
Pourquoi à un moment donné, un homme en apparence comblé, matériellement et sentimentalement, voudrait-il tromper une femme aimante qui lui a donné une petite fille ? C’est en particulier à cette question, mais pas seulement, qu’essaie de répondre François Truffaut dans La Peau Douce (1964), l’un de ses plus beaux films, l’un de ses plus douloureux, l’un de ses plus nus. Essayons de démêler, sans garantie de réussir, car la vérité est multiple, l’écheveau de ce film. Par le caractère sensible et personnel de son cinéma, Truffaut nous oblige toujours à ce genre d’enquête.
François Truffaut évoque-t-il, à travers ce film, la crise conjugale qu’il traversait avec sa femme Madeleine, et qui conduisit à leur séparation après le tournage du film ? C’est ce que l’on peut lire dans l’autobiographie que lui consacrèrent Antoine de Baecque et Serge Toubiana. Et certes, plusieurs épisodes du film évoquent sa liaison avec Liliane David, qui lors d’un voyage au Mans, où elle accompagnait Truffaut dans le cadre d’une présentation des Quatre Cents Coups, n’avait pas même pu entrer dans la salle de projection, épisode dont s’inspire Truffaut pour le week-end à Reims du film. De Baecque et Toubiana affirment que l’utilisation du propre appartement de Truffaut comme lieu de tournage « valide l’hypothèse autobiographique ». Peut-être.
Sauf que nul ne sait ce qui est autobiographique dans le film et ce qui ne l’est pas, sinon les principaux intéressés eux-mêmes. L’hypothèse autobiographique n’est donc qu’une « hypothèse », avec tout ce que cela comporte de partiel, qui n’épuise nullement le mystère du film. Infinie est la conscience d’un homme ou d’une femme, pour paraphraser Nabokov, et on ne peut la réduire à une seule réponse, une seule hypothèse. A fortiori, quand il s’agit d’un artiste comme Truffaut qui nourrit ses oeuvres de sa vie pour en faire autre chose ; c’est cet autre chose qu’il faut regarder. Le Robert Lachenay du film, un intellectuel d’une quarantaine d’années spécialiste de Balzac, n’est pas Truffaut. Ce qu’il est, La Peau Douce nous le dit de trois manières, à travers son découpage technique, ses mots, son étude de caractère.
Le film est plus découpé que les précédents films de Truffaut et, surtout, multiplie les angles de prise de vue. Les entretiens de Truffaut avec Hitchcock avaient commencé en août 1962 et on peut penser, comme cela a été évoqué, que le désir chez Truffaut d’un film plus découpé, où les images seraient imaginées avant même le tournage afin de conférer un caractère plus harmonieux au langage filmique de l’oeuvre, a pour origine son admiration pour le cinéma très découpé du maître. Sauf que le découpage de la Peau Douce possède aussi une caractéristique propre à plusieur films de Truffaut : il est rapide, il évoque une vie empressée, compressée, la vie de Robert Lachenay qui court au début du film, qui manque de rater un avion en partance pour Lisbonne. Voilà qui nous renseigne déjà sur le personnage. Sa réussite matérielle est évidente (un bel appartement dans le XVIe arrondissement de Paris), sa stabilité familiale apparente (une belle femme et une adorable petite fille), sa notoriété manifeste (on se dispute la faveur de ses conférences littéraires). Mais c’est un homme toujours en mouvement, toujours par monts et par vaux, toujours en retard, dont les journées découpées sont autant de cadences à tenir, de survol des heures. C’est un homme en constant survol. La seule chose qu’il ne survole pas, ce sont les livres qu’il étudie. Voilà ce que semble nous dire ce découpage effréné, du moins peut-on le supposer. Est-ce pour se désennuyer de sa vie familiale, par nature, par atavisme ?
