
Kinuyo Tanaka, l’actrice fétiche de Mizoguchi, dont le visage de renarde, en lame arrondie, traverse notamment Contes de la lune vague après la pluie, Miss Oyu et L’Intendant Sancho, fut donc réalisatrice. Seule réalisatrice même durant la décennie 1950, âge d’or du cinéma japonais. Elle réalisa six films entre 1953 et 1962, parmi lesquels ce très beau Maternité Eternelle (1955), qui s’inspire de la vie de la poétesse japonaise Fumiko Nakaja, morte d’un cancer du sein à 31 ans. Ce qui frappe d’emblée dans ce film, c’est l’impression de voir, par moment, une sorte de contrechamp de certains grand films japonais de l’époque. Non pas que Mizoguchi, Ozu et Naruse n’aient pas tracé le portrait de plus d’un beau personnage féminin dans leurs films, dénonçant avec empathie la condition des femmes au Japon. Au début de Maternité Eternelle, la manière dont Kumiko est traitée comme une servante par son mari complexé qui la trompe, fait ainsi songer à la situation prévalant dans Le Grondement de la montagne de Naruse où le personnage de Setsuko Hara subit également le joug d’un mari odieux. Il y a néanmoins ici, dans le déroulement du récit aussi bien que dans le choix des plans, quelque chose qui relève d’un regard qu’on ne saurait qualifier autrement que plus féminin, qui tient à la fois au scénario de Sumie Tanaka (pas de relation de parenté avec la réalisatrice) et à Kinuyo Tanaka elle-même.
Maternité Eternelle est l’histoire de l’émancipation d’une femme, Fumiko, qui devient poétesse libre de ses attaches. Décidant de ne pas baisser la tête devant les humiliations que lui fait subir son mari, elle divorce. Cela représente une issue toute autre que celle généralement imaginée dans les films de Mizoguchi et Naruse, chez lesquels la dramaturgie et l’émotion naissaient de ce que les femmes étaient des victimes ne pouvant échapper à leur condition et l’acceptant comme telle – à l’exception notable d’un film comme Miss Oyu de Mizoguchi. Un cancer viendra certes faucher Fumiko à l’aube de sa gloire naissante, mais la liberté qu’elle recouvre après son divorce est une première victoire sur son destin, qui sera suivie d’une seconde puisque que nonobstant l’ablation de ses seins, un des apanages de la féminité, elle vivra une histoire d’amour avec un journaliste venu faire un reportage sur cette nouvelle poétesse qui se fait connaître aux portes de la mort. Cette émancipation se révèle dans le comportement de Fumiko qui se fait toujours plus libre, de plus en plus sourd aux contraintes, qu’elles soient hospitalières (ainsi lorsqu’elle sort de l’hôpital pour passer ses journées au grand air contre l’avis du personnel médical), ou plus intérieures, plus sociologiquement ancrées (ainsi lorsqu’elle révèle à son amie qu’elle était amoureuse de son mari). Fumiko résume cet état d’esprit en affirmant qu’elle n’a jamais été aussi heureuse que lors des derniers mois de sa vie, elle ne s’est jamais sentie aussi femme qu’au moment où elle apercevait le seuil de la mort. C’est la particularité ou le paradoxe de ce film en deux parties distinctes : la joie vient quand la mort se rapproche. Mieux vaut vivre brièvement que durer sans vivre. Le titre original japonais fait référence à l’éternité des seins de femme de Sumiko, accédant à un sentiment d’éternité en aimant le journaliste (le terme « maternité » du titre français relevant du contre-sens). Les on-dit, les quand dira-t-on, n’ont plus de prises sur elle. Et le personnage qui endure en silence un sacrifice amoureux semble être ici le mari de l’amie de Fumiko, joué par Masayuki Mori, soit un renversement par rapport au schéma habituel du cinéma japonais d’une femme amoureuse endurant sa peine sans dire mot.
Ce contrechamp féminin s’observe aussi par le choix de certaines images qui n’apparaissent guère, du moins à ma connaissance, dans les films de ses collègues réalisateurs masculins des années 1950 : les seins qui vont subir l’opération d’ablation et qui sont montrés cliniquement, sans voile ; la représentation du désir sexuel de Fumiko pour le journaliste qui en reste comme interdit ; ses coquetteries aussi, montrées sans fard et sans honte, et son désir de paraître belle même dans ses dernière instants ; ces scènes fréquentes enfin avec les enfants dont s’occupe Fumiko, comme un envers des rituels japonais où les petites mains familiales s’activent derrière les paravents. Dans plus d’un plan, Tanaka place sa caméra dans l’axe du regard de Fumiko filmée de dos, par exemple quand elle regarde son fils s’éloigner dans la rue et rejoindre son père après le divorce. Cette prééminence du regard féminin s’exerce d’ailleurs (partiellement) au détriment des personnages masculins, dont la définition n’est pas sans un certain flou, peut-être à dessein. On n’est jamais tout à fait sûr que l’amour de Fumiko pour le journaliste soit réellement partagé par ce dernier et ne soit pas pour lui, qui est visiblement réticent à embrasser la poétesse autrement que sur le front, un amour opportunément mimé lui permettant de finir un reportage attendu par ses lecteurs.
