceau (Bouli Lanners) en sont choqués, le premier en venant à considérer bien plus tard qu’ils pourraient tous être coupables. Le film étant adapté du récit d’une femme (Pauline Guéna) ayant suivi pendant un an la vie d’une brigade criminelle de la police judiciaire, on peut supposer que les échanges entre les policiers et les suspects sont empreints d’une certaine authenticité, et devant certaines répliques de ces jeunes ahuris, on se fait la réflexion que nul ne peut sonder l’étendue de la bétise et de l’égoïsme, en l’occurence masculines, dans toute leur bassesse.
Comme dans Memories of murder de Bong Joon-ho, le meurtre restera inélucidé (20% d’homicides restent irrésolus nous dit l’incipit) et l’enquête viendra à bout de la santé mentale de Marceau qui s’en prendra physiquement à l’un des suspects, les lignes obsédantes de la piste que Yohan dévale chaque soir en vélo remplaçant le tunnel ferroviaire du film de Bong, dont la pénombre avalait les policiers. Néanmoins, il existe une différence majeure entre les deux films : Bong évoquait dans le sien la dictature sud-coréenne, son pouvoir de désintégration de la société et des valeurs des individus ; il évoquait d’abord le passé. Il n’en est rien ici, Moll parle de notre pays au présent, concluant à travers Yohan qu’il y a « quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes ». Ce quelque chose, Yohan cherche moins à le comprendre qu’à le venger, sa quête du coupable tournant à l’obsession (tout policier rencontre un jour une affaire qui le hantera, dit le film), obsession que ravivra trois ans plus tard une juge merveilleusement bien jouée par Anouk Grinberg.
Ce présent, Moll et son scénariste Gilles Marchand, le représentent comme une course d’obstacles pour les policiers enquêteurs, contraints de faire face aux défaillances matérielles (dont une photocopieuse récalcitrante), limités dans leur investigation par le budget qui leur est alloué, tenus de toujours respecter les règles de la procédure pénale de peur que le coupable, s’il est attrapé, n’échappe aux mailles du filet. Travail de fourmi, que détaille méticuleusement le film, et qui ronge l’esprit des policiers, comme une peau de chagrin se réduisant. Leur vie privée s’en trouve empiétée, aspirée par le travail de terrain, Marceau ne se remettant pas de son divorce en cours. De vie privée, Yoann ne semble quant à lui pas en avoir. Il est tout entier dédié à sa tâche, moine-soldat taiseux, qui est la glace quand Marceau est le feu. Car Yohan et Marceau forment ici comme un couple, le premier ne parlant pas, le second cherchant le mot juste en citant Verlaine. Le mot juste, c’est précisément ce que ne connaissent pas les jeunes décérébrés qui sont interrogés par la police, de même qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’une femme, dont ils craignent le désir de liberté. Dans le prologue, Clara brûle comme une torche (le plan est furtif), flamme dans la nuit, femme qui s’éteint, tuée justement parce qu’elle est une femme, selon son amie Nanie. Une fois la flamme disparue, c’est fini : la nuit muette, cette nuit de montagne où tout se tait, qui nourrit l’atmosphère particulière du film, ne livrera ni le nom, ni le visage du coupable.
Néanmoins, tout n’est pas noir dans cette nuit qui s’étend, car justement Yoann et Marceau sont différents de l’assassin, même si le premier s’interroge sur ce que cela signifie d’être un homme, pareil à l’assassin, dans une scène de cauchemar inspirée visuellement du Twin Peaks de Lynch (autre influence manifeste), qui n’est sans doute pas la meilleure du film. Et à la fin du récit, Yohan a non seulement fini par apprivoiser son obsession, il est aussi capable d’entrenir des rapports emprunts d’admiration et de respect réciproques avec cette juge qui veut reprendre l’enquête et cette nouvelle venue dans la brigade (Mouna Soualem), dont la seule présence empêche désormais de dire que ce monde est un monde d’hommes fait uniquement pour les hommes. La lumière du film le fait voir alors. Jusque-là happé par la nuit, il s’éclaircit dans les derniers plans, imaginant des raisons d’espérer. En d’autres termes, voici un film policier très réussi et fort bien joué par Bouillon et Lanners, prenant et révoltant par ses mots et son sujet, très bien construit dans son plan d’ensemble et dans ses rebondissements, et émouvant par sa pudeur et sa gravité.
Strum