Baccara de Yves Mirande : au nom des honnêtes gens

Dans son Dictionnaire des films, Jacques Lourcelles tient Baccara (1935) pour « une oeuvre capitale pour la compréhension du cinéma français des années 1930« , affirmation qui pourrait sembler surprenante au regard de la notoriété relative du film aujourd’hui. Mais cette oeuvre justifie l’admiration qu’on peut lui porter. Deux éléments en particulier la distinguent du lot commun : un scénario remarquable d’Yves Mirande et le brio de Jules Berry, l’un des comédiens les plus géniaux du cinéma français. Ce qui force l’admiration, c’est la légèreté de touche, l’humanité, l’humour, avec lesquels Mirande traite de sujets très sérieux qui agitèrent la société française l’époque. Qu’on en juge par ce qui suit : le film raconte l’histoire d’un mariage blanc entre la maîtresse d’un banquier étranger et véreux en fuite et un ancien poilu ne s’étant jamais remis des souffrances subies dans les tranchées, grand écart qui n’empêche pas Mirande de regarder avec une égale compréhension ses personnages. Un gros plan du film nous montrer la balance de la justice, gravée sur le frontispice du Palais du même nom. Mais la justice est ici moins dans les salles de prétoire que dans le regard équitable du metteur en scène.

Gouldine, le banquier spéculateur ayant des accointances supposées avec les cercles du pouvoir, s’inspire manifestement de l’affaire Stavisky qui entraîna les émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, sauf qu’ici, il n’est pas un personnage du récit, il disparait sans être jamais apparu, et seule la femme qui reste derrière lui intéresse Mirande. Contrairement à Arlette Stavisky qui était française, cette femme est étrangère, née à Lemberg sous le nom d’Elsa Barienzi – Lemberg, la capitale de l’ancienne Galicie où la proportion juive de la population était significative (lire Retour à Lemberg de Philip Sands), ce qui n’exclut donc pas qu’elle soit d’origine juive. Marcelle Chantal lui prête ses traits hiératiques et ses hautes pommettes. Un avocat de ses amis, Lebel, qui lui fait la cour avec empressement, lui suggère d’épouser un français pour éviter l’expulsion en cas de démêlées avec la justice de son riche protecteur, et ce bien qu’elle ait été présente sur le territoire depuis 18 ans. La législation de l’époque, reflet d’une atmosphère de suspicion, aussi bien dans les relations sociales à l’intérieur du pays, que dans ses relations avec l’extérieur, rendait bien plus difficile l’acquisition de la nationalité française, et bien plus facile l’expulsion des étrangers, qu’aujourd’hui. Lebel arrange l’affaire en proposant à une connaissance désargentée le marché suivant : épouser Elsa Barienzi moyennant une compensation financière.

C’est là qu’entre en scène André Leclerc (Berry), magnifique personnage, aux multiples facettes, écrit par Mirande avec un art consommé de la révélation progressive. On nous le présente d’abord comme une espèce de parasite social, restant dans son lit le matin quand son ami Charles est déjà sur pied à ranger l’appartement et s’inquiéter de la fin du mois, accourant quand l’avocat Lebel vient lui proposer ce marché. Lebel n’a pas cessé de nous dire jusque là qu’il avait des « principes ». Mais en fait de principes, il n’a que des intérêts et il va des siens de rendre service à Elsa pour la mettre dans son lit. Or, André Leclerc, c’est justement tout le contraire : un homme qui donne l’impression de se ficher de tout, de n’avoir aucun principe, mais qui en réalité en a plus que ceux qui se revendiquent « honnêtes gens, » et c’est peut-être justement cela qui l’a mené là où il en est. Il se présente comme « rentier » avec une espèce de morgue amusée, mais sa rente est en réalité une pension d’ancien combattant. Par orgueil, il refuse les petits emplois de valet ou de portier du Claridge, lui le valeureux revenu des tranchées bardé de médailles, diminué par sept blessures, et qui attendait naïvement que la société lui en soit reconnaissant. Il est dépourvu de cette ambition et de cette absence de scrupules qui permettaient à Maurice Chevalier de grimper les échelons de la société Avec le sourire dans le film de Maurice Tourneur. Il a perdu son énergie, sa raison de vivre, pendant la guerre, comme ce qui reste des Thibault et de leurs amis à la fin de la fresque romanesque de Martin du Gard (certes plus pessimiste). Il a tout juste gardé la force de jouer au Baccara, d’y perdre surtout, au grand désespoir de son ami Charles. L’amitié de Charles (attachant Lucien Baroux, poussant la chansonnette), son copain de tranchée avec lequel il vit, et pour lequel il a parfois des gestes tendres (qui ont fait percevoir à certains commentateurs du film autre chose qu’une simple amitié), ces gestes tendres que la société n’a pas pour lui, c’est l’autre chose qui lui reste et qu’il ne vendra jamais. André ne veut plus rien pour lui et l’argent lui brûle les mains.

