On connait le désaccord qui opposa Jacques Tourneur et son producteur Hal E. Chester pendant la production de Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon) (1957) : le premier, qui privilégiait la suggestion et l’ambiguité, refusait de montrer le démon du film ; le second passa outre et fit insérer au début et à la fin du récit des image de ce démon que Tourneur voulait laisser dans l’ombre.
Cette opposition illustre le double visage de la peur. L’iconographie de la représentation de l’enfer et des démons, de la Babylone antique jusqu’à aujourd’hui, de Moloch à Satan, montre assez que la personnification du mal par l’image a toujours eu ses adeptes. Cette habitude de nommer la peur était un moyen de s’en souvenir, un instrument mnémotechnique propre à asservir aussi des populations superstitieuses. Nos églises nous le rappellent, où le démon, présence familière au Moyen-Âge, a sa place sur les bas-reliefs et les chapiteaux. Pour les croyants, c’était une façon de vivre avec le sentiment que le démon les surveillait derrière eux ; pour les athées, une façon de circonscrire la peur dans une image, de lui donner une frontière, une bordure indépassable.
Mais la peur, cette sensation immémoriale née avec l’homme, ne s’est pas laissée enfermer, elle est demeurée une perception diffuse, une inquiétude marchant aux côtés de l’homme, du moins jusqu’à l’invention de l’électricité qui a en partie vaincu les puissances de la nuit. La peur de l’inconnu est ce qui ne peut se nommer, ce qui ne peut être circonscrit. La peur est alors non du côté de la mémoire, mais du côté du récit. La peur raconte une nuit d’orage, un couloir mal éclairé, un bruit soudain qui fait sursauter. C’est la peur telle que l’a racontée Edgar Allan Poe dans ses nouvelles, la peur des ombres diffuses. C’est surtout cette peur-là, cette peur immémoriale, que Jacques Tourneur a invoquée dans ses films fantastiques grâce aux pouvoirs de suggestion de sa mise en scène et aux contrastes poétiques du noir et blanc.
Rendez-vous avec la peur nous fait ainsi voir les deux visages de la peur : la peur enfermée dans l’image, celle mémorielle de Chester, et la peur des ombres, celle racontée de Tourneur. A cette aune, l’apparition du démon au début du film lui nuit peut-être moins qu’on ne le croit communément, car elle précède le récit et ne l’empêche pas ensuite de déployer ses sortilèges. Elle imprime une image de démon des enfers (on se serait certes passé de ce gros plan sur le visage fumant de la bête) et fixe le postulat du récit qui va colorer d’un effroi rétrospectif ce qui va suivre : le démon existe. Elle avertit le spectateur de ce que ne sait pas encore le psychologue américain John Holden (Dana Andrews), venu participer à un congrès de parapsychologie en Angleterre et qui entend dénoncer les activités de Julian Karswell (Niall MacGinnis), chef d’une secte satanique. La jubilation que procure le film vient de la manière dont Tourneur nous montre Holden perdre pied peu à peu face aux preuves de plus en plus tangibles de l’existence du démon invoqué par Karswell. Ce n’est pas une défaite de la raison face à l’obscurantisme, quoique le film prenne parfois des allures de duel entre le sceptique Holden et le sorcier Karswell, c’est une victoire des puissances du cinéma.
