Trois Souvenirs de la jeunesse d’Arnaud Desplechin

Trois souvenirs de ma jeunesse : Photo Lou Roy Lecollinet, Quentin Dolmaire

Paul Dedalus, Esther, Abel. Trois souvenirs de ma jeunesse (2015) de Desplechin est un film sur la mémoire. Desplechin convoque des souvenirs de sa jeunesse passée à Roubaix, des personnages de ses anciens films, qui renvoient à leur tour par leurs noms à d’autres souvenirs, d’autres artistes. Paul Dédalus, par exemple, c’est le double de Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme, livre autobiographique qui raconte la jeunesse d’un homme qui se cherche et se découvre écrivain, c’est-à-dire inventeur d’histoires et de doubles. Paul, c’est Amalric, double de Desplechin. Dans Trois Souvenirs de ma jeunesse, Paul s’invente un autre double en donnant son passeport à un refuznik, un russe juif désireux d’émigrer en Israël. Quand il apprend la mort de ce double, Paul est triste, comme s’il perdait une partie de lui-même. C’est la clé du film, et la définition de l’artiste, créateur de doubles qui comblent chez lui un manque. Les doubles ne cessent d’enfanter d’autres doubles, comme les souvenirs enfantent d’autres souvenirs. Paul n’est-il pas soupçonné d’être un espion dans le film, un double de lui-même ? La ligne de la mémoire ne s’arrête jamais, qui convoque autant de souvenirs qu’elle produit d’inventions, de créations. Le « Trois » du titre est donc trompeur, il y a beaucoup plus que trois souvenirs dans ce film.

Il y a notamment le souvenir de l’Esther de Comment je me suis disputé de Desplechin, le grand amour de Paul, jouée autrefois par Emmanuelle Devos, aujourd’hui par Lou Roy-Lecollinet, et les deux films se font écho. Esther, à qui Paul fait, dans Trois Souvenirs de ma jeunesse, deux extraordinaires déclarations d’amour, où les mots volent de sa bouche à la sienne : une première, directe et pleine de fougue maladroite, à la sortie du Lycée. Une deuxième, indirecte, par l’entremise d’un tableau dans un musée (déjà l’amour de Paul est moins pur, et a besoin de l’étai d’une idéalisation artistique pour s’exprimer), écrite dans une langue merveilleuse. Il y a aussi le souvenir, ombre tutélaire de tout le film, de François Truffaut, que Desplechin (qui se rêve peut-être le double de Truffaut ?) cite plusieurs fois : épilogue dans un jardin, avec des statues qui regardent, qui commence exactement comme l’épilogue des Deux Anglaises et le Continent de Truffaut où Léaud, sous le regard de statues immémoriales, réalise qu’il est devenu vieux et que sa vie n’est plus que souvenir ; musique qui est presqu’une copie de la musique de Delerue (encore un double) ; lectures de lettres à haute voix ; voix-off et regards caméras qui redoublent encore et toujours l’ascendance truffaldienne du film. Pour une raison mystérieuse, malgré ces reprises des motifs truffaldiens, qui chez d’autres cinéastes auraient peut-être passé pour du plagiat, le film conserve son autonomie, tient debout seul, et appartient à l’univers de Desplechin plus qu’à celui de Truffaut.

Ainsi, Trois Souvenirs de ma jeunesse est un film somme, où sommeillent, se réveillent, puis se rendorment toutes les obsessions, tous les souvenirs, de vie, de cinéma, de livres et d’art, de Desplechin. On pourrait trouver que c’est un film qui radote un peu, qui ressasse (il y a bien un quart d’heure de trop à la fin) et que l’influence de Truffaut finit par être vraiment envahissante. Mais n’est-ce pas la nature même de ce film qui veut cela ? C’est un film qui ressasse, mais exactement comme le souvenir ressasse et rejoue le passé, telles des vagues déferlant sans trêve sur une plage. Et avec quel talent, tout cela est-il réuni, joué (les acteurs sont formidables), et présenté au spectateur par Desplechin !

Strum

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