Derrière la façade de Yves Mirande : chacun sa façade

Derrière la façade (1939) d’Yves Mirande est à la fois une merveilleuse comédie policière, où l’on rit souvent, et une visite guidée des appartements d’un immeuble Haussmannien dans les années 1930, donnant un aperçu transversal de la société française de l’époque. Zola, dans Pot-Bouille, décrivait les combines et l’hypocrisie des bourgeois d’un bel immeuble de rapport, avec la verve qu’on lui connait, mais aussi un regard dépourvu de nuances puisqu’il n’y voyait que « pourriture de la cave au grenier ». Mirande est un guide beaucoup plus urbain, beaucoup plus indulgent, qui n’a pas de comptes à régler, uniquement du plaisir à donner à son spectateur. Se demander ce qu’il y a derrière la façade est une manie française à laquelle s’adonnent plusieurs oeuvres. Jusqu’à La Vie mode d’emploi de Georges Perec, l’un des plus beaux livres de la seconde moitié du XXe siècle sans doute, qui racontait la vie et la mort d’un immeuble et de ses occupants.

Au début du film, un meurtre est commis, la propriétaire de l’immeuble (sourde de l’oreille gauche, elle entendait mal du côté du coeur) ayant été retrouvée égorgée dans l’ascenseur, ce qui donne à la police le droit d’investir l’immeuble et d’interroger les locataires. Pour nous servir d’amphitryon, Mirande a l’idée formidable de faire appel non pas à un policier mais à deux : un commissaire et un inspecteur de la Sûreté, ce qui semble faire écho à un débat qui a couru le long des années 1930 en France, où l’opinion publique s’est souvent passionnée pour la rivalité supposée entre la police judiciaire et la Sûreté, c’est-à-dire la police politique. On la retrouve par exemple dans les Cloches de Bâle et Les Beaux quartiers d’Aragon, qui y voyait la marque de la duplicité d’un pouvoir accusé par lui de prendre prétexte d’attentats connus d’avance et des troubles sociaux pour renforcer son contrôle sur la population. Mirande est à mille lieux de telles considérations politiques non dénuées d’une certaine paranoïa. Son rayon à lui, c’est la finesse et les sous-entendus amicaux. La rivalité entre son commissaire et son inspecteur de la Sureté, qui n’est pas non plus innocente, lui donne surtout l’occasion de mettre en scène un savoureux duel policier entre Lucien Baroux, commissaire au grand coeur à l’accent bordelais légèrement chantant, et Jacques Baumer qui incarne un inspecteur voulant à tout prix trouver un coupable. Le commissaire, sous ses airs candides et une feinte modestie ne se reconnaissant que la qualité d’être « assez curieux », est plus malin qu’il n’en a l’air, tandis que l’inspecteur, derrière son attirail de professionnel (passe-partout, ton docte et cigare aux lèvres) se trompe régulièrement.

Un des gags les plus drôles du film voit d’ailleurs ledit inspecteur arrêter toute une série de locataires suspectés du meurtre et les enfermer dans une cuisine, en attendant que la lumière soit faite sur le drame : un lanceur de couteaux se prétendant artiste (Michel Simon dans ses oeuvres, qui veut « expulser les propriétaires »), un kleptomane qui craint les voleurs paraissant sorti d’un album de Tintin (André Lefaur), le toujours génial Jules Berry en gentleman cambrioleur venant de gagner au Baccara comme s’il était échappé du film de Mirande du même nom, Andrex enfin en amoureux qui a volé par amour. Voilà la moisson de Baumer dans l’immeuble situé au fond de la cour, où vit une faune des plus diverses appartenant à une classe moyenne guettée par le déclassement. Pendant ce temps, le commissaire rendait visite à un aveugle se figurant que sa collection de tableaux est toujours accrochée aux murs alors que sa fille a tout vendu pour payer les fins de mois, très émouvante façon d’évoquer sans les surligner les affres de la pauvreté.

Reste à pénétrer dans les plus beaux appartements, ceux qui sont derrière la façade donnant sur la rue, la façade qui « prend tout le soleil ». Se déroulent là plusieurs histoires aux accents de vaudeville, allant de la maîtresse entretenue recevant un autre amant, à la femme d’un gros industriel aimant danser sans son mari, en passant par le président de la cour d’appel qui est en pleine crise conjugale. Ne manque plus qu’Erich Von Stroheim qui incarne un joueur de poker en visite trempant dans des affaires louches – il ne rigole jamais avec l’argent. Heureusement, comme l’attestent ses papiers qu’il brandit au visage des policiers, il a été naturalisé le matin même, mais non sa maitresse dont le titre de séjour « n’est pas en règle ». Parce que vous comprenez, comme le dit l’inspecteur, « les étrangers en ce moment… », ce qui démontre que si Mirande n’était pas un militant politique, il n’avait pas ses yeux dans sa poche en ce qui concerne la situation politique de la France en 1939. Le comique ici à l’oeuvre est aussi bien un comique de situation qu’un comique de sous-entendus, où les dialogues brillants de Mirande font des clins d’oeil au spectateur, citant même ses propres films – Baccara donc, mais aussi Café de Paris. Et quelle interprétation savoureuse ! – la visite de l’immeuble se faisant galerie de portraits hauts en couleurs, chacun ayant son ton propre, voire son genre propre – ce qui n’en fait pas pour autant un film à sketches, description erronée que j’ai pu lire qui fait mine d’ignorer l’habileté de la construction d’un scénario reliant l’ensemble de ces séquences et intégrant à l’enquête policière un regard fin d’observateur amusé.

