C’est pour le bien de ton pays. C’est pour le bien de ta famille. C’est pour le bien de ta fille. Cette trinité d’injonctions, Tome (Sachiko Hidari) ne cesse de l’entendre durant La Femme insecte (1963) de Shohei Imamura qui raconte son histoire de 1918 à 1960. Sa vie de femme est une litanie de contraintes, à la campagne comme à la ville. Paysanne née d’un père inconnu, sans doute un propriétaire ayant exercé son droit de cuissage, abusée à son tour par un autre fermier, sommée de travailler à l’usine durant la seconde guerre mondiale où elle est cède aux avances d’un superviseur profitant d’une faiblesse physique due aux privations alimentaires, réduite à se prostituer pour sortir de la misère après-guerre, exploitante à son tour quand elle devient proxénète avant qu’une dénonciation ne la jette en prison, elle suit un long chemin de labeur, où la guide son instinct de survie mais où son véritable libre arbitre se trouve réprimé. A intervalles réguliers, Imamura fige ses images et l’on entend alors une voix fluette qui gémit, comme venue du fond de la conscience : c’est la voix réelle du personnage qui exprime dans le secret du coeur ce que la société japonaise ne lui permet pas de dire tout haut. C’est pourquoi il serait impropre de voir en Tome un personnage d’opportuniste ; c’est une combattante qui lutte avec les seules armes dont elle dispose.
Fort de l’usage d’images d’archives, Imamura évoque plusieurs évènements historiques en parallèle du récit, notamment la Guerre de Corée et les manifestations provoquées par le traité de coopération mutuelle entre les Etats-Unis et le Japon. Mais si l’Histoire japonaise est en marche, elle n’affecte guère Tome qui reste sur place, retenue par l’immobilité de sa condition féminine, s’agitant en tout sens pour survivre sans parvenir à échapper au carcan de sa précarité. Elle est enfermée dans un réseau d’obligations familiales et sociales, comme prisonnière d’une boite, et Imamura compose ses plans de telle manière que les cadres y sont presque systématiquement encombrés, obstrués dans leur perspective. Il y a toujours un sur-cadrage, ou un obstacle dans l’image qui empêche de passer, resserre le personnage dans un espace étroit. Les étreintes sexuelles, filmées en gros plans, où réside une pénombre qui mange une partie de l’écran, sont violentes et claustrophobiques, autre prison pour Tome. Du reste, la plupart des hommes ne sont dépeints qu’à travers leur attirance pour le sexe, comme dans Cochons et Cuirassés et Le Pornographe – même un personnage masculin positif comme le père à moitié demeuré mais qui aime sa fille et sa petite-fille est soumis à des pulsions incestueuses.
Le titre original du film, Chronique entomologiste du Japon, révèle son ambition sociologique : parler moins d’une existence que du Japon tout entier. Mais Imamura ne se fait pas anthropologue impartial (pour autant que cela existe) se penchant, indifférent, sur son objet d’étude. Bien que son film soit exempt de tout sentimentalisme et épouse la forme d’une chronique (suscitant une distance par rapport aux évènements), il prend parti pour Tome, combattante dont la vie est aussi difficile que celle de cet insecte gravissant péniblement une masse de terre dans le plan d’ouverture du film. A cette image fait écho l’un des tous derniers plans où Tome monte une colline : du fait de l’échelle choisie, elle est pareille, vue de loin, à un insecte solitaire, mû par une volonté inextinguible, croyant progresser, mais restant en réalité à son point de départ, répétant éternellement le même geste tel un Sisyphe que l’on n’imagine cette fois pas « heureux ». Seule sa fille Noburo, moins encline à accepter la domination masculine, peut espérer prendre le train de l’Histoire, avoir une vie meilleure, et elle le doit à la manière dont elle berne le grossiste. Devenir à leur tour prédateur pour échapper à leur destin d’insecte, voilà la seule voie qui s’ouvre à ces paysannes si elles veulent survivre et Imamura laisse voir toute l’admiration qu’il leur porte, moins fataliste de ce point de vue là qu’un maître féministe de l’ancienne génération comme Mizoguchi. Un film dur, à l’impressionnante maîtrise formelle, qui condense tout l’art baroque d’Imamura et où il continue de dessiner un portrait du Japon mêlant inextricablement instincts humains primaires et organisation sociale. Sachiko Hidari est remarquable.
Strum
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Je n’en peux plus de découvrir et subir le sort réservé aux femmes dans la vie et au cinéma. Pour une fois je ne me mettrai pas en quête du Dvd :-).
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C’est très bien mais ce n’est pas drôle en effet. D’autres films d’Imamura pourraient te plaire cependant, L’Anguille par exemple.
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J’ai vu l’Anguille à sa sortie…
Je n’ai plus les détails mais je me souviens d’un type qui devenait un peu fou de et à cause de son anguille. Je revois le beau petit village…
C’était une demi palme il me semble !
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C’était une palme partagée avec Le Gout de la cerise de Kiarostami effectivement. Je préfère L’Anguille.
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Bonjour Strum, je serais bien aller le voir mais il ne se donne plus qu’à 11h30 tous les jours. Peut-être le week-end prochain s’il se donne encore. Bonne fin d’après-midi.
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Bonjour dasola. Oui, ce n’est pas pratique. Sur grand écran, on doit ressentir encore plus l’aspect claustrophobique de l’ensemble. Bonne fin d’après-midi aussi.
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Je ne connais pas ce film. Il me semble dans le même cycle que L’histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar. Je connais cependant mieux Imamura d’après La vengeance est à moi et j’aime beaucoup ses films.
À bientôt.
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Bonjour Vs. En effet, c’est sa veine sociologique, disons. C’est un réalisateur étonnant qui a plusieurs grands films à son actif. Pour ma part, je n’ai pas vu La Vengeance est à moi, que j’aimerais bien voir. Merci de votre passage.
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Il y a dans La vengeance est à moi une très belle scène sensuelle. Une des plus mémorables que j’ai vu. Sinon j’ai un petit faible pour Eijanaika.
À bientôt.
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Merci. Je n’ai pas vu non plus Eijanaika. Pour bientôt, j’espère. Mon préféré, c’est Pluie Noire, qui est extraordinaire.
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