Trois splendides films fantastiques tournés à la suite en 1942-1943 (La Féline, Vaudou, L’Homme Léopard) et un classique du film noir, La Griffe du Passé en 1947, ont fait du cinéaste américain d’origine française Jacques Tourneur, fils de Maurice Tourneur, un des maîtres de l’ombre au cinéma, qui tirait admirablement parti des contrastes du noir et blanc et savait dissimuler dans l’ombre de la nuit les secrets de ses personnages. C’est d’ailleurs en revenant au noir et blanc en 1957 qu’il donna au genre fantastique un nouveau fleuron avec Rendez-vous avec la peur. Pour autant, il serait dommage de négliger les films en couleurs du réalisateur (dont la carrière fut éclectique), et notamment trois films qui montrent son entrée progressive dans le territoire du western : Le Passage du Canyon (1946), où cadre du western et intrigue de film noir se mêlent pour former un pont entre les deux genres avec une belle galerie de portraits, le fordien Stars in my crown (1950) qui se situe à la frontière du genre, et enfin Wichita (1955) (titre français : Un jeu risqué), pur western cette fois.
Wichita a pour héros Wyatt Earp (Joel McCrea), personnage légendaire de l’Ouest américain, resté dans la mémoire cinématographique collective comme le sheriff du règlement de comptes à O.K. Corrall, qu’illustrèrent notamment John Ford (My Darling Clementine en 1946) et John Sturges (Règlements de comptes à OK Corrall en 1957). Le film relate, au début de sa carrière de représentant de la loi (avant Dodge City et Tombstone), l’arrivée de Wyatt Earp à Wichita, ville du Kansas qui se trouvait sur la « piste du bétail » et était à ce titre le théâtre des virées nocturnes de cowboys sevrés de femmes et d’alcool après avoir convoyé des jours durant les troupeaux de bovins. Comme d’habitude au cinéma, Wichita prend de grandes libertés avec la vie réelle de Wyatt Earp, mais cela importe guère. Car ce qui intéresse Tourneur au premier chef, c’est l’archétype qu’incarne Earp : celui de l’homme obsédé par la nécessité de maintenir l’ordre, qui répond à l’appel irrépressible de l’ordre comme si celui-ci venait du fond des âges. Au début du film, Tourneur le montre d’ailleurs symboliquement de loin, cavalier seul sur une butte, surgi du fond du cadre. Cet appel de l’ordre est opposé par le réaliseur à celui des forces de la nuit et du désordre qui s’emparent des cowboys. A ce titre, la séquence qui voit Wyatt Earp devenir sheriff est exemplaire, presque à la lisière du fantastique, typique de la manière de Tourneur. Les cowboys sont dans un saloon, fêtant leur arrivée en ville. « Quelle heure est-il ? » demande Bat Masterson, le rédacteur en chef du journal de Wichita (autre personnage historique) à son collaborateur. « Minuit moins vingt« , répond l’autre. « Bien, cela va bientôt commencer« . Et effectivement, quelques minutes plus tard, aux environs de minuit, heure fatidique, les cowboys paraissent saisis de folie, sortent dans la rue et se mettent à vider leurs chargeurs à tout va, tuant d’une balle perdue un petit garçon qui contemplait le spectacle à sa fenêtre. A son tour, devant ce drame, Wyatt Earp se raidit, répondant à l’appel contraire de l’ordre, s’arme, se fait adouber sheriff par le maire, et sort affronter les cowboys. Tourneur filme toute cette séquence, qui est le clou du film, en jouant sur les ombres et en éclairant les intérieurs de manière à créer des couleurs crépusculaires, à la fois rougeoyantes et assombries. La coupure est franche entre Earp et les autres, qui semblent représenter deux forces antagonistes, ombre et lumière démarquées par une ligne d’ombre.
