Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi : guerre et conte

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Certains films de Kenji Mizoguchi comptent parmi les plus beaux du monde. Ils sont si beaux qu’on ne les oublie jamais une fois vus, si tristes qu’ils sont difficiles à revoir. Dans Les Contes de la lune vague après la pluie (1953), film par lequel il fut découvert en occident grâce à un Lion d’Argent à Venise, Mizoguchi fait se rencontrer le monde du conte et le monde de la guerre. Au monde du conte, se rattache le récit de Genjuro le potier (Masayuki Mori) et de Tobei le paysan (Eitaro Ozawa), qui veulent pour l’un s’enrichir, pour l’autre devenir samouraï. Au monde de la guerre, appartiennent les différents épisodes du film, faits de pillages, d’humiliations et de meurtres. Comme de coutume chez Mizoguchi, ce sont les gens du peuple, les plus faibles, qui sont les principales victimes de ces joutes guerrières décidées ailleurs, pions déplacés sur quelque échiquier inconnu des hommes. Genjuro et Tobei l’apprendront à leurs dépens. Mais ce sont Miyagi (Kinuyo Tanaka) et Omaha (Mitsuki Mito), leurs épouses délaissées, qui éprouveront le plus cruellement les conséquences de leurs lubies. Mizoguchi a toujours prêté une attention particulière au sort des femmes japonaises dans son oeuvre.

Avec Yoshikata Yoda, son co-scénariste habituel, Mizoguchi adapte ici un classique de la littérature japonaise de la fin du XVIIIè siècle, Les contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari (l’Ugetsu-Monogatari), un recueil de contes fantastiques dont l’atmosphère religieuse et les péripéties s’inspirent du théâtre Nô. Mais là où Akinari consacrait plusieurs de ses contes aux principes de la Voie du Bouddha tels qu’en devisent moines et Empereurs échappant aux contingences du réel (ainsi dans le conte Shiramine), Mizoguchi choisit de n’adapter librement qu’un seul conte (La Maison dans les roseaux, même s’il emprunte aussi à L’Impure passion d’un serpent) en reprenant le sujet d’un mari qui abandonne sa femme et surtout en centrant son récit sur les laissés-pour-compte du Japon troublé de la fin du Moyen-âge. Ce changement de point de vue emporte une conséquence majeure : le conte fantastique n’est plus que le cadre esthétique d’un récit de survie en temps de guerre. Les personnages ne sont plus des lettrés ; au bas de l’échelle sociale, ils sont bien trop éprouvés par la vie pour avoir le loisir de s’interroger sur la Voie du Bouddha. Le détour par le monde des fantômes et des esprits qu’emprunte Genjuro pour rencontrer Machiko Kyō et son visage de brume, ce monde où l’on est « incapable de distinguer le songe de la réalité » comme l’écrit Akinari, se paie chèrement et le retour à la réalité s’avère terrible. Celle-ci n’est pas un songe, elle n’est pas de l’étoffe des rêves imaginée par le baroque européen, elle n’est qu’épreuves à traverser.

Nos quatre personnages, deux hommes, deux femmes, n’ont aucun répit, ne peuvent compter ni sur le refuge de l’art (comme Miss Oyu), ni sur l’appui du monde spirituel (comme O’Haru, femme galante qui s’en remettait à Bouddha) pour conserver l’espoir d’un monde meilleur. Ballotés par les évènements, ils sont pareils à des morceaux de bois emportés par les flots, qui dérivent au gré du courant (métaphore utilisée par Akinari et la poésie japonaise en générale). Or, ce courant est plein de traîtrises qui frappent sans crier gare. Est-ce vraiment la seule ambition de Genjuro et Tobei qui est la cause de leur malheur ? Leur qualité de potier et de paysan est-elle donc si durable qu’ils doivent payer du prix du sang et de la honte leurs tentatives pour sortir de leur condition sociale par le travail de leurs mains ? Genjuro n’a-t-il donc pas le droit de vouloir offrir à Miyagi un nouveau kimono ? Si nous étions dans le seul conte bouddhique alors peut-être faudrait-il en tirer la morale que Genjuro et Tobei paient par le malheur un esprit de lucre et de gloire espérée. Mais tel n’est pas le cadre choisi par Mizoguchi : ici, les souffrances de la réalité percent les brumes du conte et même les fantômes témoignent d’une épreuve subie dans le monde réel (selon le principe bouddhique du karma). La structure narrative du film est celle du conte (c’est l’histoire d’un aller-retour, à la situation de départ répondent les conditions du retour), son atmosphère et son esthétique sont souvent de brume, mais sa substance est celle d’une réalité assombrie par la nuit de la guerre. Genjuro et Miyagi, Tobei et Omaha, paient surtout le fait d’être pauvres et rien ne nous dit que la guerre les aurait épargnés s’ils étaient restés dans leur village.

