Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan : jeu du misanthrope

Dans ce film ambigu, on ne sait s’il faut se fier au narrateur qui clôt le récit et prétend nous en livrer la morale. A écouter Samet, professeur d’arts plastiques enseignant dans un village reculé de l’Anatolie orientale, où se côtoient difficilement sunnites, alevis et kurdes, urbains et ruraux, elle en serait que tous autant que nous sommes, nous finissons par perdre nos illusions, pour ne plus croire en rien au mitan de notre vie. Nous nous desséchons comme les herbes de ce pays où n’existent que deux saisons, hiver et été, qui ne sont vertes que le temps d’une brève trêve avant de devenir les herbes sèches du titre. C’est ainsi que Samet justifie son comportement dérangeant à l’endroit d’une jeune élève de sa classe pour laquelle il montrait un intérêt insistant : elle apportait à son monde triste et morne une étincelle de vie, une promesse éphémère de transcendance.

Mais Samet dit-il vrai ? Peut-on faire confiance à cet homme vindicatif et antipathique qui méprise la plupart de ses élèves qu’il sait destinés à planter des pommes de terre et des betteraves et refuse de respecter les limites assignées par les lois communes ? A force de ne plus croire en rien sinon sa propre existence, on finit par croire que tout est permis, on finit par franchir les limites. En classe, Samet montre ouvertement sa prédilection pour Sevim au sourire malicieux et le désintérêt que lui inspirent les autres élèves. Il lui fait des cadeaux rapportés de ses voyages et Sevim, flattée et maligne, voit bien les avantages qu’elle peut retirer de sa relation privilégiée avec son professeur principal. Sauf que celui-ci va trop loin quand il confisque une lettre d’amour qu’elle a écrite à un autre élève. Et Sevim d’accuser alors Samet et un autre professeur, Kenan, d’avoir touché ses hanches et sa taille, accusation qui remonte jusqu’au rectorat.

Rien à l’écran ne nous permet de dire que Samet s’est permis de telles privautés, mais il s’est néanmoins rendu coupable d’un favoritisme répréhensible, d’une faute déontologique manifeste par ses cadeaux, et l’on ne peut savoir jusqu’où auraient été ses attentions si Sevim n’avait fait en sorte de les arrêter. Accuser Samet de s’être permis des familiarités était pour l’adolescente, même si elle ment sans doute, une manière intelligente de mettre le holà à ce jeu dangereux sans trop se compromettre. Arrêtons-nous un instant sur ce mot de « jeu » car il nous aide à comprendre Samet, dont les intentions réelles ne sont jamais explicitées. A un moment du film, Samet sort d’une pièce et se retrouve sur un plateau de cinéma ; il en enjambe les câbles, traverse ses perspectives de hangar, et arrive dans sa loge où il se prépare hâtivement aux préliminaires d’une scène d’amour. Cette séquence étrange n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer de prime abord, une manière pour Ceylan de briser le quatrième mur et de suspendre le pacte fictionnel passé avec le spectateur. Le plateau de tournage que nous voyons n’est pas à mon avis, ou pas forcément, celui des Herbes sèches. C’est, je crois, celui du monde intérieur de Samet qui se met en scène, et qui revient ensuite dans le champ pour jouer son personnage. Cet étrange intermède désigne Samet comme un acteur vivant la vie comme une série de jeux. Pourquoi ? Parce que Samet s’est débarrassé de toute substance, de toute croyance, il est un vide qui avance sans plus rien attendre de la vie qu’il a définie une fois pour toutes comme un jeu dénué de règles (sinon les siennes), mais qui comme toute substance vivante obéit à un impératif de survie. C’est pourquoi Samet réagit toujours avec excès lorsque les jeux qu’ils jouent se retournent contre lui et mettent en péril sa place dans le monde. Il réagit avec fureur contre Sevim, au risque de perdre la partie engagée et sa place de professeur. Et il réagit avec excès contre son collègue Kenan en séduisant par vengeance Nuray, la professeur d’anglais dont Nuray est tombé amoureux, lorsqu’il surprend Kenan en flagrant délit de mensonge et se figure que c’est surtout après lui qu’en voulait Sevim.

Il y a dans le pays de neige où se déroule le film comme une chaine de suspicion qui entrave les actions de chaque personnage. Le plus suspicieux, le plus désengagé, c’est Samet, nous l’avons dit. A contrario, son collègue Kenan a encore un but : épouser Nuray qui est alevi comme lui. Kenan croit encore aux traditions ; il soigne ses vieux parents, que l’on ne voit jamais et qui demeurent hors champs. Quant à Nuray, c’est le seul personnage du film qui a conservé ses idéaux de jeunesse et qui milite ouvertement pour leur survie et la conservation de la culture alevi. Mais elle-même ne peut plus s’engager physiquement dans ce combat car elle a perdu une jambe. Reste que quelque soit le personnage concerné, chacun se méfie de l’autre, chacun a revêtu un masque sur son visage, personne n’échappe à la chaine de suspicion qui règle ici les rapports humains. Dans une scène clé du film où Nuray tente de sonder Samet pour savoir ce qu’il pense vraiment, une grande scène de dialogue existentiel à bâton rompu aux allures d’échange dostoïevskien, la jeune femme échoue à percer le mystère que présente le visage fermé de Selim et à comprendre qu’il est en représentation, qu’il joue un jeu. Il y a toujours des joutes oratoires d’une grande âpreté dans les films de Ceylan.

A ces nombreuses scènes de dialogue, où l’on parle tout en faisant le constat de l’impuissances des mots à panser les plaies ou à révéler les êtres, Ceylan oppose le grand blanc de la plaine silencieuse dans de très beaux plans où l’influence de Tarkovski se fait ressentir (mais sans le génie du réalisateur russe). Plan après plan, en hiver comme en été, ces plans de la nature semblent représenter l’immense territoire stérile où l’homme a enterré ses secrets, ses aspirations, et l’espoir de se faire comprendre par un autre que lui (et en particulier quelqu’un d’une autre culture), à moins que ce qui reste de cet espoir ne soit figuré par ce mince filet d’eau qui s’écoule lentement de la source à laquelle Samet et Kenan viennent puiser. Revenons à notre point de départ : quand Samet le misanthrope prétend qu’il était fasciné par Sevim car elle représentait pour lui un espoir de transcendance, je ne le crois pas. Je crois qu’il avait reconnu en Sévim une jeune fille qui comme lui prend la vie comme un jeu où l’on ne doit jamais montrer son vrai visage. Son visage est du reste aussi opaque et fermé que le sien. Samet est-il pour autant irrémédiablement voué à ne plus croire en rien, à toujours se demander « ce qu’il fait là » ? Peut-être pas. Il a plusieurs amis du cru avec lesquels il passe du temps. Et de temps à autre, apparaissent à l’écran ses photographies des paysans labourant la plaine, qui suggèrent que le mépris de Samet pour ce pays rural où il a été exilé n’est peut-être pas aussi entier qu’il l’affirme. Sinon pourquoi prendrait-il la peine de fixer ainsi sur pellicule la mémoire de cette autre culture éloignée de son éducation de citadin ?

Strum

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