
La lune qui se lève, c’est ce moment où se joue, dans ce deuxième film de Kinuyo Tanaka, le sort d’Ayako et Setsuko Asai, celui où le choix d’un mari va les conduire à quitter leur père pour entrer dans le deuxième âge de leur vie, auprès d’un mari. Chez Ozu, seuls deux états sont réservés aux femmes, celui de fille ou celui d’épouse, et il n’existe pas de condition tierce. Cet état tiers, celui d’une liberté affranchie des rituels et du service des hommes, sera représenté par Tanaka dans Maternité Eternelle (1955), quoiqu’il ne sera autorisé à son héroïne cancereuse qu’à l’approche de la mort. Mais ici, les bornes du récit sont celles édictées par le scénario co-écrit par Ozu dont hérite la réalisatrice. Tout familier du réalisateur d’Eté précoce reconnaitra d’ailleurs les enjeux du film où il s’agit pour les filles d’un veuf (l’inévitable Chishu Ryu) de se marier. Au sein de ce territoire prédéterminé, Tanaka tente néanmoins de faire valoir son point de vue féminin de plusieurs façons.
D’abord, par le choix de son personnage principal, la fille cadette espiègle, Setsuko aux jeux d’enfant, qui s’essaie, avec plus de succès que l’Emma de Jane Austen, au rôle d’entremetteuse entre sa soeur Ayako et un ami d’enfance de la famille, l’ingénieur Anemiya, qu’intéresse a priori davantage le sujet de la transmission par micro-ondes que les jeunes filles. Setsuko fera en sorte que les deux amis d’enfance se rencontrent au clair de lune et s’avouent leurs sentiments – aveu hors champ en raison de l’extrême pudeur qui préside à leur relation amoureuse. L’ingéniosité et l’énergie juvénile de Setsuko, incarnée avec vivacité par Mie Kitahara, produisent quelques scènes de comédie auxquelles participe Tanaka elle-même dans le rôle d’une employée de maison servant de messager entre les jeunes gens.
Ensuite, en essayant par sa mise en scène de se libérer des normes esthétiques habituelles du cinéma d’Ozu. Si les plans introductifs posant le décor, ainsi que quelques plans du début, où la caméra posée à même le sol filme quasiment de face les personnages, font songer au maître japonais, la beauté des images, la prédilection de Tanaka pour l’usage de la brume, et surtout une composition des plans suscitant par le jeu des surcadrages une profondeur de champ presque systématique, la situent bien davantage du côté d’un autre maître : Mizoguchi dont elle fut la muse. La scène où se trouve révélé l’amour d’Ayako pour Anemiya fait écho à cette tentative d’introduire dans les images un lyrisme contenu. Dans cette séquence, Ayako revient de sa promenade au clair de lune en mimant la colère devant une servante puis se met à fredonner du Chopin à son bureau en balançant la tête, sans que son visage soit montré (toujours cette pudeur obligée). La musique prend alors le relais, Chopin faisant irruption dans le motif musical joué au violon, et par un plan qui tient à la fois du recadrage sur un couloir vide et du bref travelling avant, Tanaka figure ce bonheur qu’Ayako est incapable de montrer elle-même, qu’elle soit contrainte par son éducation japonaise, sa position de fille intermédiaire, ou la tournure particulière de son esprit. Cette prise en charge du bonheur par la caméra plutôt que par les visages et les actes des personnages, qui sont au fond toujours raisonnables, est à la fois la spécificité de ce film tendre mais aussi sa limite dramaturgique, puisque les enjeux narratifs et le déroulement du récit sont assez prévisibles. A ce stade du récit, on pourrait croire qu’il se contente de dire qu’il faut se saisir du grand amour quand il se présente de peur se passer à côté, les plans de la pleine lune, certes très beaux, représentant symboliquement les espérances d’un amour de jeune fille selon une imagerie romantique très éloignée du portrait amer de la vie conjugale dans Maternité Eternelle.
Cependant, Tanaka parvient in extremis à faire entendre sa voix de femme désenchantée en s’interrogeant au terme de l’intrigue sur la face cachée de cette lune qui s’est levée, lorsqu’elle suggère ce que sera la vie de femme au foyer de Setsuko. Elle est amoureuse d’un jeune homme a priori bon et respectable, Yoshi, mais celui-ci, au lieu de lui dire qu’il l’aime, lui fait savoir qu’elle devra endurer un labeur de ménage et de cuisine chaque jour à ses côtés – sans avoir beaucoup le droit d’exprimer ses désirs si l’on en croit la réaction de Yoshi lorsqu’elle fait part de son souhait de partir à Tokyo avec lui. On est ici loin du romantisme lunaire qui a prédédé et s’il faut faire la part du formalisme des relations et des rituels japonais, l’honnêtété sans fard de Yoshi donne à réfléchir. On pourrait regretter que ce dévoilement de la vie future de Setsuko ne soit pas montrée au spectateur, sauf indirectement à travers les mots de Yoshi, qui sollicitent l’imagination du spectateur. Et le film aurait sans doute eu une force plus grande s’il avait été suivi d’une autre partie montrant, sinon le désenchantement de Setsuko, du moins ses journées de femme japonaise servant docilement son époux, face cachée de cette lune jetant ses pâles lueurs sur les promenades nocturnes. Néanmoins, quand on repense à cette histoire assez légère en apparence, on garde en tête cette curieuse déclaration d’amour finale et le visage de Setsuko qui sourit faiblement au milieu de ses larmes, sans compter ce bref plan à la fin sur la troisième soeur qui se sacrifie pour rester auprès du père. Tanaka montre encore une fois son goût des belles images et son talent pour filmer rituels japonais et scènes de la vie domestique qu’on voit peu ailleurs dans le cinéma japonais des années 1950.
Strum
Visuellement sublime j’ai été moins emballée par l’histoire de ce film que par les autres de Tanaka. Contrairement à toi l’espièglerie (et la voix) de la petite soeur m’ont fatiguée.
Mais l’image, les cadres, les décors ( la maison) et cette brume sont envoûtants.
C’est dans ce film qu’on voit les célèbres et sacrées biches ?
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En effet, c’est là qu’apparaissent les biches dans des images empreintes d’un romantisme brumeux. L’histoire est plus convenue mais le film est sauvé de l’anecdotique par la chute et la dureté de Yoshi qui dément le romantisme qui a précédé.
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J’ai – aussi – beaucoup aimé ce film là. Le ton léger des deux premiers tiers du film tranche considérablement avec les deux films de Tanaka que tu as chroniqués (et aussi avec le ton – un peu plus grave – des films d’Ozu).
Le message « féministe » de la dernière partie ne peut qu’emporter l’adhesion aujourd’hui (je serais curieux de comprendre quels étaient vraiment les enjeux d’un tel message dans le Japon de l’époque, apparemment, Tanaka avait des soutiens ET des détracteurs). Ce qui m’aurait le plus gêné serait la rupture narrative brusque entre la Setsuko entremetteuse et la Setsuko amoureuse. Cela dit, quand j’ai vu le film, j’étais tellement emballé par ce que j’avais vu de Tanaka (Lettre d’amour vu la veille) que mon post était unanimement enthousiaste.
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Moi aussi, je serais curieux de savoir qu’elle a été exactement la réception de films de Tanaka dans les années 1950 au Japon. Je pense que les cinq ans qui ont suivi son très féministe Maternité Eternelle durant lesquelles elle n’a pas pu tourner nous donnent un début de réponse.
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Je n’y avais pas pensé (« les cinq ans qui ont suivi Maternité éternelle »), tu as peut-être raison.
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