Pluie noire de Shohei Imamura : ne regarde pas

Le cinéma de Shohei Imamura est un cinéma du temps long, celui de l’histoire et de la sociologie. Certains phénomènes, comme les rites, les processus historiques, les faits sociaux, ne se comprennent qu’inscrits dans la durée. Pluie noire (1989) s’écoule ainsi sur une durée de 5 ans, le film commençant le 6 août 1945, jour où un bombardier américain lança une bombe atomique sur Hiroshima, ville cotière de 345,000 habitants et siège d’une des principales divisions de l’armée japonaise, et s’achevant plus de cinq années après, au moment où les protagonistes survivants du drame sont irrémédiablement consumés par les radiations qui contaminaient leurs chairs de l’intérieur. Et encore Imamura avait-il imaginé de continuer son récit jusque dans le temps présent, tournant même des séquences en couleurs devant ouvrir et terminer son récit, avant qu’il ne renonce à cet encadrement narratif de crainte de trahir par trop le livre de Masuji Ibuse, classique de la littérature japonaise dont le film est tiré. L’agonie solitaire d’un groupe d’Hibakusha (selon la dénomination japonaise), ces irradiés condamnés à mourir dans l’indifférence, voilà ce que raconte Pluie noire. Hiroshima fut non seulement un crime de guerre terrifiant, resté impuni, mais aussi une ombre jetée par delà la guerre sur la vie de milliers d’individus devenus parias.

Le récit s’organise à partir de deux segments temporels distincts : d’une part, le 6 août 1945, quand l’apocalypse s’abat sur Hiroshima, que doivent traverser Shigematsu (Kazuo Kitamura) et Shigeko (Etsuko Ichihara) et leur nièce Yasuko (Yoshiko Tanaka) : vision de l’enfer où l’on passe entre les carcasses calcinées des maisons, où l’on croise des damnés aux visages carbonisés et aux membres déformés, où l’on entend des cris hors champs, où se fraie dans le grain de l’image la masse sombre d’un nuage bas et semi-transparent, celui de la radioactivité. Les violons de Toru Takemitsu accompagnent ces images insoutenables, dans une tonalité qui rappelle celle de sa musique pour Ran de Kurosawa, autre vision d’un enfer sur terre. D’autre part, l’agonie des irradiés cinq ans plus tard, après une ellipse, une béance. Agonie qui est d’abord sociale puisqu’ils vivent en parias au sein d’une petite communauté tenue à l’écart dans la campagne. La beauté sereine des lieux où des montagnes douces dessinent la ligne d’horizon forme un contraste avec le sort funèbre des habitants. On y retrouve Shigematsu et Shigeko qui essaient vainement de marier leur nièce Yasuko. Elle est jolie et ils sont riches mais son statut d’irradiée, qui a traversé Hiroshima et reçu sur son visage l’épaisse pluie noire radioactive enfantée par la bombe, la condamne à une mort sociale excluant toute chance de mariage. Et puis vient ensuite le temps de l’agonie physique, quand le poison de l’irradition rend les chairs putrides et les cerveaux dérangés.

« Ne regarde pas » dit Shigematsu à Yasuko lors de la traversée d’Hiroshima : trop d’horreurs à supporter, de souffrances à entendre. Et de fait, Pluie noire est un film parfois difficile à regarder, l’un des plus impressionnants du cinéaste. Mais il faut se forcer à regarder pour se souvenir. Imamura a toujours été un cinéaste soucieux de montrer, de dévoiler, les pulsions, les mauvaises actions, tout ce que l’on ne montre pas d’habitude, parfois avec un ton sardonique et toujours selon des constructions de plans baroques où le cadre est encombré de surcadrages, de paravents, de saletés, de bibelots et de meubles, comme pour faire voir tout ce qui obstrue d’habitude une vision claire de la réalité. Mais Pluie noire est entièrement dépourvu des constructions visuelles baroques et des sarcasmes de Cochons et cuirassés, La Femme insecte ou Le Pornographe. Cette fois, Imamura montre sobrement, en pleine lumière, celle de « l’éclair qui tue », comme si sa truculence et ses manières de garnement de la nouvelle vague japonaise avaient été vaincues par les images de dévastation du début, reconstituées avec un réalisme saisissant. Passé un certain degré d’horreur, l’esprit de moquerie devient indécent.

La communauté des Hibakusha du film vit selon des rites immuables, dans le respect de la volonté des ancêtres et des catégorisations sociales très nettes en ce temps là au Japon, et Imamura enregistre avec attention ces rites qui sont nécessaires à leur survie car ils sont les étais sur lesquels s’appuie le temps qui reste, que souligne des plans récurrents d’horloge. Parfois, les excentricités d’un personnage donnent lieu à une scène qui pourrait tendre vers la bouffonnerie qu’Imamura a pu montrer par le passé, ainsi ces séquences où un ancien soldat conducteur de chars, traumatisé par le bruit des moteurs, tente d’arrêter les rares véhicules motorisés qui passent dans cet endroit reclus en se figurant qu’il s’agit d’une attaque ennemie. Mais même lorsque sa mère et les voisins se mettent à ramper sur la route comme lui pour le ramener à la maison, rien ne demeure de la bouffonnerie imamurienne, qui été effacée par le souffle de la bombe. Ce soldat est sculpteur et ses petits bouddhas sont pareils à des masques de souffrance déformés par la guerre. Au milieu du film, alors que le temps se déroule sur un rythme engourdi, dont on ne sait s’il résulte d’une volonté de faire ressentir l’arrêt du temps ou de la réorganisation narrative subi par la récit après la décision d’Imamura de changer la chute, une romance semble naître entre la jeune Yasuko et le soldat sculpteur. Ils se comprennent, pouvant échanger sur leur malheur. Mais même cela ne leur sera pas accordé. Il n’y a plus que le gris de la résignation, la pénombre du malheur, pôles chromatiques entre lesquels se déploie le film, comme un echo du nuage radioactif du début, comme si les personnages n’avaient le droit de vivre qu’entre l’enfer et le purgatoire. Et pourtant, ils essaient quand même de survivre de toutes leurs forces restantes, dernière pulsion qui les rattache aux autres vivants qu’Imamura enregistre sous la forme d’une croyance : en un miracle dont on sait qu’il ne viendra pas. L’homme tisse la corde qui le pendra, dixit Imamura (ou Ibuse).

Strum

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6 commentaires pour Pluie noire de Shohei Imamura : ne regarde pas

  1. lorenztradfin dit :

    En effet, un très beau film horrible …..

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  2. Tout est dit Strum. Un film éprouvant et en même temps nécessaire. Et quel talent d’Imamura de restituer avec autant de force le livre d’Ibuse

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  3. J’avais lu le livre d’Ibuse, qui était vraiment poignant. Je veux bien imaginer que l’adaptation cinématographique soit terrible à voir…

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