Bien que déjà un peu âgé pour le rôle de Wyatt Earp, Joel McCrea, qui avait déjà prêté son port altier et ses traits empreints de bonté au pasteur de Stars in my crown, est l’interprète idéal de cet homme de loi, pour qui ce qui compte ce n’est pas « who’s right, but what’s right« . Dura lex sed lex. La loi est dure mais vaut pour tous. Appliquant avec rigueur cette devise aux affaires de la ville, traitant les riches négociants de la même manière que les autres, Earp s’attire bientôt l’inimitié des éleveurs qui craignent que son légalisme ait des répercussions négatives sur leurs affaires en éloignant les cowboys. Et quand il décide d’interdire le port d’armes en ville, plusieurs estiment que c’en est trop et invitent le maire à lui retirer son mandat de sheriff. On sait que cette question du port d’armes continue de tendre les rapports entre partisans et détracteurs aujourd’hui encore aux Etats-Unis. Dans le même temps, la rectitude morale de Earp séduit Laurie (Vera Miles), dont le père fait partie des notables opposés au sheriff. L’attitude intransigeante d’Earp compromet un temps cet amour naissant.
La dernière partie du film est sans doute plus convenue que la première. N’était l’arrivée masquée des frères d’Earp en ville, elle est dénuée d’élément de surprise, et la confrontation finale en forme de duel sec et rapide, presqu’en marge des evènements, est un substitut peu satisfaisant au grand règlement de comptes attendu, bien qu’il atteste de la la victoire d’Earp sur le plan des principes. Tourneur démontre une parfaite maîtrise du cinemascope (avec un format particulièrement large, en 2.55:1) notamment dans les plans de plaine, même si son refus de tout gros plan (qui tient aussi aux contraintes du format ultra-large utilisé) diminue l’impact émotionnel du film. Wichita n’en demeure pas moins une belle réussite et un western tout à fait recommandable, qui témoigne de la maitrise formelle de Tourneur et de la pérennité de ses thèmes de prédilection.
Strum
Le vent de folie qui s’empare des quidam à l’approche de l’heure du crime (tel celui qui souffle au « rendez-vous avec la peur ») semble être un assez convaincant reliquat de ce fantastique qui fit le succès d’un cinéaste qui s’est toujours attaché à filmer au-delà des apparences. Il n’en demeure pas moins que je tiens ce « Wichita » pour mineur dans la filmo du franco-américain, et lui préfère de très haut « le passage du canyon » ou, pour rester dans la couleur, le flamboyant « Anne of the indies ». Je brûle d’envie depuis longtemps de voir « stars in my crown » (un des ses films préférés) qui ne semble pas avoir échappé à cette vigie !
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Je préfère aussi Passage du canyon (même si je préfère Joel McCrea à Dana Andrews), et Stars in my crown (beau film, atypique dans la carrière de Tourneur par son ton, qui m’avait fait penser à Ford). Je n’ai pas vu Anne of the indies que j’ai pourtant en dvd depuis des lustres. Bon, Wichita reste quand même à mes yeux un bon western.
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Il est, quoiqu’il en soit, un incontournable de l’œuvre de Tourneur que chacun appréciera selon ses critères de jugement.
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Cet impératif de l’ordre et de la loi, que tu soulignes dans le film, on le trouve chez le juge itinérant de « Stranger on horseback », réalisé également par Tourneur juste avant « Wichita ». Le juge en question est aussi interprété par McCrea, dont le jeu exprime bien l’intransigeance tranquille. Ce personnage représente tout-à-fait l’archétype dont tu parles et on peut remarquer que, dans le plan initial, il arrive également de loin, à cheval, depuis le fond du cadre. Les deux westerns forment ainsi une sorte de diptyque.
La classe naturelle de l’acteur sert un propos commun aux deux films. En l’occurrence, cet individu face à la communauté (clan des Bannerman dans un cas, corporation des éleveurs de bétail dans l’autre) qu’incarne McCrea n’agit pas en vertu d’un héroïsme individuel et narcissique mais pour servir la collectivité (« the people », selon la formule du greffier ouvrant le procès dans le beau plan final de « Stranger »).
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Merci beaucoup. Je n’ai jamais vu Stranger on horseback et tu me donnes envie de le découvrir. Je sous toujours intéressé par les jeux de renvoi entre films d’un même réalisateur qui nous renseignent sur sa vision du monde.
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