En effet, pendant qu’Holden remonte aux sources d’une peur primordiale (Tourneur en marque les étapes progressives, passant du spiritisme et de l’hypnose aux pierres de Stonehenge qui représentent une soumission antique de l’esprit humain aux forces surnaturelles), tout comme Marlow remontait le fleuve de la civilisation jusqu’à ses manifestations primitives dans Au coeur des ténèbres de Conrad, Tourneur dévide le fil de son récit en invoquant par l’image cette peur qui se niche dans les recoins du monde. Son génie de metteur en scène est de la faire voir, de filmer cet indicible qu’un Lovecraft s’escrima à décrire, par des idées simples, par des trucages élémentaires remontant là aussi au temps primordial du cinéma, puisant aux sources de l’expressionnisme. Il n’a besoin que de brume et d’ombres, de quelques surimpressions et distorsions d’objets familiers, et d’une grande profondeur de champ pour nous faire percevoir la peur en tant qu’envers sensible des choses. Dans ce film, un chat peut se transformer en léopard par le simple jeu d’un fondu-enchainé rapide. La visite de Holden chez les Hobart devient une effrayante descente dans un caveau familial où il est percé de mille regards par l’usage habile d’une courte focale étendant les dimensions de la table vers le fond de l’écran. Mais comme toujours chez Tourneur, c’est l’usage des ombres qui impressionne le plus. Avec son chef-opérateur Ted Scaife (dont le travail est ici remarquable), il parvient à donner à plusieurs plans la forme d’un tunnel se rétrécissant. D’autre fois, notamment dans la scène d’ouverture du film, les ombres se font machoires en haut et en bas du plan prêtes à broyer les personnages, représentation de la peur comme force d’oppression. Il tire aussi le meilleur parti des ombres menaçantes projetées par les branches d’arbres la nuit (voir la fuite d’Holden dans le jardin de Karswell). Peu de cinéastes ont filmé la nuit aussi bien que Tourneur. De même, Karswell n’a nul besoin de convoquer des éclairs pour exercer sa magie et nous faire peur. Un simple pincement de nez fait surgir une tempête de l’écran, et le son et l’image du vent agitant des arbres fleuris suffit pour nous effrayer et nous faire croire à la présence de l’occulte derrière le couvert enfantin d’une fête d’Halloween et d’un visage de clown. Tout au long du film, Tourneur démontre ainsi la supériorité cinématographique de la peur suggérée par la mise en scène (même si Rendez-vous avec la peur est moins équivoque, moins ambigu, que ses oeuvres tournées avec Val Lewton – La Féline, Vaudou et L’Homme-léopard) sur l’image de la peur voulue en gros plan par Chester. Les apparitions du démon servent au moins à cela.
Le genre du fantastique (et a fortiori de l’horreur) se situe aujourd’hui dans sa grande majorité dans la lignée des moyens mnémotechniques de représentations de la peur. Le démon est représenté, encore et encore, non pour raconter un récit, mais pour marquer la mémoire du spectateur avec des effets chocs, pour lui rappeler qu’il regarde un film fantastique ou un film d’horreur. Il n’est même plus, souvent, représenté par un contrechamp comme dans Rendez-vous avec la peur, il occupe la totalité du champ, sans que rien ne nous soit dissimulé. Ce faisant, ces films-là racontent moins une histoire qu’ils n’affirment avec une insistance complaisante que le mal existe, et que s’il existe il doit être incarné et non diffus, ce qui est contraire au principe d’ambiguité du fantastique. Et ils provoquent non plus la peur, non plus le sentiment de l’indicible, mais, souvent, le dégoût. Raison de plus pour voyager de nouveau au pays de la peur en compagnie de Jacques Tourneur et voir et revoir ce très grand film fantastique.
Strum
Bonjour Strum, la première fois que j’avais vu le film à un cinéma de minuit, j’avais été « emballée ». Depuis, je l’ai revu deux ou trois fois et j’aime toujours autant. Le travail sur l’éclairage, l’ombre et la lumière. La première fois que l’on voit la bête et bien j’ai eu peur et pourtant ce n’est qu’une marionnette sur un rail. NIall Mac Ginnis est effrayant même en clown. On sent la menace; le mal. http://dasola.canalblog.com/archives/2014/01/07/28879724.html Bonne après-midi.
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Bonjour dasola. J’avais déjà vu le film que j’ai revu pour les besoins de cette chronique et c’est toujours aussi bien. C’est fabuleusement photographié en effet (ces ombres) et la fin est très réussie. Un très grand film fantastique. J’aime beaucoup Tourneur de manière générale. J’irai te lire. Bon après-midi aussi.
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Jacques Tourneur étant un de mes cinéastes préférés, je ne peux qu’inciter les chanceux parisiens à ne pas rater cette rétrospective. Je vous conseille parmi ses films méconnus L’enquête est close, lui aussi tourné en Angleterre…
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Merci pour ce conseil Jean-Sylvain, un Tourneur que je n’ai pas encore vu.
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Merci pour l’info pour la rétrospective, je vais me dépêcher de regarder le programme, je crois que voir La Féline sur grand écran ça serait juste une expérience exceptionnelle =)
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De rien. En effet, La Féline sur grand écran cela doit être quelque chose. 🙂
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J’adore ce film. Il faudra que je le chronique un de ces jours sur mon blog. 🙂
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D’autant que c’est un film qui se revoit très bien avec un plaisir égal à celui pris lors de la première vision.
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