
Dans un film de Jacques Tourneur, même ceux qui ne sont pas ouvertement fantastiques, même dans ses films noirs et ses westerns, on a toujours l’impression qu’une menace venue de quelque lieu obscur plane sur la tête du héros. Dans Nightfall (1957), qui suit le formidable Rendez-vous avec la peur dans sa filmographie, dès l’ouverture, la menace est présente : Jim Vanning, carrure de brute et visage las, ancien d’Okinawa comme l’acteur Aldo Ray qui l’incarne, sursaute à l’instant où les lumières s’allument chez un marchand de journaux, annonce de la nuit aussi bien que de la couleur de la fatalité qui s’est abattue sur lui. Un flashback déroulé en plusieurs parties le raconte : Jim est suspecté du meurtre d’un ami docteur avec lequel il campait dans les étendues enneigées du Wyoming. La fatalité du film noir a voulu que les deux amis rencontrent deux gangsters en fuite, John et Red (les patibulaires Brian Keith et Rudy Bond), qui venaient de dérober une banque et qui abattent le docteur. Chanceux dans sa déveine, Jim a survécu à la rencontre et a même pu s’emparer du butin, qu’il a caché dans une cabane abandonnée. Du moins est-ce ce que l’on est conduit à croire, car après tout le flashback est raconté par Jim lui-même avec la part de subjectivité que recèlent les souvenirs.
Est-ce un défaut du scénario de cette série B imparfaite mais aux attraits rehaussés par la mise en scène de Jacques Tourneur, ou une ambiguïté voulue ? Toujours est-il que le comportement de Jim dans cette affaire n’est pas des plus rationnels. Il s’enfuit sans essayer de se disculper auprès de la police et le voici à la fois poursuivi par cette dernière, par l’inspecteur de la compagnie d’assurance mandatée par la banque cambriolée et par les deux tueurs qui veulent recouvrer leur butin. Dans son malheur, la chance lui sourit à nouveau : il rencontre une jolie modèle, Marie Gardner (Anne Bancroft), lasse elle aussi de son destin de femme photographiée (qui consiste surtout à rencontrer des hommes ne lui convenant pas selon ses dires). Personnage féminin un peu négligé par le scénario, Marie s’éprend de Jim en vingt-quatre heures et les voici qui partent en bus pour le Wyoming.
Mais passons sur ce scénario en apparence cousu de fil blanc, car là ne réside pas l’intérêt principal du film. Ce qui en fait un film de Tourneur fils, quand bien même ce serait une oeuvre mineure de sa filmographie, ce sont les images du mal qu’il montre ou suggère (le pouvoir de suggestion est au principe de son cinéma), images quasi-symboliques, où les « monstres » ne sont pas organiques, comme dans Rendez-vous avec la peur, La Féline, Vaudou ou même Wichita et ses cowboys pris de folie à minuit, mais sont faits de rouages, de métal et de peaux tannées : c’est la tête d’une pompe de forage au début du film, marteau broyeur auquel John et Red destinent Jim s’il ne parle pas ; c’est la bouche d’un chasse-neige à la fin, filmée par Tourneur en gros plans comme s’il s’agissait de la gueule d’une bête géante aux crocs tournoyants; c’est le visage de Red tordu d’un rictus sadique comme une sculpture mauvaise ; c’est ce plan du sac où se trouvent les billets volés, posé sur l’étendue d’une plaine du Wyoming comme une idole assoupie dans la blancheur traîtresse de la neige attendant que l’on s’entretue pour elle (un plan qui paraît anticiper Fargo des frères Coen). Autant d’incarnations d’une fatalité possible pour Jim, comme si, bien que l’issue soit finalement heureuse, il était las non seulement de fuir les tueurs et la police à ses trousses mais aussi sa propre conscience, comme si les flashbacks que nous avons vus n’avaient pas révélé tout le fond d’une histoire où il fut probablement l’amant de la femme du docteur.
Strum
Un Tourneur (Jacques) mineur, en effet, et j’avoue avoir été déçu en le voyant pour la première fois. mais un Tourneur (fils) mineur reste un Tourneur quand même et c’est déjà beaucoup. Je vais le revoir à la lueur de votre article. Merci.
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Avec plaisir Jean-Sylvain. j’ai été un peu déçu moi aussi mais c’est peut-être aussi dû à certaines critiques qui parlaient de chef-d’oeuvre ce que le film n’est pas. Mais comme vous dites, un (Jacques) Tourneur reste un (Jacques) Tourneur.
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Intéressant, je vais essayer de voir le film ; merci en tout cas de votre présentation.
Je ne me souviens pas de monstres « organiques » dans Vaudou, qui est un Tourneur que j’aime beaucoup, à cause de sa réécriture d’une partie de Jane Eyre mais aussi pour sa réalisation. Il me semblait que la peur y provenait plutôt de suggestions et d’atmosphères, créées par des contrastes visuels et une bande-son très angoissante. A moins que vous ne pensiez à l’épouse ensorcelée elle-même, mais c’est plus une victime qu’un monstre.
Mais j’ai peut-être oublié une partie du film. A revoir donc.
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Avec plaisir, oui je parlais des humains ensorcelés qui ont quelque chose de monstrueux. Sinon, bien entendu, la force du cinéma de Tourneur repose en grande partie sur ce pouvoir de suggestion.
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