
Premier film de Kinuyo Tanaka, Lettre d’amour (1953) a au départ pour protagoniste principal Reichiki, un ancien soldat qui vit dans une sorte d’attente, dans l’espérance de revoir son amour de jeunesse Michiko, qui a épousé un autre homme pendant que Reichiki risquait sa vie sur les théâtres d’opération de la seconde guerre mondiale. Mais peu à peu, la mire du récit va changer, passant de l’homme qui attend à la femme qui a disparu, comme s’il fallait à Tanaka le temps de son premier film pour se déprendre d’un point de vue masculin et imposer un point de vue et un sujet féminins. Comme Maternité Eternelle, Lettre d’amour est donc un film constitué de deux segments : une première partie consacrée à Reichiki, incarné par Masayuki Mori et son visage doux, qui fut samouraï humilié dans Rashômon de Kurosawa et potier séduit dans Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi ; une seconde partie s’intéressant pour l’essentiel à Michiko retrouvée, que joue Yoshiko Kuga. Les deux acteurs ont déjà formé un couple à l’écran dans L’Idiot de Kurosawa, belle transposition enneigée du livre de Dostoïevski.
Mizoguchi, qui donna à Tanaka ses plus beaux rôles, lui aurait refusé une lettre de recommandation lorsqu’elle émit le souhait de réaliser un film, et cet fait, s’il est attesté, mesure le courage et l’obstination qu’il lui fallut pour parvenir à ses fins. Or, Lettre d’amour est précisément un film sur le courage et la résilience. Non pas le courage du soldat, fait de pulsions, mais le courage qu’il faut pour oublier le passé et repartir de l’avant. Ce courage-là, Reichiki en est dépourvu. Il ressasse un passé qui barre son horizon, ce passé durant lequel Michiko s’est mariée avec un autre. Ce ressassement, cet avachissement physique et moral de Reichiki, Tanaka le montre d’emblée par des images, en l’enfermant dans l’appartement rectangulaire de son frère Hiroshi, un énergique marchand de livres ; plus d’un plan montre Reichiki courbé sur la dernière lettre de Michiko, dans la posture d’un homme cerné par le souvenir. Sans doute Lettre d’amour, avec sa structure narrative complexe, possède-t-il les défauts d’un premier film, dénué de la rigueur et de l’économie narratives de Maternité Eternelle, mais Tanaka montre un talent visuel évident lui permettant de raconter son récit à travers les images, en intégrant ses personnages dans le plan, en les situant dans un environnement social et économique défini dans l’espace et le temps. Celui de l’après-guerre au Japon, qui fut suivi d’une occupation militaire et d’une promiscuité forcées avec les forces militaires américaines laissées sur place. Dans L’Ange Ivre et Chien Enragé, Kurosawa s’attachait à décrire la misère matérielle et morale du Japon de l’après-guerre sous des auspices métaphysique : la tuberculose du yakuza et les miasmes d’une mare représentaient la gangrène de la corruption dans l’Ange Ivre ; quand Chien Enragé sondait avec une fièvre néo-réaliste les bas-fonds de Tokyo et la fatalité du mauvais choix à travers le thème du double. Tanaka procède autrement, en ne s’occupant que du quotidien et en décrivant les efforts du frère de Reichiki et de son ami écrivain pour sortir du marasme. Toutes les scènes où le frère redouble d’ingéniosité pour ouvrir un commerce, court dans la rue encombrée, sourit de sa propre audace en batifolant avec l’employée de la librairie, sont formidables.
Par un jeu de contraste, la joie de vivre du frère fait ressortir le caractère velléitaire de Reichiki, et la dureté du jugement qu’il porte sur Michiko lorsqu’il la revoit. Au lieu de remercier le ciel de ces miraculeuses retrouvailles cinq ans après, il l’accable de reproches quand il apprend qu’elle a couché avec un soldat américain après-guerre, auquel elle réclame, par voie épistolaire, des subsides pour survivre. Il ne peut supporter ce qu’il perçoit comme une déchéance morale, lui qui est pourtant rémunéré pour écrire ces fausses « lettres d’amour ». La Michiko de la réalité, inscrite dans l’épaisseur de ces temps difficiles, ne concorde pas avec l’image sentimentale qu’il avait gardée d’elle, une image d’écolière immaculée rangée dans son portefeuille. Non seulement il est inconscient des difficultés matérielles nées de sa condition de veuve, mais il la juge de surcroît à l’aune de principes qu’il ne s’applique pas à lui-même, qui vit aux crochets de son frère depuis cinq ans dans une coupable complaisance. Là aussi, c’est par l’image que Tanaka représente la condamnation proférée par Reichiki en montrant l’espace qu’elle creuse entre le couple qui se promène dans un jardin envahi de brumes. Au fur et à mesure que les mots de Reichiki tombent, coupants comme du verre, la distance entre eux semble augmenter, et elle va se faire aussi grande que la profondeur de champ le permet quand Michiko s’éloigne au fond du parc. Tous les plans de cette scène sont d’une grande beauté : en mélangeant brume et rayons de lumière, Tanaka suggère l’ombre que le comportement de Reichiki fait peser sur leur bonheur.
Dans sa dernière partie, le film détourne son regard de Reichiki, qui apparaît beaucoup moins sympathique qu’on ne le pensait de prime abord, pour s’attacher au sort de la courageuse Michiko et à ses tentatives pour s’affranchir de son sort de femme déchu. Peut-être y a-t-il à la fin un excès de mélodrame et de coïncidence, et le personnage de Michiko aurait gagné à être plus approfondi, puisqu’il existe surtout à travers Reichiki et le personnage du frère (de ce point de vue, Maternité Eternelle dessine un portrait de femme plus achevé), mais Lettre d’amour n’en reste pas moins un film aussi beau qu’intéressant, que ce soit par son sujet ou par ses images presque documentaires des rues grouillantes de la ville qui renaît. Une femme y croit possible de revivre après les traumatismes de la guerre. A l’homme d’y croire aussi. Apparition de Kinuyo Tanaka le temps d’une scène où l’on observe d’ailleurs cette chose singulière : la présence incroyable de l’actrice, dont est dénuée Yoshiko Kuga malgré son grain de beauté caractéristique.
Strum
je n’ai pas toujours l’occasion de vous le dire, mais un GRAND MERCI pour vos analyses de films !
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Merci beaucoup, c’est très gentil et tout le plaisir est pour moi. 🙂
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C’est le 1er film que j’ai vu. Dès la scène d’ouverture où le frère s’élance dans les rues, j’ai été captivée. On croit que ce sera lui le héros du film et puis non. Déjà ça c’est incroyable, presque déroutant.
La longue scène dont tu parles dans la brume d’un parc est magnifique et tellement cruelle. Je n’en revenais pas de la dureté de Reichiki alors qu’il retrouve enfin celle qu’il aime.
J’aime la fin même si elle est difficile et peut-être elliptique.
Mizoguchi a été un vrai mufle.
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Oui, j’aime bien la scène d’ouverture aussi ! Peut-être que Mizoguchi voulait garder sa muse pour lui tout seul…
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Salut Strum. Très beau post comme d’hab, je pense que j’ai « plus aimé » que toi même si cela ne veut pas dire grand chose.
Jai été particulièrement touché par ce que le film nous donne à voir du contexte de ce Japon d’après guerre que je ne connaissais pas très bien (j’ai vu le Kurosawa il y a très longtemps). En tout cas, belle découverte
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Merci ! En effet, c’est une des particularités de ces films, nous montrer des images que l’on ne voit pas habituellement ou pas souvent.
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