L’Etrange Monsieur Victor de Jean Grémillon : ombres et lumière

L’Etrange Monsieur Victor (1938) s’insère dans une série de grands films réalisés par Jean Grémillon entre 1937 et 1943, commençant par Gueule d’amour, passant par Remorques et Lumière d’été, et culminant avec son chef-d’oeuvre Le Ciel est à vous. Comme dans plusieurs de ses films, on y décèle un élan, des désirs, incitant les personnages à vouloir échapper à la réalité, sous la domination d’un monde intérieur inconnu d’autrui. La réalité est ici sise à Toulon, dont Grémillon montre plusieurs belles images en extérieurs, en particulier du port et de la superbe rade, mais qui est reconstituée en studio en ce qui concerne les scènes de rue et d’intérieurs, probablement à Berlin, dans le cadre d’une co-production avec l’UFA. Cette reconstitution a ceci de particulier que la lumière du film est souvent pourvue d’ombres, qui sont autant d’ascendance expressionniste que quasi-impressionniste en raison de la précision avec laquelle la lumière est utilisée, diffractée, striée (lumière coupant les visages et les corps en deux, lumière rayée des persiennes dans les scènes d’intérieur pendant la deuxième partie du film). Des grands réalisateurs français de l’époque, Grémillon fut un des rares, sinon le seul, à avoir usé de la lumière de cette manière impressionniste (l’usage des ombres chez Duvivier étant elle plus contrastée, plus expressionniste). Sous cet angle, la lumière du film n’est parfois guère fidèle à la lumière blanche du midi, ce dont se plaignit Raimu par la suite, au motif discutable qu’un homme du nord comme Grémillon ne pouvait comprendre le sud, dont la lumière aveugle le promeneur en été. Sauf que dans les quelques plans en extérieurs du film, certes assez rares au final, on retrouve bien cette lumière blanche, notamment dans le très beau plan où Bastien revient du bagne en descendant le Mont Faron avec la rade qui s’étend à ses pieds.

Cet usage des ombres trouve en partie sa justification dans le scénario du film, un scénario de film policier de prime abord, et dans le personnage de Monsieur Victor, aimable père de famille ayant la faconde de Raimu, qui possède un magasin de brocante ayant pignon sur rue et fréquente le commissaire du quartier. Car ce citoyen tranquille est également, en même temps, le chef d’une bande de voleurs pillant les châteaux alentours pour en soutirer des pièces de collection. Cela en fait un personnage assez typique de Grémillon a priori, en ce qu’il possède ce pré carré, ce secret intérieur qui en fait un personnage multiple, pas nécessairement double, mais contenant en lui une fenêtre vers un ailleurs. Sauf qu’ici, l’ailleurs de Monsieur Victor conduit vers la remise sombre où il dissimule ses antiquités volées, et aussi vers une rue en forme de coupe-gorge où, dans un accès de colère, il assassine avec un poinçon de cordonnier un complice qui tentait de lui soutirer de l’argent en le faisant chanter. Le secret de Monsieur Victor est donc un secret honteux, impur, le secret de nuits noires, sans doute le secret d’une ancienne vie de bandit, assez différent en somme de l’élan vers une impossible pureté qui saisit d’habitude les personnages de Grémillon. A cette aune, le film n’est nullement une comédie, ne tend que superficiellement vers certaines scènes pagnolesques, car ce qui est comédie ici relève du faux, c’est la fausse faconde de Victor, qui a pour objet de donner le change.

Le poinçon du crime appartient au cordonnier du quartier, Bastien (Pierre Blanchar) qui possède lui, au contraire de Victor, une disposition à la pureté, à la droiture, une candeur propre à plus d’un personnage de Grémillon. A cet égard, ce Bastien nous paraît davantage représentatif du cinéma de Grémillon que Victor, et il faut autant parler de lui que de ce dernier lorsqu’on analyse le film, en tout cas pas moins. Certes, Pierre Blanchar est un acteur qui manque un peu de personnalité par rapport à Raimu mais sur son visage au regard fixe (ce visage étrange qui l’a fait Raskolnikov et Homme de nulle part pour Pierre Chenal), on peut lire cette disposition à la pureté, cet élan candide et vigoureux. Le film ne raconte donc pas seulement ce qu’il y a d’étrange chez Victor, mais aussi ce qu’il y a de trop vif dans les élans de Bastien qui fait de lui, par avance, une victime. Car Bastien s’était le jour du meurtre disputé devant témoins avec le complice assassiné par Victor, qui tournait de manière insistante autour de sa femme aguicheuse (Viviane Romance, inimitable dans ce genre de rôle). Le poinçon de cordonnier, sa présence le soir non loin du lieu du crime (il était sorti s’enivrer – la fuite comme souvent chez Grémillon – plutôt que de s’expliquer avec sa femme), tout désigne cet innocent comme coupable et il est condamné au bagne pour 10 ans.

