
Des grands cinéastes français classiques, Julien Duvivier fut celui qui fit le meilleur usage de l’héritage expressionniste, ce qui lui permit d’exprimer une vision du monde, un sentiment de la vie, à travers les images de ses films. Cette vision de l’existence, fondamentalement pessimiste, imprègne maintes oeuvres de sa carrière, et il n’a pas attendu la seconde guerre mondiale et l’après-guerre (voir son Panique rageur) pour en donner la pleine mesure. Le pessimisme, dont on prétend qu’il est si français, qu’est-ce que c’est en général ? L’idée d’un désenchantement présent mais surtout à venir, la croyance en lendemains qui déchantent, ce qui ôte à la vie son espérance de jours meilleurs, et donc ses potentialité de bonheur, état d’esprit qui rejaillit sur le présent en l’engluant sous une ombre. Carnet de bal (1937) a ceci d’original et d’impitoyable que Duvivier y examine non pas l’inquiétude du lendemain mais les potentialités de bonheur du passé pour en dénoncer le caractère illusoire. Or, les souvenirs du passé, c’est précisément ce qui peut servir de borne au pessimisme, d’abord en agissant comme réserve potentielle de bonheur, puisque le passé peut être revécu en pensées grâce au souvenir (modifié par les circonstances présentes et des mécanismes inconscients), ensuite en actionnant un levier mental puissant, qui est celui d’une vie réimaginée sous un mode conditionnel : que ce serait-il passé si…, qu’aurait été ma vie si, à ce tournant là, j’avais pris une autre route, j’avais fait un autre choix ?
Carnet de bal raconte comment Christine, une jeune veuve de 36 ans, décide à la mort de son mari d’aller revoir ses anciens prétendants, ceux d’un bal merveilleux auquel elle participa à 16 ans, son premier bal de jeune fille. Elle en a conservé un carnet de bal, vestige de son passé qu’elle retrouve en brûlant de vieilles lettres. Elle vit sur les bords d’un lac italien, dans un lieu semblable au paradis, au milieu des cyprès et des oliviers, paysage dont Duvivier fait admirer la grâce en quelques plans au début du film. Mais ce lieu, Christine ne le voit plus, ses yeux sont tournés non plus vers l’extérieur, mais vers son monde intérieur. La disparition soudaine de son mari lui a fait ressentir un grand vide dans son existence et éprouver une incapacité totale à imaginer son avenir. Alors, elle retourne vers les rivages de son passé pour leur demander de tenir les anciennes promesses de son avenir. Grâce aux ressources de l’expressionnisme, recourant à des surimpressions et des jeux de lumières, Duvivier filme les souvenirs de bal de Christine de manière saisissante, projection d’ombres mouvantes dansant sur le mur de sa chambre au son d’une valse de Maurice Jaubert. Son for intérieur est comme une chambre close où défileraient sans trêve des images sur l’écran des souvenir. Les souvenirs doublement écrans.
Le film va démentir de manière particulièrement cruelle ces souvenirs heureux de jeune fille enfermés dans un carnet de bal. Christine espère retrouver ses anciens prétendants tels qu’elle les a laissés il y a vingt ans, les choses telles qu’elle les a quittées. Elle va retrouver des hommes brisés, changés, seuls pour la plupart (à force de vivre, on perd la trace de sa jeunesse, prétend Jeanson dans une réplique qui se discute). L’un s’est suicidé, l’autre s’est fait prêtre, un troisième est devenu gérant d’une boite de nuit servant de couverture à des activités illicites, un quatrième est devenue guide alpin, âme solitaire qui a épousé la montagne. Celui-ci a perdu un œil aux colonies et la malaria le plonge dans des convulsions, sous l’œil inquiet d’une compagne décatie qu’il maltraite. Celui-là fouette un fils prodigue voleur revenu pendant ses noces avec sa bonne. Il n’y a guère qu’un coiffeur pour dames qui parait prendre du bon temps. On sait la brutalité avec laquelle Duvivier a représenté, parfois, la vie quotidienne, la vie de famille. Tous ont eu le cœur brisé des mains insouciantes de Christine, 16 ans à l’époque, qui ne voyait rien et ne se souciait que de son plaisir, comme aujourd’hui encore alors qu’elle revoit ses anciens prétendants dans un état d’inconscience complet, qui fait comprendre que la puissance de ses souvenirs est telle qu’elle oblitère la réalité à ses yeux. Mais nous, qui regardons, voyons le caractère souvent funèbre de ces retrouvailles, le sordide de la rencontre avec Pierre Blanchar, qui forment un contraste inouï avec les images de bal rêvées par Christine au début de son périple. Derrière Christine s’est formé, sans qu’elle le sache, un sillage de malheurs et de souffrance, tribut de la vie qu’ont payé certains hommes du film, devenus pour certains fantômes. « Dans le grand parc solitaire et glacé, Deux ombres ont tout à l’heure passé » – Jeanson, aux dialogues, modifiant quelque peu les vers de Verlaine. Il n’y a pas de remontée dans le temps possible, et entreprendre un tel voyage, c’est s’exposer à détruire ces souvenirs, à se priver des potentialités de bonheur du passé qui peuvent nourrir des rêveries consolatoires. Et pourtant, Christine continue de rêver, continue de voir en pensées les ombres des danseurs sur l’écran de ses rêves, et trouvera même un semblant de bonheur à la fin, une fin inattendue dont on peut penser plusieurs choses : chute factice au récit (ce serait un problème de scénario), ou bien confirmation que dans sa candeur extrême ou dans son inconscience des réalités, Christine n’a jamais vécu que dans ce passé qu’elle veut retrouver coûte que coûte (ce qui ferait peut-être écho au reproche de misogynie qui a pu être fait à Duvivier, et il est vrai que sa Christine agit parfois de manière bien singulière), ou bien réflexion sur la puissance du souvenir qui l’emporte sur un présent qui parait moins réel que le rêve, et qui permet de continuer à vivre malgré tout, et même de revivre. Ou tout cela à la fois.
