Gueule d’amour (1937) est un des plus beaux films de Jean Grémillon. Le cinéaste y trace une voie que l’on pourrait qualifier de médiane entre la mise en scène classique de Jean Renoir, cette fenêtre aux diagonales pures, et l’expressionnisme dont a hérité le cinéma de Julien Duvivier. Il parvient aussi à y affirmer une sorte de naturalisme poétique, qui n’a pas besoin des mots de Prévert pour s’affirmer. Il ne fait plus guère de doutes aujourd’hui que Grémillon (un temps négligé) fut un des grands cinéastes français.
Gueule d’amour raconte l’histoire de Lucien dit « Gueule d’amour » (Jean Gabin), un sous-officier des Spahis dont le régiment se trouve à Orange et qui plait aux femmes. Le début du film le montre auréolé de la gloire de ses conquêtes sentimentales, ne prenant plus la peine d’ouvrir les lettres d’admiratrices le couvrant de cadeaux, attirant les sourires des plus belles, affectant un sourire modeste qui cache des triomphes réels. En somme, il vit comme dans un songe, détaché des réalités de la vie réelle. A l’occasion d’un voyage à Cannes, où il touche un petit héritage d’une tante décédée, il fait la connaissance de Madeleine (Mireille Balin, dont la carrière fut brisée par les excès de l’épuration), une femme mondaine et désoeuvrée, entretenue par un protecteur souvent absent. Subjugué par sa beauté, il lui fait don de son héritage dans un geste de grand seigneur. Tombé fou amoureux, il quitte les Spahis pour retrouver Madeleine à Paris. Ce retour à la vie civile le prive de son uniforme de sous-officer qui lui masquait la différence de milieu qui le sépare d’elle. Sans cet uniforme qui avait fait de lui le chéri de ces dames, il devient un travailleur anonyme, imprimeur de son état, sans autre ambition que celle de revoir Madeleine, qui vit dans un bel appartement aux frais de son amant. Contre toute attente, Madeleine accepte de devenir sa maitresse. Une période de bonheurs brefs s’amorce, Lucien revivant dès qu’il voit Madeleine et suffoquant d’angoisse dès qu’il ne la voit plus. Il reste dédaigneux de tous les aspects pratiques de la vie, incapable de comprendre que la différence de classe sociale entre les deux amants voue leur relation à l’échec. Cette situation finit par le briser et lui faire commettre l’irréparable.
Gueule d’amour séduit de bout en bout par la volonté de Grémillon, rare à l’époque hormis chez Renoir, de filmer ses personnages à l’extérieur, dans les rues et les jardins d’Orange, le long de la Croisette à Cannes, au parc des Buttes-Chaumont à Paris. Une brise légère souffle sur la nature durant ces scènes, leur conférant un lyrisme contenu reflétant les sentiments passionnés de Lucien. Par un ou deux plans introductifs, Grémillon caractérise aussi chaque lieu traversé, d’un point de vue topographique aussi bien que social, afin que l’on sache où l’on est. Mais le plus étonnant dans ce film, c’est la manière dont Grémillon utilise certaines techniques du cinéma expressionniste tout en restant dans le cadre d’un cinéma naturaliste. Plusieurs plans d’ouverture du film sont d’abord réalisés avec un angle de prise de vue incliné (l’angle dit allemand (Deutsch), ou néerlandais (Dutch) par déformation, qui fit la réputation par exemple du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene). Raymond Bernard notamment en fit usage dans ses films. De même, dans plusieurs séquences, une ombre précède les personnages ; et lorsque Lucien revient à Orange et qu’il n’a même plus envie d’aller voir le défilé des Spahis, Grémillon ne montre que leurs ombres portées sur le sol. Ces plans d’ombres reflètent deux idées, d’abord, celle selon laquelle Lucien n’est plus qu’une ombre (le meilleur de lui-même est resté dans le royaume des rêves où il vivait quand il était le Spahi « Gueule d’amour »), ensuite celle selon laquelle les personnages rêvés ne peuvent guère avoir dans la réalité plus de poids qu’une ombre. Ici, les techniques de l’expressionnisme ne sont pas appliquées pour rendre compte, avec force effets, d’un monde divisé, coupé en deux, où l’envers du décor est plus sombre que ce qu’en montrent les apparences, elles sont utilisées avec beaucoup de finesse et de parcimonie par Grémillon pour rendre compte d’une idée, pour poser un voile de poésie sur le naturalisme du film.
