First Cow de Kelly Reichardt : jamais un paradis

Dans le très beau First Cow (2021), Kelly Reichardt reprend le fil de son portrait de l’Orégon en remontant à sa source, en 1820, avant que ce territoire du nord-ouest américain ne rejoigne les Etats-Unis en tant que 33e Etat de la République fédérale. King-Lu (Orion Lee) l’affirme dès le début du film, ce temps est celui de tous les possibles, d’avant l’arrivée de l’Histoire et de l’établissement définitif de la société américaine. Une nouvelle fois, Reichardt raconte une histoire d’amitié, entre King Lu, immigré chinois, et Otis Figowitz dit « Cookie » (John Magaro), un cuisinier né dans le Maryland, nouvel arrivant lui aussi puisqu’il faisait partie d’une compagnie de trappeurs chasseurs de castors, dont la queue fournit les toques prisées par la bonne société, à l’Est des Etats-Unis et dans les capitales européennes.

Ces toques ne sont pas pour King Lu et Cookie, qui ne possèdent rien sinon l’amitié qu’ils se vouent et un esprit d’entreprise, en particulier chez King Lu, qui leur fait imaginer qu’ils pourraient se lancer dans un commerce de beignets profitable. Mais le lait qui entre dans la recette ne se vend pas et il faut aller le prendre, c’est-à-dire le voler, chez un agent commercial nanti, actif dans le commerce de certaines denrées, le chief factor (mal traduit par « facteur » dans les sous-titres), qui détient un monopole de fait du lait dans le territoire, sans le commercialiser toutefois, puisqu’il est l’heureux possesseur d’une vache, la première de l’Oregon en devenir. Chaque nuit, King Lu et Cookie vont donc clandestinement traire la vache voisine, lui demandant de plus en plus de lait au fur et à mesure que leur petite entreprise rencontre le succès. Mais un jour, le chief factor lui-même, conquis par lesdits beignets qui lui rappellent les boulangeries de sa Londres natale, invite Cookie à venir lui préparer un clafoutis, et les choses s’enveniment pour les deux compères à force de maladresses.

Kelly Reichardt prend soin d’établir un lien entre son histoire et le présent dans un prologue où une jeune femme, qui pourrait être la réalisatrice se promenant dans sa jeunesse avec sa chienne Lucy, découvre deux squelettes enterrés dans les sous-bois, comme si elle voulait signifier que tout ce qui a été décidé par les anciens hommes par le passé retentit encore aujourd’hui, laisse des traces. Dans Old Joy (2006), film contemporain, l’amitié entre les deux personnages marchant dans les bois était une ancienne joie pareille à un feu dont ne resteraient que les braises, vaincue par les friches industrielles et les territoires en déshérence. Dans First Cow, l’amitié est naissante et d’autant plus forte. Elle trouve pour lui servir de fondations, les ombrages des grands arbres, l’humus et les fougères des sous-bois, le regard bienveillant des indiens autochtones, la main tendue de Cookie à King Lu quand ce dernier s’était caché dans la forêt. Kelly Reichardt filme cette manière de western primitif dans l’ancien format classique 1.37:1, moins large que le format actuel, et qui ne correspond certes pas au format large des westerns des années 1950 mais dont il ne faut pas oublier qu’il fut le format sous lequel John Ford filma ses grands westerns des années 1930 et 1940 (à commencer par Stagecoach (La Chevauchée fantastique) (1939) et My Darling Clementine (La Poursuite infernale (1946)). Reichardt utilise très bien ce format dans plusieurs beaux plans (photographie réussie de Christopher Blauvelt qui fait voir les rais de lumière tombant dans les bois), où l’image est composée en trois parties avec le fleuve au milieu, composition propre à conférer au plan une profondeur amenant le regard à l’intérieur de l’image. Le caractère physique de la photographie qui fait ressentir le mode de vie primitif de ces nouveaux arrivants assujettis aux lois de la nature, proches des animaux aussi (la vache a l’air compatissante, presque complice avec ces garçons vachers différents de ceux qui viendront plus tard), associé à ce format 1.37:1 qui privilégie l’instant (on regarde devant au lieu de regarder vers la droite où défile le récit dans les formats larges), donne un grand sentiment de réalité au film qui appartient pourtant à un temps révolu.

Cependant, Reichardt n’idéalise jamais cet ancien territoire, et d’emblée, elle montre la violence et le caractère sans foi ni loi des trappeurs que Cookie accompagne, de même que l’organisation sociale avec la hiérarchie qu’elle implique, que requiert tout poste avancé de la civilisation humaine dans la nature. C’est dire qu’il n’y eut jamais de paradis dans l’ancienne Amérique, il n’y eut jamais de paradis perdu, il n’y eut que des espérances et des opportunités et c’est ainsi que King Lu voit les choses et entraîne le doux Cookie. Certes, ils font passer l’amitié avant toute chose (William Blake cité dans l’incipit du film pensait que c’était le propre de l’homme), et le regard de Reichardt condamne fermement la vision des choses du chief factor qui affirme doctement que « tout problème qui ne peut se calculer ne mérite pas d’être posé », ou une formule de ce genre, mais néanmoins King Lu et Cookie se veulent aussi des entrepreneurs, soucieux de réalisme économique, et leur entreprise deviendrait sans doute lucrative sans la difficulté posée par le monopole du lait dont bénéficie de fait le chief factor. En cela, ils se conforment à l’enseignement des écrivains transcendantalistes américains, Emerson et Thoreau, dont les livres peuvent étonner les lecteurs habitués aux essais de la philosophie idéaliste européenne (qui se soucie généralement peu des mécanismes économiques du réel) en raison du prisme pratique voire parfois matérialiste à travers lequel ils regardent la réalité. Dans Walden, par exemple, où il raconte son expérience de vie dans les bois, on trouve maintes pages de Thoreau énumérant de manière parfois fastidieuse les éléments de sa comptabilité et se mêlant d’à peu près tous les sujets économiques et pratiques. Il en va de même ici, où Reichardt filme attentivement, selon sa manière méditative, au rythme assez lent, toutes les conversations de King Lu et Cookie tournant autour de leur entreprise commerciale en gestation, autour de l’argent reçu, approche in fine créatrice de suspense et de crainte pour les spectateurs associés ainsi au récit, qui souhaitent que leur entreprise réussisse. La fin est très belle, tombée de rideau abrupte sur le monde du film, comme souvent avec Reichardt. Le film est partiellement adapté du roman The Half-Life de Jonathan Raymond, co-scénariste des films de Reichardt depuis Old Joy.