Durant les années 1950, la photographie des films des grands studios japonais fut d’une très grande beauté, et il m’a semblé retrouver ici, dans plusieurs plans, une conception de la profondeur de champ assez similaires à ce que l’on peut apercevoir dans les films de Mizoguchi photographiés par le grand chef opérateur Kazuo Miyagawa, où l’arrière plan n’est jamais un fond neutre, mais participe par le mouvement qui s’y déploie (action d’un personnage, sortie du champ) au sens du plan. Plusieurs plans du film sont très beaux – que ce soit en extérieur, avec ces arrières plans brumeux qui suggèrent d’autres possibles, d’autres vies, ou en intérieur, où le destin de Fumiko exige son tribut, ainsi dans ces plans terribles du couloir qui mène à la morgue. Terribles mais envahis par endroits de lumière, ce qui dit la joie de l’émancipation malgré le cancer, l’atteinte d’un sentiment d’éternité. La vie de Fumiko se continuera à travers ses enfants qui restent derrière la grille de la morgue marquant le seuil de la mort et qui tiennent lieu d’image ultime. Une très belle découverte, qui parvient jusqu’à nous tardivement et donne envie de voir les autres films de Kinuyo Tanaka. On n’aura jamais épuisé l’histoire du cinéma, qui toujours sera mouvante comme un fleuve.
Strum
Mon cinéma a projeté l’intégralité des films de Nataka. J’ai pu en voir 4 dont cette Maternité éternelle. Comme toi le titre m’a interrogée. Féminité éternelle aurait été plus judicieux.
Mon préféré est je crois La princesse errante. Mais je les ai tous aimés. j’ai aussi vu La lune s’est levée et Lettre d’amour.
J’en parlerai bientôt.
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J’en ai maintenant vu deux puisque j’ai pu découvrir Lettre d’amour ce week-end. Je viendrai lire ce que tu en dis ! Quelle belle découverte en tout cas.
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Pareil pour moi, je veux dire je pense comme toi : c’est très beau et c’est un point de vue vraiment « féminin » par la manière d’appréhender l’histoire et de filmer (la scène de la fin où on lui coiffe les cheveux). Une très belle découverte, et encore… ce n’est pas mon préféré des cinq que j’ai vus
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Tout à fait. Oui, j’ai cru comprendre que Lettre d’amour était ton préféré. Je l’ai découvert ce week-end (j’en parlerai) et j’ai préféré Maternité éternelle, en tout cas sur le plan de la maitrise cinématographique.
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Tu as raison, discutons-en quand tu auras posté sur Lettre d’amour
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Tu as raison j’ai aussi pensé au Grondement de la montagne concernant les relations du couple.
Et je suis encore éblouie par les images des 4 films que j’ai vus, leur grain particulier, l’espèce de brume enveloppante et un sens du cadre impressionnant je trouve.
Belle découverte oui et celle d’un acteur sublime (on ne se refait pas) Masayuki Mori.
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Oui, je suis d’accord, visuellement, c’est très beau. S’agissant de Masayuki Mori, tu n’as jamais vu Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, l’un des plus beaux films du monde ?
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Ping : Lettre d’amour de Kinuyo Tanaka : le courage d’une femme | Newstrum – Notes sur le cinéma
Ping : La lune s’est levée de Kinuyo Tanaka : la face cachée de la lune | Newstrum – Notes sur le cinéma
Je vais m’empresser de le commander. Je n’ai envie que de voir des films japonais en ce moment, même si Mizoguchi m’a bien agacée avec son comportement mesquin envers Tanaka.
J’étais désolée que Mazaguchi Mori disparaisse si vite dans le film. Qu’il est beau !
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Mizoguchi a réalisé les plus beaux films féministes de l’histoire du cinéma, on peut lui pardonner son comportement avec Tanaka dont on ne connait d’ailleurs pas tous les secrets. Elle joue également dans Contes de la lune vague après la pluie où elle est bouleversante.
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En tant qu’auteur des sous-titres, je tiens à dire que le titre n’est pas de mon fait, et a été modifié à mon insu : celui que j’avais proposé était Les Seins éternels, et le nouveau est un contrsens complet, comme vous le notez à juste titre.
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Bonjour et merci beaucoup pour cette précision. Si la traduction littérale ne plaisait pas, il y avait en effet peut-être mieux à faire que de parler de « maternité ».
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