Cette forme libre donne au film son atmosphère de relative liberté, qui exprime l’illusion entretenue par Lucien que lui et Madeleine pourraient partir ensemble. Cette illusion, Lucien la vit si intensément qu’il en fait un désir, un désir irrépressible qui prétend ignorer le cloisonnement social existant entre lui et Madeleine. Pour comprendre ce que ce désir a de particulier, il faut rappeler le contexte de l’époque. Gueule d’amour sort est 1937, en plein Front Populaire. Un an plus tôt, en 1936, Jean Renoir tournait Le Crime de Monsieur Lange, une violente attaque contre la bourgoisie et le patronat, où la virtuosité de la mise en scène compensait les excès du scénario. En 1938, il adaptait La Bête Humaine de Zola, où l’hérédité et les déterminisme sociaux décidaient du destin d’assassin de Lantier. En 1937, Julien Duvivier réalisait quant à lui Pepe Le Moko, vision romantique d’un caïd caché dans la casbah d’Alger épris d’une mondaine parisienne (à nouveau Mireille Balin). En 1938, sortait Quai des Brumes de Carné, avec ses personnages à la marge de la société et son boucher assassin. Dans tous ces films (tous avec Gabin, sauf Monsieur Lange), les différences et le ressentiment entre les classes sociales étaient marqués, et l’incompréhension totale. Même dans un film humaniste comme La Grande Illusion (1937) de Renoir, les amitiés entre français et allemands se tissaient en fonction des appartenances de classe. En réalité, dans la plupart des films de l’époque, la seule issue que la société française semblait réserver au travailleur, à l’employé, au déserteur, à l’exclu, voulant secouer le joug de l’ordre sociale, semblait être la révolte, la fuite ou le meurtre, parfois les trois ensemble. C’est comme si les espoirs soulevés par les réformes sociales du Front populaires (mai 1936- avril 1938) tardaient à se concrétiser dans la psyché du pays telle que les cinéastes la représentaient. Aussi, quand on compare le cinéma français aux films américains souvent optimistes de l’époque, notamment ceux de Frank Capra, est-on frappé par le pessimisme qui pèse comme un couvercle sur les français – il faut dire que le plafond de verre social était (et reste) moins prégnant aux Etats-Unis qu’en France.
Pourtant, Gueule d’amour est un film qui échappe par moment à ce paradigme, à cette idéologie de séparation des classes, et c’est ce qui contribue à sa beauté. Madeleine est une femme fatale mondaine, mais qui part à la recherche de Lucien à la fin du film pour le retrouver et ce qui se met en travers de leur amour, c’est moins l’absence d’un langage et de codes communs, que l’argent, en tant que puissance séparatrice. Madeleine ne peut renoncer à l’argent (alors qu’elle est prête à renoncer à sa mère et à son majordome, qui forment d’ailleurs un amusant couple de théâtre), qui brûle au contraire les mains de Lucien. De même, l’autre grande relation sentimentale du film, c’est l’amitié qui lie Lucien à René (René Lefèvre), son camarade de régiment devenu médecin. Entre eux, la différence de milieu ne dresse aucune barrière, n’est à l’origine d’aucune gêne, et les très belles dernières images du film où ils se tiennent la main à la gare, les yeux dans les yeux, témoigne d’une solidarité masculine indestructible, que Madeleine n’a pas réussi à rompre, si bien que le film semble parfois osciller entre célébration de l’amitié et misogynie d’un autre temps ; car jamais il ne prend le point de vue du personnage de Madeleine, à qui il fait porter la responsabilité du terrible drame final avec un peu trop d’indulgence pour le personnage de Lucien. Gueule d’amour, adapté d’un roman d’André Beucler par Grémillon et Charles Spaak, n’en demeure pas moins très bien écrit et construit, avec un découpage rapide et efficace, qui ne s’embarrasse pas de scènes de transition inutiles.
Une version restaurée de Gueule d’amour a été présentée à Cannes Classics en 2016. Gageons qu’elle rend justice au film, et notamment à sa lumière blanche, que l’on doit au chef opérateur Günther Rithau (qui éclaira si bien les paysages des Nibelungen pour Fritz Lang). C’est après 1937 que le germe de liberté que l’on trouve dans Gueule d’amour viendra à éclosion : dans l’extraordinaire Le Ciel est à vous (1943), le chef-d’oeuvre de Grémillon, où le rêve et la volonté des personnages assurent cette fois leur triomphe dans la réalité.
Strum
Années magnifiques du cinéma français. Je n’ai pas revu Gueule d’Amour depuis des dizaines d’années. J’ai vu plusieurs fois Remorques et Lumière d’été. Une seule fois Le ciel est à vous et Pattes blanches que j’aimerais beaucoup revoir.
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Hello eeguab, Pattes Blanches et Remorques, c’est bien aussi. J’ai vu Le Ciel est à vous il y a longtemps et j’aimerais bien le revoir (j’en garde un souvenir émerveillé). En revanche, je n’ai toujours pas vu Lumière d’été, mais j’espère le voir prochainement. C’était effectivement l’âge d’or du cinéma français.
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