L’Eté de Kikujiro (1999) est un des plus beaux films de Takeshi Kitano, qui ne le cède qu’à Hana-bi (1997) dans la filmographie de l’auteur. Le film relate l’été que passe le jeune Masao, un enfant de 10 ans élevé par sa grand-mère, parti sur la route chercher sa mère qui l’a abandonné. En chemin, il rencontre un yakuza d’âge mûr, hâbleur et violent, nommé Kikujiro (Takeshi Kitano), qui est sommé par son épouse d’accompagner l’enfant. Equipage brinquebalant et mal assorti, ils partent ensemble sur les routes du Japon.
L’été de Kikujiro séduit d’emblée par la capacité de Kitano à faire jaillir l’esprit des lieux traversés : maison, arrêt de bus, parking, plage, fête foraine, lieu de camping. Chaque lieu est filmé avec beaucoup d’attention par Kitano, sobrement, sans éléments extérieurs entravant notre champ de vision. Il utilise des cadres fixes (les rares travellings sont latéraux) à la durée longue, privilégiant les lignes horizontales – on sent l’influence d’Ozu, manifeste dans la photo de mariage de la mère. Les plans de transition sont rares. Les lieux de campagne et de voyage sont ainsi rendus à leur essence première, et se montrent tels quels à l’enfant des villes, qui les voit pour la première fois. C’est une conception shintoïste de la mise en scène qui se révèle ici et rejoint le portrait de l’enfance que trace Kitano : les lieux recèlent des esprits, même les lieux de cinéma, les kimi selon la tradition shintoïste toujours vivace au Japon. Des esprits, l’enfant en voit plusieurs dans le film : il y a notamment les esprits des arbres de la fête foraine, qu’il entrevoit dans un rêve, mais aussi l’esprit du tatouage de yakuza de Kikujiro, qui vient également visiter l’enfant dans un rêve. Ces esprits marquent l’enfant parce qu’il croit à leur existence – croyance figurée par les ailes d’ange de son sac. Il en va de même de l’histoire de la fée clochette : la fée devient pour lui magique, alors même qu’elle se trouvait en jachère sur un guidon de moto, uniquement parce qu’il y croit. Merveille des croyances de l’enfance, et beauté de ce plan forgé à l’art naïf où une féé clochette kitch en surimpression descend du ciel pour se loger dans le pendentif de l’enfant. Cet esprit d’enfance qui envahit tout le film doit beaucoup à la belle musique de Joe Hisaishi, génial compositeur qui a enchanté tous les films de Hayao Miyazaki. Il y a quelque chose qui tient du sortilège dans sa musique, qui vous emporte et donne une beauté supplémentaire aux images, les arrachant à la réalité pour les transposer dans le monde de l’enfance. Certaines scènes de L’Eté de Kikujiro font d’ailleurs penser aux chefs-d’oeuvre de Miyazaki : la scène de l’arrêt de bus fait écho à celle de Totoro (sauf qu’à ce moment du film, les deux personnages sont abandonnés et aucun esprit de la forêt n’apparait) et celle de la fête foraine semble préfigurer celle du Voyage de Chihiro.
Kikujiro, d’abord rétif à l’idée d’accompagner l’enfant, se retrouve lui aussi contaminé par cet esprit d’enfance. Le yakuza aux effrayantes explosions de violence des autres films de Kitano est ici très drôle et se rapproche de Beat Takeshi, l’alter ego comique du réalisateur qui fit les beaux jours de la télévision japonaise. De fait, on rit franchement des insultes et des provocations de Kikujiro. Esprit d’enfance oblige, les actes de violence que son comportement ne manque pas de provoquer sont hors champs (à l’exception de la bagarre avec le camionneur, à moitié cachée par le camion et filmée de très loin). Il s’agit de ne pas révéler cette violence à l’enfant, quoique celui-ci ne soit pas dupe – les dangers du monde ne lui sont pas épargnés et il rencontre même un pervers sexuel. Le film accueille ainsi toutes les veines du cinéma de Kitano, en les unissant dans le creuset d’une même tendresse : la veine comique, la veine des films de Yakusa et la veine poétique, celle du peintre qu’il est (le premier rêve de l’enfant se déroule dans un décor de peintures criardes et naïves, suivant une esthétique kabuki empruntée au rêve de Kagemusha (1980) d’Akira Kurosawa, autre cinéaste-peintre).
Insensiblement, le point de vue du film change au cours de la narration, passant de celui de l’enfant à celui de Kikujiro. Masao lui rappelle l’enfant qu’il était, qui fut lui aussi abandonné par sa mère. Qu’il était ou qu’il est encore en son for intérieur : Kikujiro est resté un enfant incontrôlable, aux gestes de petit voyou (voir cette pierre lancée sur un pare-brise). S’il est parti avec Masao, c’était autant pour le protéger que dans l’espoir inavoué de revoir sa propre mère, qui se trouve maintenant dans un hospice. Ils sont donc deux enfants sur la route, l’un qui a vécu, l’autre qui croit encore aux esprits et aux jeux d’été. Kikujiro va donner à Masao l’été que lui-même n’a jamais eu enfant, l’été dont il avait rêvé peut-être. Un été avec un père de substitution à défaut du vrai père (le père de Kitano s’appelait lui aussi Kikujiro, mais le réalisateur, de son propre aveu, ne lui a parlé que trois fois dans sa vie). Recrutant un campeur et deux motards (des habitués de la troupe comique télévisuelle du cinéaste), il va organiser pour dérider l’enfant triste une série de jeux et de spectacles (inspirés du théâtre kabuki) aussi drôles que régressifs. Durant cette formidable séquence des jeux d’été, on regarde avec un grand sourire aux lèvres cette bande de grands enfants s’amuser comme des fous, on redevient soi-même enfant, et on s’esclaffe plus d’une fois. L’Eté de Kikujiro est une petite merveille, un film aussi drôle qu’émouvant.
Strum