Le Jour se lève de Marcel Carné : le sentiment de l’inutile

Un homme a tué… ainsi débute l’incipit du Jour se lève (1939) de Marcel Carné inscrit sur l’écran. Trois flashbacks vont relater une tragédie déjà advenue, que nulle main humaine ne peut effacer. Lorsque le titre apparait, en lettres capitales immenses, il occupe tout l’écran, il est prisonnier d’un espace exigu, à l’instar de François qui a tué.

Ce film, l’un des plus célèbres du cinéma français, qui inspira la structure narrative en flashbacks de Citizen Kane et, plus généralement, de maints films noirs, a été mille fois commenté. Ce qui frappe quand on le revoit, c’est d’abord cet immeuble, édifié par le décorateur Alexandre Trauner dans les studios de Billancourt. Il apparait au fond du cadre dans le premier plan du film, unique arête verticale dans une avenue aux immeubles bas, aux lignes de fuite horizontales, un immeuble aux lignes acérées déchirant un ciel gris. Il apparait si haut que, dans le deuxième plan, la caméra le regarde d’en bas comme un gigantesque tombeau de pierre et de métal. Qui a tué ne peut revenir en arrière. Puis la caméra nous emmène derrière la façade du monstre, monte l’escalier, jusqu’au dernier étage. Du palier, sans entrer dans la chambre, on entend François l’ouvrier perdre ses nerfs et tuer Valentin, le dresseur de chiens, d’un coup de révolver tiré à bout portant. Des mots éructés, presque des pleurs, ont précédé le coup de feu : tu vas la taire ta gueule ! Pourquoi Valentin devrait-il se taire sinon parce qu’il rappelle à François en termes cruels l’emprisonnement dans lequel le tient sa condition sociale ? Tout le scénario de Jacques Viot (un voisin de palier de Carné, qui eut l’idée de la structure en flashbacks) et les dialogues de Prévert tendent à cela : révéler les bornes de la condition de François. C’est l’inverse du Derrière la façade de Mirande, sorti la même année, où l’on tuait aussi dans un immeuble, mais où la visite des différents appartements traversait les classes, laissait voir des couloirs, des courants d’air, des coursives entre elles, par où l’on pouvait communiquer, passer. Ici, la communication est impossible, chacun reste enfermé avec lui-même, demande à être laissé seul face au monde, au nom du pessimisme propre au réalisme poétique, terme qui réclame quelques développements.

Le réalisme poétique, auquel on rattache généralement ce film, était un cinéma de studio, de brume et d’atmosphère. Ce terme dont l’usage fut popularisé par George Sadoul rend-il bien compte de ce que l’on voit ici ? Le film peut revendiquer son inscription dans le réel du fait de l’histoire qu’il raconte, un drame de classe, qui oppose un ouvrier en manque de mots à un licencié de philosophie qui les emploie trop bien, Jean Gabin et Jules Berry. Le réalisme du film est un fatalisme social, une vision du monde commandée par un déterminisme sociologique. Personne ici ne sort de l’espace qui l’a vu naître, chacun est prisonnier de sa condition. Dans les trois scènes de flashback, Carné filme François dans des espaces exigus qui bornent sa condition et sa vie même. Tout le décor des intérieurs est pensé selon une géométrie longiligne relevant d’une logique d’enfilade : la chambre de François est tout en longueur, de même que l’usine où il travaille, le bar où il rencontre Valentin, les rues où il se promène avec Françoise, comme des tunnels privés de sorties sur les côtés, se prolongeant les uns les autres. La vie comme un long tunnel filmé en travelling latéral. François est ouvrier et cela signifie pour lui, tel que le montre le film, travailler de ses mains, se coucher, se réveiller, puis recommencer. Il peut bien affirmer que le travail, c’est la santé et la liberté, on sent qu’il n’y croit guère et qu’il s’est fait une raison que lui a dicté son « oeil triste ». Il se dit poursuivi par la poisse, par la déveine, et ce mot est au coeur du film, qui s’inscrit dans un réalisme de la déveine, un réalisme pessimiste, qui s’est fait une raison, un réalisme né d’un sentiment de l’inutile. PESSIMISME, écrivait en lettres capitales Aragon dans Le Paysan de Paris en 1926, mais il faisait suivre ce motto, quelques pages, après de joyeusetés surréalistes soufflées par sa jeunesse insolente. En 1939, le surréalisme a jeté ses derniers feux et le jour se lève sur un horizon bas et cerné. Rien ne sert de lutter, on n’y arrivera pas, et c’est de désespoir que François supplie qu’on lui fiche la paix de la fenêtre de sa chambre, alors que tout le quartier s’est assemblé pour lui demander de se rendre à la police.