En somme, s’il n’y a qu’un seul assassin que notre duo policier émérite s’efforce de trouver en coopérant avec plus ou moins de bonne grâce, tout le monde a ici quelque chose à se reprocher, même la propriétaire assassinée qui se révèle être une maquerelle. La façade n’est pas seulement celle en pierre de taille de l’immeuble, c’est aussi celle du visage que tendent ces honnêtes gens. Après le tout le monde a ses raisons de Renoir, le tout le monde a sa façade est l’autre morale, moins connue que la première, que le cinéma français propose en 1939. Or, voyez comment fonctionne la logique aimable de Mirande : si tout le monde a quelque chose à se reprocher, quelque chose de souvent similaire, c’est que ce qui rapproche ce monde-là, l’appartenance à une commune humanité vivant vaille que vaille, est plus important que ce qui séparent les uns et les autres. Et le ressentiment et le sentiment affreux d’une médiocrité collective n’ont pas droit de cité. C’est dès lors la vision du commissaire au grand coeur qui l’emporte (loin du Maigret du pessimiste Simenon évidemment), un commissaire qui pardonne les vétilles et les entorses plus ou moins mineures à la loi. Que celui qui n’a jamais pêché… Observons que cette indulgence vaut pour tous les locataires et pas seulement pour la réputation du président de la cour d’appel ou de cet homme politique « sérieux » surpris chez sa maitresse, dans une scène très amusante où Gaby Morlay prétend ne pas connaitre cet homme qui se cache sous son lit et cet autre à plat ventre derrière son divan. L’indulgence et la compréhension qui rendaient Baccara si beau, se retrouvent donc ici à foison. Sauf que nous sommes désormais à quelques mois de la guerre, dont le déclenchement surprit beaucoup de français, après les concessions accordées à Hitler à Munich. Toute cette société vénale, amoureuse, drolatique, ou soucieuse des apparences, que fait voir le film, et qui se serre plus ou moins les coudes, roule inconsciente vers l’abîme de la guerre. Ce pourrait être intéressant de comparer ce film au Jour se lève de Carné, un film du ressentiment de la même année, où l’immeuble joue aussi un rôle…

Comment se fait-il que ces deux films de Mirande, Baccara et celui-ci, ne soient pas davantage connus ? Le fait que je vienne seulement de les découvrir à quelques jours d’intervalle est-il uniquement le signe de mon ignorance ou alors celui de notre ignorance collective, de notre incapacité à préserver notre patrimoine culturel éclipsé par ce cinéma américain à l’irrépressible vitalité (Simone de Beauvoir ne faisait par exemple pas mystère dans ses mémoires qu’elle préférait Hollywood à notre cinéma), et de notre tendance à préférer les films aux jugements tranchés aux observations nuancées qui rendent pourtant compte avec davantage de fidélité de la réalité ? C’est le signe en tout cas de la richesse et de la versatilité du cinéma français des années 1930. Georges Lacombe assistait Mirande à la réalisation. Tout ce qui pourrait éventuellement manquer au film en ce qui concerne la vivacité de son découpage est largement compensé par l’esprit jamais pris en défaut de son formidable scénario.

Strum

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9 commentaires pour Derrière la façade de Yves Mirande : chacun sa façade

  1. Comment se fait-il que ces deux films de Mirande, Baccara et celui-ci, ne soient pas davantage connus ? Excellente question à laquelle je n’ai pas la réponse. Et je précise que je me range comme toi, au rang des ignorants ne connaissant pas Mirance.

    Et j’abonde aussi sur la fait que La vie mode d’emploi est l’un des plus beaux livres de la deuxième moitié du XXème siècle.

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  2. eeguab dit :

    J’ai jadis vu Derrière la façade au cinéma de minuit de Patrick Brion. Très bon souvenir de ce film « choral » comme on dit maintenant. Je suis friand de ce genre de films. Et le régal Simon, Berry, Stroheim et les éternels grands seconds, Baroux, Baumer, Lefaur…

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    • Strum dit :

      Oui, c’est très bien et quelle belle distribution en effet avec ces seconds rôles d’antan qui ont marqué le cinéma français. C’est un film très intelligemment construit.

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  3. Pascale dit :

    Il ne me reste plus qu’à le voir. La commande est arrivée. 🙂

    quelques moins de la guerre, dont le déclenchement surpris beaucoup

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  4. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Patrick Brion a passé dans son Cinéma de minuit (époque bénie !) Baccara (deux fois), Café de Paris ( une fois), Derrière la Façade (trois fois) et Paris New York (deux fois) dans ses différents cycles sur le patrimoine et le cinéma français des années trente. Qu’il en soit remercié pour l’éternité.

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