Strum

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13 commentaires pour First Cow de Kelly Reichardt : jamais un paradis

  1. Pascale dit :

    On sent l’odeur de la forêt en voyant ce film. On ressent aussi le froid et l’humidité.
    On s’attache fort aux deux garçons bien trop maladroits oui pour ce monde là.
    J’ai trouvé aussi étrange que le propriétaire soit traduit par facteur. Je n’ai pas vu à quoi ça correspondait.
    J’ai beaucoup aimé découvrir la vie de ces « pionniers » loin des clichés des westerns.
    Elle est vraiment étonnante cette Kelly.

    de certaines denrée
    en trois partie

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  2. Une visiteuse dit :

    First Cow (2022)
    Vous avez pris une machine à accélérer le temps je pense. Au plaisir de vous (re) lire.

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  3. Ah …. ce film est sorti chez moi … mais je l’ai raté. A te lire, j’ai eu tort ?

    Je ne connais pas Reichardt mais je crois comprendre que c’est à découvrir ?

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  4. Martin dit :

    Hello Strum et merci à toi pour cette chronique.

    C’est un film qui infuse lentement. Et longtemps après la projection.

    Je ne peux pas dire que je sois un inconditionnel, mais je suis très heureux que le cinéma de Kelly Reichardt puisse continuer à exister et, dès que j’en ai l’occasion, je l’attrape au vol. Parce que c’est vrai qu’il ne va pas vite, mais aussi que, paradoxalement, il disparaît vite des grands écrans blancs. Alors qu’il gagne tant à être connu ! Est-ce que le cinéma de Chloé Zhao n’en serait pas une forme de prolongement ? L’idée me vient d’un coup, sans certitude qu’elle soit pertinente.

    J’ai bien aimé ce « Fist cow », mais j’avais préféré « Certaines femmes ». Tout cela renvoie une image des États-Unis bien loin de celle que nous pouvons connaître généralement. Et c’est justement ce qui fait l’intérêt de ces films à mes yeux, au-delà de leur indéniable beauté.

    PS : la vache arrive bientôt chez moi 😉

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    • Strum dit :

      De rien, Martin. C’est vrai que le rythme du film est assez lent, mais cela fait du bien de prendre son temps au milieu de toute la vitesse ambiante. J’avais beaucoup aimé Certaines femmes aussi. Je ne sais pour Chloé Zhao, je n’ai pas vu ses films, mais je pense qu’elle accepte davantage les règles des studios hollywoodiens que Kelly Reichardt qui reste volontairement à leur marge.

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      • Martin dit :

        Tu n’as pas tort pour Chloé Zhao. Elle est plus jeune, aussi, et étrangère, qui plus est. Laissons-lui le temps de s’affirmer. Ses deux premiers longs m’avaient frappé par leur beauté et l’intelligence de leur dispositif. Je serais curieux de ton avis…

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  6. Florence Régis-Oussadi dit :

    J’ai réussi à le voir après plusieurs tentatives ratées… C’est un film magnifique sur le plan esthétique, un cinéma très sensuel (couleurs, lumières, sons) qui m’a fait penser dans sa thématique et son approche au « Nouveau Monde » de Terrence Malick (notamment les exercices des indiens qui font penser au Qi-Gong et le fort). Les deux personnages principaux sont des inadaptés dont on connaît le destin par avance… je trouve juste triste que ces types aient intégré les valeurs dominantes (réussite, argent, entreprise) qui sont inatteignables pour eux et qu’à aucun moment ils n’imaginent qu’il puisse exister autre chose.

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  7. princecranoir dit :

    J’ai pu finalement rattraper cette vache de l’Oregon grâce à la sélection Telerama. Et j’en suis particulièrement heureux !
    Ce que tu détaillés fort bien dans ton article au sujet du rythme, du regard de Reichardt sur l’esprit d’entreprise si cher au modèle américain (tu évoques à juste titre Thoreau et Emerson) est tout à fait pertinent. Le choix du cadrage qui rompt avec la tradition horizontale du western m’évoque en effet les vieux Ford, mais la couleur et l’environnement naturel me font davantage penser à d’autres : « Naked Spur » et plus encore « bend the river » d’Anthony Mann, ou bien aussi « Across the wide Missouri » de William Wellman.

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    • Strum dit :

      Accross de wide Missouri ! J’adore ce western de Wellman pourtant relativement peu connu. J’aimerais bien le revoir d’ailleurs. Merci. Oui, il y a un vrai regard, propre à Reichard, sur ce sujet du modèle américain, d’hier et d’aujourd’hui.

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