Pourquoi accoler au terme réalisme l’idée d’une poétique ? Sans doute parce qu’une brume pèse sur les scènes nocturnes en extérieur, parce que quelques ombres ont été jetées sur les murs. L’expressionnisme allemand (expression d’un monde mis sans dessus dessous par la première guerre mondiale, d’un hors monde) a peut-être eu sa part dans la naissance du « réalisme poétique », mais les contrastes des ombres sont ici beaucoup moins affirmées. L’héritage d’expressionniste est plus évident chez Julien Duvivier, où les contrastes sont plus nets et les surimpressions légion. L’esthétique du Jour se lève est une esthétique plus impressionniste dirait-on, plus effacée, plus diffuse, plus brumeuse, ainsi les flashbacks qui sont annoncés par un fondu trouble des images, que l’expressionnisme, comme si les potentialités du monde réel se dissolvaient dans le pessimisme et dans l’idée de prédétermination qui préside au destin de François. André Bac, Philippe Agostini et Curt Courant oeuvrèrent à la photographie du film. Cette vision pessimiste l’emporte sur la poétique des brumes qui n’en est que l’expression visuelle. N’étaient ses colères, François parle à voix basse comme s’il s’agissait de ne pas déranger le cours de la vie et la stratification sociale de la société. Nul vent ne souffle ici, tout est figé.

La structure même du scénario reflète cette prédétermination : le sort de François est d’emblée connu puisque le meurtre est une donnée de départ, le film racontant la dernière nuit d’un condamné cerné par la police, qui se remémore dans sa chambre les épisodes l’ayant conduit à devenir un assassin. La structure en flashbacks apparait si naturelle, si propre au cinéma, qui peut traverser le temps et l’espace, comme la pensée humaine, qu’on s’étonne qu’elle n’ai pas été plus utilisée avant ce film. L’unité de lieu et de temps du théâtre, pur art de situation, se trouve contrariée et surtout dépassée. Contrairement aux films noirs, sur lesquels le film eut une influence déterminante (récits rétrospectifs, structures en flashback), il n’y a pas ici de voix-off, ce qui emporte plusieurs conséquences. D’abord, à chaque fois que l’on revient après un flashback dans la chambre, le silence de François, seulement troublé par ses murmures inaudibles et la musique de Maurice Jaubert, où des percussions funèbres sonnent le glas, permet au spectateur de réfléchir, de concert avec François, à ce qu’il vient de voir. Cela ménage à la pensée du spectateur, à l’intérieur même de la narration, ses propres flashbacks songeurs, ce que permettent moins les films noirs où la voix off nous impose une narration subjective et unique. L’autre conséquence, plus importante encore, est que nous n’avons pas accès aux pensées intérieures de François, à ses propres mots. C’est à nous de les supposer, de les imaginer. Or, François, par son éducation – c’est un enfant de l’assistance sociale – est justement un homme de peu de mots, un homme qui ne parvient pas à exprimer certaines choses par les mots. Qui ne peut exprimer ses désirs et ses espoirs que par des mots simples, sans sous-entendus : tu me plais bien, je me marierais bien avec toi, dit-il à Françoise, et cela suffit – alors que Françoise aimerait bien rêver un peu, elle, pour échapper à sa condition. Elle croit pouvoir se reposer dans les yeux bleus de François – mais leurs eaux calmes dissimulent une prédisposition aux tempêtes : ses colères.