La deuxième partie du film voit Bastien revenir à Toulon. Bagnard en fuite, il est caché par Victor, saisi par le remord, dans son appartement, où il rencontre un autre être simple et candide, aspirant à la pureté : Madeleine, la femme de Victor que joue Madeleine Renaud (habituée du cinéaste). L’enjeu du film va alors évoluer, passant du sujet de la personnalité diffractée de Victor, bon-citoyen en apparence, bandit à l’intérieur, à celui de la naissance de l’amour entre Bastien et Madeleine. Après les ombres du début, Grémillon va à nouveau raconter son récit par des images, mais cette fois en faisant triompher la lumière sur l’ombre, ainsi dans l’admirable scène où Madeleine ouvre en grand les persiennes de l’appartement pour résister à la tentation de tomber dans les bras de Bastien dont elle s’est éprise, et où cette lumière tombe sur le visage de Bastien, le sortant du monde des ombres où Victor l’avait jeté en n’avouant pas son crime. Avec la lumière du jour éclairant le visage jusqu’alors strié d’ombres de Bastien (strié d’ombres apparentes car condamné sur la foi d’apparences justement par la justice des hommes), c’est le triomphe de la pureté. C’est la pénombre qui s’efface devant la lumière de la justice car Bastien est le contraire de Victor : sous des dehors extérieurs rugueux, il est pur et bonhomme à l’intérieur, alors que la faconde méridionale chaleureuse de Victor cache un intérieur froid et brutal. A ce sujet, il faut comprendre une chose : Bastien ne commet pas une vilénie en prenant à Victor sa femme. Non seulement, Madeleine n’aime plus son mari, un homme tourné exclusivement vers son monde intérieur (et peu importe que celui-ci soit désormais dévoré de remords, ce qui d’ailleurs ouvre en lui une nouvelle contradiction), non seulement il va rendre heureuse une femme malheureuse, mais en plus Bastien rend à Victor, qui lui a pris sa vie (enfant et femme compris, car cette dernière s’est remarié avec un autre), la monnaie de sa pièce. A un moment, le spectateur peut croire que Victor, recueillant Bastien dans son appartement, n’est plus l’homme froid du début et qu’il y a pour lui une possibilité de rédemption mais la fin montre qu’en réalité il n’avait pas changé. La lumière triomphant, il ne reste plus à Victor qu’à devenir une ombre, après une dernière plaisanterie méridionale, une ombre qui est rejetée dans la rue et finira par s’estomper. Voici en tout cas un film étonnant, au scénario remarquable par la richesse de ses thèmes et leur articulation avec l’usage de la lumière dans la mise en scène de Grémillon, scénario dû notamment au grand Charles Spaak, l’un des meilleurs films de Grémillon, que l’on peut redécouvrir aujourd’hui grâce à une belle version restaurée en DVD/Bluray chez Pathé.

Strum

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2 commentaires pour L’Etrange Monsieur Victor de Jean Grémillon : ombres et lumière

  1. Martin dit :

    Je n’ai (pour l’instant) lu que le début de ta chronique pour m’épargner d’en savoir trop. Tu donnes vraiment envie de voir ce film dont je n’avais jamais entendu parler. Grémillon + Raimu : j’ai du mal à imaginer que cela puisse être mauvais. Merci d’avoir attiré mon regard, Strum !

    Je me rends compte que j’admire Raimu, mais que je ne l’ai probablement encore vu que dans la trilogie de Pagnol. C’est une référence plus qu’honorable, n’est-ce pas ? Mais elle ne saurait me suffire…

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    • Strum dit :

      Ici, la faconde de Raimu, la piste Pagnol, n’est qu’un leurre. Le film est vraiment bien, c’est un grand Gremillon, et je te le conseille. Sans être particulièrement amateur de Raimu, oui la trilogie de Pagnol est très bien Bien sûr !

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