Or, ce qui est très beau ici, c’est que ce personnage sans illusions, qui pourrait verser dans ce ressentiment que font voir plusieurs livres (Le Voyage au bout de la nuit de Céline, Le Sang Noir de Louis Guilloux, Les Cloches de Bâle d’Aragon, etc.) et plusieurs films français des années 1930, tombe amoureux d’Elsa au lieu de lui en vouloir de vivre aux crochets d’un riche financier spéculateur – condition de la femme à l’époque oblige. L’attitude des anciens amis qui tournent le dos à Leclerc quand ils apprennent ce mariage, les fulminations du représentant du Ministère Public lors du procès de la fin, l’hypocrisie de ces « honnêtes gens » dont parle le film (et dont Lebel est un parangon), qui se sont goinfrés à la table d’Elsa Barienzi quand elle était entretenue, reflètent un climat social délétère où chacun, quel que soit son bord, cherche un bouc émissaire pour expliquer ses malheurs, et où à force de voir un danger intérieur, on oubliera de voir le danger extérieur qui vient.

Jusqu’au bout, Mirande tient sa ligne de crête narrative entre d’un côté la légèreté et l’humour, de l’autre la gravité, Jules Berry, prodigieux, car en même temps virevoltant et émouvant, la tenant à lui tout seul, et espérant comme un collégien, comme un homme renaissant à la vie, que par miracle Elsa verra que lui ne l’abandonnera pas au contraire des autres. Car au fond, Elsa, bien qu’ambitieuse au contraire d’André, avait perdu tout espoir d’aimer et d’être aimée. Mirande filme tout cela sans invention visuelle particulière, quoique modifiant parfois ses échelles de plan pour mieux faire voir les visages de ses interprètes, sans la rapidité de découpage de certains autres films de l’époque, sans doute, mais avec une lisibilité et une évidence dans la mise en scène qu’il sait pouvoir tirer de son admirable scénario. Prodige : l’espoir l’emportera sur le cynisme. Léonide Moguy aurait collaboré avec Mirande en ce qui concerne la mise en scène du film, mais je ne sais dans quelle proportion. Un film à (re)découvrir.

Strum

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14 commentaires pour Baccara de Yves Mirande : au nom des honnêtes gens

  1. Pascale dit :

    Absolument inconnu en effet.
    Où l’as tu dégoté ?

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    • Strum dit :

      En DVD chez René Chateau. Le son n’est pas terrible, mais l’image est à peu près correcte. Tu peux y aller les yeux fermés, tu vas adorer.

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      • Pascale dit :

        Image à peu près correcte, son pas terrible… si en plus je ferme les yeux 🙂
        Mais je suis quand même tentée.
        ça me fait rêver d’une certaine manière ce noir et blanc des années 30 et puis cette espèce de « politesse » dans les échanges…

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        • Strum dit :

          Mais oui n’hésite pas une seconde ! 🙂 Au bout de quelques plans tu oublieras ces aspects techniques.

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          • Pascale dit :

            Commandé !
            Ainsi que Derrière la façade.