Ces personnages emportés par le torrent de l’époque, Mizoguchi les filme avec ces travelling latéraux si doux du chef opérateur Kazuo Miyagawa qui sont caractéristiques de la manière du cinéaste et forment chez lui le contrepoint formel du tragique, comme si sa caméra glissait elle aussi le long d’un fleuve, miroir épousant le mouvement du destin des personnages et enregistrant leur douleur. Chez Mizoguchi, l’eau est le territoire du tragique et les fleuves marquent le seuil des enfers ; c’est par voie marine que les deux couples gagnent la ville. Mais si sa manière est celle d’un poète classique, ce qu’il nous montre dans ce film n’appartient pas au seul Moyen-Âge japonais. Comme dans L’Intendant Sancho, les images de guerre du film, les souffrances endurées par les personnages, souffrances sans causes apparentes (cette lance qui tue sans raison au détour d’un chemin) mais aux conséquences indicibles, expriment une vérité humaine qui traverse les siècles : les première victimes de la guerre sont toujours les mêmes, au Moyen-Âge comme au XXe siècle ; en 1953, au moment où sortait le film, le Japon pansait encore ses plaies de la seconde guerre mondiale.

Le sentiment d’inexorabilité des Contes de la lune vague après la pluie naît assez tôt dans la narration. Il sourd des tambours de la musique de Fumio Hayasaka. Dans Les Sept Samouraïs de Kurosawa, Hayasaka utilisait des tambours en tant que fond sonore martial d’une épopée guerrière et sociale où un groupe de paysans déterminés triomphait de la guerre. Ici, c’est la guerre qui triomphe, et les tambours sont pareils aux coups du destin, nous prévenant que le malheur est en marche et qu’aucune force, qu’elle soit collective ou individuelle, séculaire ou spirituelle, ne pourra l’arrêter : inexorablement, des femme seront violentées par des pillards ; inexorablement, la lame veule d’une lance frappera dans la nuit ; inexorablement, des hommes poursuivront de vaines illusions dans le fracas de la guerre. Un film sublime de bout en bout dont la fin est bouleversante.

Strum

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11 commentaires pour Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi : guerre et conte

  1. lorenztradfin dit :

    Je dois avouer que ma 1ere vision de ce film en 76 m’avait laissé de marbre. Revu plus tard (début 80 avec une amie fan (et érudite) du cinéma japonais) j’ai utilisé des adjectifs comme toi « bouleversant » « sublime » …. merci pour ce « rafraîchissement » de la mémoire ….

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  2. Strum dit :

    De rien. Je l’avais vu (et beaucoup aimé) il y a une vingtaine d’années, mais j’en avais surtout retenu l’atmosphère onirique. En le revoyant pour cette chronique, j’ai été au contraire frappé par la vérité humaine qui se dégage des épisodes réalistes, ceux qui comptent manifestement le plus pour Mizoguchi, et j’ai été incroyablement ému par les cinq dernières minutes dont je ne me souvenais plus. Mon histoire est un peu différente de la tienne, mais les similitudes sont suffisantes pour en conclure que c’est un film devant lequel on réagira différemment en fonction de l’âge auquel on le voit.

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  10. Pascale dit :

    ça y est je l’ai vu.
    C’est effectivement magnifique. J’ai adoré la première partie presque tranquille avec cette vie difficile mais épanouie. La suite est terrible, surtout pour les femmes. Les hommes sont assez pitoyables.
    Je comprends mieux les magnifiques atmosphères brumeuses de Tanaka.
    Une chose m’a gênée néanmoins. L’interprétation des garçons. Leur jeu est souvent outré comme s’ils étaient encore au temps du muet. Et pourquoi sont-ils toujours voûtés et comme s’ils marchaient à reculons alors que les femmes sont formidables et beaucoup plus naturelles.

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    • Strum dit :

      Ce que tu dis sur l’interprétation est très juste. Les personnages de femmes sont toujours magnifiques et fabuleusement interprétées chez Mizoguchi et les hommes n’ont presque jamais de beaux rôles et sont toujours interprétés de manière falote. Lui-même n’a jamais pardonné à son père violent d’avoir vendu sa soeur comme geisha. Maintenant que tu as découvert Mizoguchi, tu as devant toi une bonne demi-douzaine de chefs-d’oeuvre à voir !

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