Dès qu’il est à court de mots, la colère submerge François, et dans chacun des trois flashbacks du film, il perd son calme en face de Valentin, jusqu’à la tragédie finale. Cette tragédie répond à un mécanisme spécifique que le récit fait voir avec beaucoup d’acuité et de précision. Le Jour se lève est un film formidablement bien raconté, que l’on peut revoir facilement. Une évidence dans le découpage préside à son déroulement et en même temps les causes du meurtre semblent être de petits riens, comme si les choses auraient pu tourner autrement. Pour François, il y a un « petit rien » qui est immense : c’est la constante humiliation qu’il éprouve face à Valentin, dont on devine qu’elle le ronge du dedans jusqu’à l’inéluctable. Car si François est un homme qui ne sait utiliser que des mots simples, Valentin, prodigieux Jules Berry, est un magicien des mots. Quand il apparait pour la première fois, il surgit sur scène, dans un théâtre étroit, revêtu de ce qui semble être un habit de magicien. Il s’avère qu’il n’est que dresseur pour chiens, mais ce qu’il faut retenir, c’est le mot dresseur. La volubilité de Valentin, son absence de scrupules, sa connaissance de la psychologie (il comprend tout de suite celle de François), font de lui un dresseur de mots, qui peut les manier comme des douceurs (quand il séduit les femmes qui s’y laissent prendre), ou comme des poignards lancés vers le coeur de François. Valentin est certes apparié à un métier de saltimbanque mais il voyage, il a des ressources financières manifestes, et surtout il est licencié de philosophie, il possède un diplôme universitaire. Tout ce dont François est dépourvu. A sa façon, il essaie de tuer François par des mots – qu’il juge plus aptes que son révolver à lui porter des coups mortels. Voyons les coups qu’il porte, forgés dans les dialogues de Jacques Prévert : François serait « franc » parce qu’il aurait des choses à cacher, François ferait un métier « malsain » (il travaille de ses mains à l’usine), François n’aurait pas d’avenir (bientôt le travail le tuera de ses miasmes qu’il respire), sans compter son impolitesse qui serait la marque de son incapacité à parler comme Valentin. De manière ignoble, il réduit François à sa condition ouvrière dans ce qu’elle a de plus discriminante pour lui, en caricaturant sa condition de son verbe venimeux, en l’humiliant à chaque fois, et en nourrissant de ce fait un ressentiment qui va prendre des proportions incontrôlables lorsque François se trouvera, comme par un fait exprès, devant le révolver de Valentin, négligemment voire volontairement posé sur la table par lui. Valentin, dont l’égocentrisme est effrayant, se décrit a contrario lui-même comme un homme admirable – quel homme j’étais ! -, écrasant François de ses lettres et de son mépris, le blessant dans ce qu’il a de plus cher, sa candeur et son amour naïf, en lui proposant de lui donner des détails sur ses coucheries avec Françoise, cette Françoise qui aime François et non Valentin, ce que ce dernier, jaloux, ne peut supporter.

François est incapable de riposter à cela parce qu’il est privé de mots, il ne les a pas appris. Il ne peut supporter l’espèce de complicité sordide que l’autre veut lui imposer en prétendant lui donner des « détails » sur la sexualité de Françoise, complicité qui repose sur le fait que François couchait également avec Clara, l’ancienne amie de Valentin, jouée par la toujours formidable Arletty. C’est d’ailleurs Clara qui enclenche le mécanisme du ressentiment en révélant à François que Valentin a couché avec Françoise, se vengeant ainsi de lui lorsqu’il la quitte. Sans doute, François n’y voyait pas à mal : amoureux de Françoise et désireux de l’épouser, et en même temps dans un ménage non officiel avec Clara qui habite en face de lui, en attendant son mariage. Situation d’époque autant que préconception apprise des rapports avec les femmes, qui n’avaient alors guère de droits. Mais cette situation, que lui reproche du reste Françoise, le rapproche de Valentin puisqu’au fond tous deux ont couché avec les deux mêmes femmes. Sans qu’il en prenne conscience peut-être, François ne peut supporter cette suggestion d’une équivalence de comportements entre lui et cet homme qu’il hait, sans compter que Françoise perd alors à ses yeux cette candeur qu’il aimait. Les scènes entre François et Valentin, sont d’autant plus extraordinaires, que si l’on en croit les anecdotes qui furent racontées, Gabin se sentait dans un état d’infériorité devant l’aisance verbale de Jules Berry pendant le tournage, ce qui donne peut-être ce sentiment de vérité si fort à leurs scènes ensemble, où la brutalité de François apparait comme l’ultime recours devant ce dresseur de mots qui se moque de lui. Dans la scène où Valentin fait croire à François qu’il est le père de Françoise, Berry est si extraordinaire, que l’on a envie de le croire, même en ayant déjà vu le film, que l’on tombe dans son jeu, que l’on se laisse prendre aux feux de ses yeux larmoyants qui semblent crier la vérité d’un père meurtri se sentant coupable d’avoir abandonné son enfant à l’assistance sociale – car Françoise aussi a été à l’assistance sociale et cela seul, aux yeux de François, a créé un lien si fort qu’il ne peut supporter l’idée d’avoir dû la partager avec Valentin. Quel manque de discernement de sa part, quand on y songe, quel vision (aujourd’hui) périmée de la femme, qui n’aurait pas le droit de coucher avec un autre, quand lui-même s’est arrogé le droit de coucher avec Clara. Il tue alors même que Françoise lui a enfin dit qu’elle l’aimait et qu’elle voulait bien l’épouser. Il tue quand elle a enfin accepté de ne plus voir Valentin. Il tue alors qu’il avait vaincu ! Désastre produit par le ressentiment, ce sentiment d’humiliation qui brouille la vision, qui peut exister entre deux êtres, mais aussi entre deux classes et leurs représentants.