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              • Pascale dit :

                Vu hier et tu avais raison, j’ai adoré. Une histoire qui donne le sourire tout en pointant des aspects sensibles : 18 ans en France et pas de « régularisation », mépris des pique-assiettes pour leur hôte, non reconnaissance des poilus…
                Magnifique rôle pour Jules Berry plutôt éloigné de son cynisme habituel (dans mon souvenir) et tellement touchant en amoureux. Sa belle relation de tendresse et d’entraide avec son « copain de tranchées » est soulignée par un plan sur un petit Adonis au début. On peut douter et ça n’a aucune importance. Il ne le laissera jamais tomber. C’était peut-être une facétie du réalisateur pour « provoquer » (l’homo ou la bi-sexualité à l’époque ne devait pas être admise). Les acteurs se disent à plusieurs reprises : va te coucher, va te mettre au lit j’irai plus tard… Je n’en sais strictement rien c’est mon POV (comme on dit sur les internets).
                Quant à Marcelle Chantal, je ne la connaissais absolument pas. Encore une dont le nom n’a pas franchi la notoriété. Dommage, je la trouve magnifique (à part ses horribles sourcils interminables, très fins mais c’était la « mode » de l’époque) mais surtout elle joue formidablement bien. Très « moderne » si tu vois ce que je veux dire. Bien meilleure que sa contemporaine Marie Belle qui était encore un peu coincée dans le jeu un peu halluciné du muet (regard fixe dans le vague).
                Je remarque qu’à l’époque on ne s’embarrassait déjà pas des importantes différences d’âge entre les hommes et les femmes. 18 ans d’écart entre Jules et Marcelle, 16 entre Marcelle et Marcel.
                Merci pour la découverte.
                Ce soir, je me retrancherai sans doute derrière la façade…

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                • Strum dit :

                  Avec plaisir, je suis content que tu aies aimé. Oui, c’est un très beau film qui a cette qualité rare d’être en même temps drôle et léger et très intéressant, avec plusieurs sous-entendus et références à la période pendant laquelle se situe l’action qui donnent à réfléchir. Marcelle Chantal n’est pas toujours très expressive mais effectivement, son jeu est bien plus moderne et son personnage bien plus émouvant que celui de Marie Belle dans Carnet de Bal. Mais c’est dans son ensemble que le film parait plus moderne que bien des films français des années 30. Jules Berry est magnifique en effet et à le voir dans ce registre très humain, on regrette qu’il n’ait eu parfois à jouer que des personnages diaboliques.

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  2. Anita Blanc dit :

    Bonjour ! En relisant votre excellente critique de The Fabelmans à la lumière de ma propre vision du film, selon moi l’une des meilleures et plus complètes lues depuis la sortie, j’ai noté me semble-t-il une petite erreur : la scène de révélation dans un autre film se trouve plutôt dans Blow up d’Antonioni que dans Blow out de De Palma… et par ailleurs en toute fin de texte, le nom de Tony Kushner, le fidèle co-scénariste de Spielberg, n’est pas cité…
    Un grand merci pour toutes vos très fines critiques que je reçois avec plaisir depuis peu !

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    • Strum dit :

      Bonjour et merci pour votre message. C’est vrai que je n’ai pas cité Tony Kushner et que j’aurais pu. En ce qui concerne la scène de la révélation, la référence à Blow Out me parait plus pertinente. D’abord parce que Blow Out s’inspire lui-même partiellement de Blow Up – De Palma ne s’en cache dans le titre – ce qui fait qu’en citant Blow Out on capture indirectement Blow Up (et entre nous, des deux films, je préfère Blow Out), ensuite parce qu’il y a beaucoup plus de points communs entre Spielberg et son ami du Nouvel Hollywood Brian de Palma qu’entre Spielberg et Antonioni, pas seulement sur un plan formel (les travellings circulaires utilisés par la deux cinéastes) mais aussi parce que De Palma a lui aussi filmé l’adultère d’un de ses parents quand il était adolescent ou jeune adulte – dans des circonstances différentes certes mais la coïncidence reste troublante. On peut supposer que les deux cinéastes qui sont proches, en ont parlé. Je suis ravi que mes textes vous plaisent, merci !

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  3. Anita dit :

    Formidable et merci pour votre réponse sur Blow out et Blow up !… Je me doutais bien que vous alliez nous éclairer sur cette éventuelle « confusion » entre ces deux films avec cette remarque qui appelait votre excellente explication !

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