Old Joy de Kelly Reichardt : l’Amérique oubliée

Kelly Reichardt est la cinéaste d’une autre Amérique, l’Amérique des oubliés, des exclus du rêve américain. L’Amérique des friches industrielles et des thébaïdes abandonnées, que ne montre jamais Hollywood. Dans Wendy et Lucy (2008), Reichardt racontait l’histoire de l’inexorable déclassement social d’une jeune femme sans domicile fixe qui n’avait plus pour amie que sa chienne Lucy. Dans Old Joy (2006), ses deux anti-héros n’en sont pas encore là, mais on pressent que Kurt (Will Oldham) qui erre dans la rue à la fin du film n’est peut-être plus très loin du point de rupture, de ce moment irréversible où il sera happé par la rue et la pauvreté.

C’est l’histoire de deux amis qui partent camper dans la forêt. L’un, Mark (Daniel London), habite avec sa compagne Tanya qui attend un enfant. L’autre, Kurt, vivote seul en pensant aux jours heureux de sa jeunesse, déjà un peu en dehors de la société, sa consommation importante de Marijuana le maintenant dans un état de torpeur le préservant des accès du désespoir. A l’instigation de Kurt qui veut revoir son ami, ils partent dans les forêts de l’Oregon où coulent des sources chaudes au fond des bois, accompagnés de d’une chienne elle aussi prénommée Lucy (celle de la cinéaste).

La joie ancienne du titre est une joie disparue. Pas seulement les promesses de la jeunesse de Kurt et Mark et de leur amitié qui résiste malgré tout, mais la joie dont parlait Emerson et Thoreau quand ils écrivaient que l’Amérique serait le pays heureux d’une nouvelle alliance entre l’homme et la nature. De cette alliance, le film le montre, il ne reste rien sinon des espoirs déçus. Reichardt filme longuement les usines cabossées et les sites industriels en jachère qui entourent la petite ville d’Oregon du film. Elle filme la voiture des deux amis qui suit des routes solitaires dans la forêt silencieuse. Elle filme leur randonnée dans la forêt jusqu’aux sources chaudes, but de leur voyage, censées les revigorer. Kurt veut encore croire que l’endroit où ils vont est merveilleux et veut en convaincre son ami car il ne veut pas renoncer à lui et à leur alliance avec la nature. Mais Mark se sent coupable d’avoir laissé seule sa femme enceinte et dans les dialogues entre les deux amis, qui sont criants de vérité, on sent poindre une joie forcée, un enthousiasme de répétition (« this is great, man… »), comme lorsqu’ils se perdent la nuit et campent au milieu de détritus en jouant au pistolet comme deux enfants. Chacun veut faire croire à l’autre qu’il est heureux, qu’il se sent bien, que rien n’a changé, mais au fond, ils savent bien que la joie ancienne s’est évanouie, en particulier Kurt qui se sent si seul – c’est je crois le sens de son désespoir soudain le soir où ils campent. La source véritable s’est tarie, le feu s’est éteint. Restent les braises de leur amitié que Kurt tente de préserver vaille que vaille.

Old Joy, film indépendant produit sans contribution des grands studios américains, fut réalisé avec un petit budget, obligeant Reichardt à limiter les prises de vue, et cela peut se ressentir dans quelques plans où le point tarde à être fait. Mais c’est un très beau film, aux moyens simples, méditatif et mélancolique. Le Thoreau de Walden, l’Emerson de La nature, ont perdu la partie et ce sont d’abord les perdants du rêve américain qui vivent aujourd’hui dans les bois.

Strum

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9 commentaires pour Old Joy de Kelly Reichardt : l’Amérique oubliée

  1. Pascale dit :

    Je n’ai pas vu celui-ci mais j’ai les formidables Wendy et Lucy, le dernier convoi et tout récemment First cow. Les mêmes thèmes, la même désespérance sous jacente, l’amitié et la nature. C’est BEAU.

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  2. Pascale dit :

    Il s’agit de la dernière piste (et non du dernier convoi). J’avais moins aimé Night movies.

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  4. princecranoir dit :

    C’est un film modeste et pourtant si beau. Ton texte est magnifique.
    Le premier Reichardt que j’ai vu je crois. Les dernières phrases de ton article, qui évoquent Thoreau et Emerson, sont très justes. Les pas des deux amis de Old Joy semblent même s’écarter comme ceux du père et de la fille dans « Leave no trace » de Debra Granik. Comme si le pays en pleine scission devait renoncer à ses idéaux ou bien être condamné au Nomadland des espaces sauvages.

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