Tout cela donne au film son grand impact, sa limpidité narrative (les flashbacks se révélant être un des moyens narratifs les plus puissants à la disposition du cinéma), son absence de manichéisme, son caractère inéluctable jusqu’à la défaite finale, né de ce sentiment de l’inutile, né de l’accablement qui s’abat sur François, tant et si bien qu’à la sortie du film en juin 1939, deux mois et demi avant le début de la guerre, le gouvernement français crut bon de l’interdire en arguant de son caractère pessimiste et défaitiste. Le réveil qui sonne à la fin, et tire le spectateur de sa rêverie, en même temps qu’il marque la chute du rideau, annonce sans le savoir le glas de la guerre. Seul défaut manifeste du film, l’interprétation de Jacqueline Laurent qui joue Françoise, bien pâle face au trio Gabin – Berry – Arletty.

Strum

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11 commentaires pour Le Jour se lève de Marcel Carné : le sentiment de l’inutile

  1. Martin dit :

    Quelle formidable analyse, Strum ! Si les mots peuvent diviser les êtres, tu me laisses croire qu’ils peuvent aussi les rassembler… et pour cela, merci !

    « Le jour se lève » a une position unique, sinon centrale, dans ma cinéphilie. Je crois me souvenir d’en avoir au moins vu des extraits, enfant. Je me souvenais d’une image de nounours (je ne veux pas en dire plus pour ne rien divulgâcher). J’ai décidé de revoir le film adulte et il se trouve que j’ai revu l’image du nounours, identique à celle de mon souvenir. C’est aussi pour cela que j’aime tant ce film aujourd’hui, je crois.

    Gabin, tout de même, quel acteur ! Je crois que c’est vraiment aussi grâce au « Jour se lève » que j’ai commencé à m’intéresser à lui vraiment et à l’admirer toujours.

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    • Strum dit :

      Merci Martin, c’est sympa ! Bien sûr, tout cela est affaire d’interprétation et mes mots ne seront pas forcément ceux d’un autre parlant du Jour se lève, mais je suis heureux qu’ils te plaisent. C’est vraiment un grand film, que l’on peut revoir sans être déçu en effet, et les scènes avec Gabin et Berry possèdent énormément de force.

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  2. Marina tem dit :

    Belle description 🍁

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  3. Pascale dit :

    A te lire j’ai revu en mots ce film prodigieux et désespéré.
    Inoubliable Jean Gabin hurlant à la fenêtre.
    Il me semble que c’est son plus beau rôle, qu’il n’a jamais été aussi beau ni ses yeux aussi bleus.
    Et comme Berry savait se faire détester !
    Je suis d’accord pour Jacqueline Laurent (j’aurais été bien incapable de citer son nom) qui n’a d’ailleurs pas eu une carrière éblouissante.
    Encore une fois DD devait être indisponible. 🙂
    J’espère vite revoir ce film.

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    • Strum dit :

      Merci. Peut-être le plus beau rôle de Gabin en effet – avec Pepe le moko je pense. Il t’a fait un drôle d’effet pour que tu vois en noir et blanc ses yeux aussi bleus que la Jacqueline du film. 🙂 Danièle Darrieux, avec son énergie et sa personnalité, aurait un peu modifié l’équilibre du film, mais elle pouvait tout jouer en effet.

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  4. eeguab dit :

    Pour moi le plus beau Prévert-Carné, d’un pessimisme absolu. Carné-Prévert ce nest pas que de beaux mots dits d’auteur, par de grands acteurs, c’est un climat comme tu le dis si bien. Et c’est aussi… trois suicides. Très bel article, comme toujours. Merci.

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  5. ideyvonne dit :

    Tu m’as donné envie de le revoir et, justement, il est encore en replay sur une chaîne ciné !

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