La construction du film, qui se présente comme une suite de séquences différentes par le style, chacune reflétant la personnalité des hommes rencontrés par Christine, ne témoigne pas seulement du talent de Duvivier, et de la maitrise de ses moyens d’expressions, il lui donne aussi des allures de who’s who des acteurs français des années 1930 : Louis Jouvet (tirant le meilleur parti des dialogues de Jeanson), Harry Baur, Raimu, Pierre Richard-Willm, Pierre Blanchar, Fernandel sont de la partie et sont rencontrés tour à tour par Christine, elle-même jouée par l’actrice Marie Bell et son visage de poupée de porcelaine exempt des marques du temps. Une telle construction narrative – il est faux toutefois de dire qu’il s’agit d’un « film à sketch », comme on le lit parfois – donne nécessairement au film un caractère inégal, puisque certaines scènes sont plus réussies que d’autres, mais il reste constamment fascinant par ses prémisses et son déroulement, l’opposition qu’il organise entre la puissance expressive des plans expressionnistes du bal rêvé et l’exposition triviale de la vie dénudée des hommes retrouvés, et par ce qu’il révèle de l’insondable pessimisme de Julien Duvivier.
Merci pour ce long et bel article sur Un Carnet de Bal et Julien Duvivier qui est mon réalisateur français préféré. C’est un film âpre et terrible parfois, je me souviens encore de la séquence Pierre Blanchar qui m’avait particulièrement frappé. J’en garde encore un souvenir fort, c’est pour moi un des films les plus marquants et puissants de Duvivier.
J’aimeJ’aime
Merci à vous. Julien Duvivier est également un de mes réalisateurs français préférés – il déçoit rarement et j’ai toujours été sensible aux réalisateurs qui ont retenu certains enseignements visuels de l’expressionnisme. Je suis d’accord, ce Carnet de bal est un de ses films les plus marquants, et la séquence avec Pierre Blanchar n’est pas faite pour être oubliée.
J’aimeJ’aime
Encore une fois j’ai dû le voir trop jeune.
Encore une fois tu me donnes très envie.
J’ai toujours été très amoureuse de Louis Jouvet.
J’aimeJ’aime
Merci. Oui, c’est à revoir et évidemment, le passage avec Jouvet est formidable.
J’aimeJ’aime
DVD commandé !
J’aimeJ’aime
N’oublie pas de commander aussi les deux Mirande dont je viens de parler !
J’aimeJ’aime
Vu hier et aimé.
Le passage Louis Jouvet est magnifique :
Dans le grand parc solitaire et glacé, Deux ombres ont tout à l’heure passé… Pfiou !
Quand il la dévore du regard c’est merveilleux. J’ai cru retrouver LA scène dont je t’avais parlé il y a pas mal de temps où il déclare son amour à une femme, ils sont autour d’une table et il ne faut surtout pas qu’ils montrent qu’ils ont une relation… Mais ce n’est pas encore ce film !
J’ai beaucoup aimé l’épisode Pierre Richard Wilm (qu’il était beau) qui serait presque tenté de céder.
Et puis la belle mélancolie de Fernandel m’a touchée.
Raimu fait son Raimu, c’est un régal.
Pierre Blanchar est impressionnant.
La folie de Françoise Rosay est une scène assez remarquable.
J’ai découvert que le jeune Robert Lynen, résistant, était mort fusillé et son personnage symbolise peut-être le désir d’éternelle jeunesse de Christine.
Contrairement à toi je ne trouve pas que Marie Bell ait un visage de poupée de porcelaine. C’est vrai que le noir et blanc fait disparaître toute aspérité mais je ne la trouve pas très jolie et que son interprétation fait encore très cinéma muet (tu vois ?) contrairement à la plupart de ses partenaires masculins.
DD n’était pas libre ???
Je trouve aussi son personnage assez insensible à tout ce qui est arrivé à ses prétendants, tu ne trouves pas ? Bref, les émotions viennent des garçons et je trouve ça dommage.
J’aimeJ’aime
» J’ai cru retrouver LA scène dont je t’avais parlé il y a pas mal de temps où il déclare son amour à une femme, ils sont autour d’une table et il ne faut surtout pas qu’ils montrent qu’ils ont une relation… »
Bonjour c’est je pense le film d’Henri Decoin les amoureux sont seuls au monde (1948).
J’aimeJ’aime
Il me semble que l’on en avait déjà parlé. Pas sûr que ce soit dans le Decoin mais si Pascale ne l’a pas déjà vu ou l’a vu il y a longtemps, elle devrait essayer de le (re)voir en effet.
J’aimeJ’aime
La séquence avec Jouvet est superbe en effet. Moi non plus, je ne la trouve pas très jolie, mais il y a des poupées de porcelaine qui ne sont justement pas très jolies. Elle est en effet inconsciente au point de paraitre insensible – comme un défaut dans l’écriture de son personnage plutôt qu’un défaut de jeu de la comédienne – et j’ai essayé de le mentionner dans le texte. C’est sans doute la limite ou la singularité de ce film sinon très bien.
J’aimeJ’aime