
Shohei Imamura est un diable de réalisateur : il parvient presque toujours à surprendre son spectateur, à l’emmener là où il ne s’attend pas. L’Evaporation de l’homme (1967) commence comme un documentaire pour finir par reconnaître la prééminence de la fiction. Sans doute, c’est une façon de reconnaître la part de fiction qui entre dans tout documentaire, puisque tout documentaire est un récit agencé par le documentariste. Mais Imamura va un peu plus loin dans son jeu entre fiction et réalité, puisqu’il n’est pas si facile ici de savoir ce qui relève du cinéma ou du genre documentaire, malgré la révélation finale. Ni faux cinématographique, car on y reconnaît les compositions de plan baroques et encombrées d’objets et de têtes ainsi que les arrêts sur image de l’Imamura de La Femme insecte, ni tout à fait faux documentaire, terme insatisfaisant, ce film est presqu’un genre en soi, en constante hésitation sur ce qu’il est réellement.
Au départ, une voix-off nous annonce qu’il s’agit pour Imamura d’enquêter sur un phénomène de société propre au Japon : chaque année, 80.000 japonais disparaissent, s’évaporent à travers les mailles de la société japonaise, sans laisser aucune trace. Le réalisateur apparaît lui-même à l’image, accompagné d’un assistant réalisateur qui n’est autre que Shigeru Tsuyuguchi (acteur de Désir meurtrier d’Imamura), lequel interroge une suite de témoins sollicités pour donner leur avis sur le fait divers suivant : un certain Oshima (on ne saurait dire s’il s’agit d’une pique adressée par Imamura à l’autre grand réalisateur de la Nouvelle Vague japonaise), VRP vendeur de plastiques, s’est volatilisé il y a de cela un an et demi et n’est jamais réapparu. La fiancée du disparu, dont on nous dit qu’il était reconnaissable aux épais sourcils lui barrant le visage, accompagne l’équipe de tournage car elle ne peut oublier Oshima et veut le retrouver. S’ensuit une série d’interviews, de la police, l’employeur, la mère d’un ami, ses parents, d’anciennes maîtresses, capturés dans des lieux divers mais souvent cloisonnés, selon la manière d’Imamura, interviews dont on suppose d’abord qu’ils ont pour objet de former un portrait de l’homme évanoui : discret, timide, un peu voleur puisqu’il a détourné de l’argent, bon danseur, ne dédaignant pas une sortie pour boire un verre, ayant un certain succès auprès des femmes, voilà, ce que l’on apprend, c’est-à-dire pas grand chose en somme, voire rien du tout. Oshima n’est personne et nulle part. Ce rien signifie-t-il qu’Oshima possédait une faille, un germe d’auto-destruction en lui, un peu comme ces constructions humaines dont W. G. Sebald écrivait dans son livre Austerlitz qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future destruction ?
Que nenni, ce serait trop simple, et même une medium qui est sollicitée, comme ils s’en trouvent dans plusieurs films japonais pour faire parler les morts (pensons à Rashomon de Kurosawa ou Le Détroit de la faim d’Uchida) échoue à faire avancer l’enquête. Car insensiblement, le film se met à faire un portrait non pas d’Oshima mais en creux de la fiancée abandonnée, la femme qui accompagne l’interviewer. Chercher l’homme, vous trouverez la femme, ce qui d’ailleurs fait écho à une autre phrase de Sebald selon laquelle nos meilleurs projets n’ont de cesse de se muer en leur exact contraire. Puis de digression en digression, Imamura semble s’intéresser à la soeur de la fiancée, une ancienne Geisha toujours souriante, qui a fait plusieurs métiers, y compris chauffeur, et dont plusieurs témoins affirment qu’ils l’ont vu maintes fois dans la rue, marchant en compagnie du disparu. Oshima semble désormais oublié de tous, d’Imamura et des deux soeurs, comme s’il ne restait rien de lui sinon le prétexte d’une nouvelle dispute entre les deux soeurs, dont la rivalité est ancienne et préexistait à leur rencontre avec Oshima. Et le réalisateur d’organiser une confrontation entre les deux soeurs pour tirer cette histoire au clair qui ne semble plus du tout filmée comme un documentaire mais plutôt dans un studio de cinéma. Façon de dire peut-être que non seulement la vérité d’un être est contradictoire, inaccessible, mais que le soi-disant cinéma-vérité n’existe pas et n’est qu’une reconstitution de plus.
Au delà de la virtuosité cinématographique et la singularité de l’ensemble, qui en fait un film qui mérite d’être vu, à l’exception peut-être de l’épilogue un peu superflu (puisqu’on sait désormais à quoi s’en tenir), c’est la leçon que semble tirer le film qui intéresse. C’est la même, au fond, que celle des autres films des années 1960 d’Imamura, La Femme insecte, Cochons et cuirassés ou Le Pornographe : certes, les femmes japonaises doivent la plupart du temps servir et subir les hommes, rapport de serviteur à maître qui est le résultat d’anciennes traditions qui restent profondément ancrées dans la société japonaise, mais cela a fait d’elles des être plus résistants et dignes d’admiration que ces hommes un peu lâches qui parfois s’évaporent et qui sont beaucoup moins forts que ce que leurs manières et leurs attitudes peuvent laisser paraître.
Strum