A ces questions, un début de réponse est apporté par une conférence donnée par Lachenay pendant le film, par les propres mots du personnage qu’il fait siens. Il cite Pascal qui disait : « tout le malheur des hommes vient de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Il cite Gide qui disait : « Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent, doutez de tout, mais ne doutez pas de vous-même« . Ce faisant, il parle de lui, il s’adresse à lui autant qu’à son public de lecteurs. Tout intellectuel répond d’abord à ses propres besoins, à ses propres questionnements, sinon pourquoi écrirait-il ? Si Lachenay est toujours en mouvement, n’est-ce pas parce qu’il ne peut rester au repos dans son propre appartement ? Et s’il est en survol, en suspens, n’est-ce pas parce qu’il est toujours en mouvement ? A force de ne jamais s’arrêter, on peut finir par douter de qui l’on est, par ne plus en être conscient. Lorsqu’il rencontre Nicole (Françoise Dorléac), une hôtesse de l’air, il s’agit pour lui de ne plus douter de son existence. Il obéit au mot de Gide : doutant de la vérité, il ne veut pas douter de lui-même. La peau douce du titre, c’est cela : la sensation concrète de la douceur d’une peau de femme qui lui donne le sentiment d’exister ; la perception de la beauté, qui donne le sentiment qu’entre toutes les incertitudes de ce monde, toute sa grisaille et sa suspension, cette beauté existe qui lui donne un axe. C’est pour cela qu’il allume toutes les lumières dans sa chambre d’hôtel à la perspective de voir Nicole : il attend d’elle qu’elle éclaire toute cette grisaille, tous ces paysages urbains rendus incertains par la vitesse de sa vie d’homme pressé. « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre, lui donnant son équilibre et son harmonie » : tout est dit dans cette phrase à venir de L’Homme qui aimait les femmes. Ici, Lachenay aime Françoise Dorléac, son profil gracieux et son casque de cheveux qui lui donnent l’air d’une déesse grecque. Une déesse avec des yeux parfois rieurs, d’autres fois tristes, qui regardent et interrogent, des yeux trop tôt disparus – « Framboise » l’appelait Truffaut. C’est d’elle que Lachenay attend cette « harmonie ».
Jean Desailly qui joue Pierre Lachenay en est la parfaite incarnation, parce que Pierre a quelque chose de flou. Yeux luisant au milieu d’un visage mou, au sommet d’un corps maladroit, il incarne un désir cerné par la mollesse, par les incertitudes. Est-ce pour marquer cette mollesse que Truffaut nous montre ces plans de la technique en mouvement, de l’avion qui décolle, de son tableau de bord certain, en guise de contrastes ? De même, Nicole est un personnage aussi défini que sa femme Franca (Nelly Benedetti), dont l’affermissement est en devenir. Pierre croit pouvoir la sculpter à son gré, lui donner une forme, comme Scottie avec Madeleine dans Vertigo d’Hitchcock. Comme Scottie, il se fait Pygmalion quand il dit à Nicole qu’elle ne lui plait pas en Jeans, qu’elle parle trop fort au restaurant, quand il s’offusque de ses relations passées. Ne tenant nullement compte de son point de vue, de ses désirs, il veut la façonner à l’instar de Pygmalion sa statue, de Scottie sa Madeleine, et c’est pour cela qu’il reste prisonnier d’un monde flou où certains êtres sont pour lui des silhouettes. Comme certains intellectuels vivant en eux-mêmes, il connaît mieux les personnages de papier des livres qu’il étudie que les personnages de la réalité. Il vit avec Franca, mais ne connaît pas la force de son orgueil, l’étendue de ses obsessions, qui vont l’amener à commettre l’irréparable pour se venger de Lachenay. Il séduit Nicole, mais il ne connaît pas ses désirs, ni le caractère sûr de son jugement qui le perce à jour, il ne regarde pas ce territoire et ces sentiments qui existent à l’intérieur de cette peau, ce qu’il y a au-delà de la douceur de cette peau. Nicole ne souhaite nullement que Lachenay quitte sa femme pour l’épouser. Elle est flattée que cet intellectuel célèbre à la conversation brillante s’intéresse à elle, mais elle conçoit d’abord leur relation comme une aventure et non comme un engagement. Ainsi, bien qu’ayant trouvé avec Nicole, la douceur d’une peau, la peau de Nicole qui se dévoile, il n’a pas trouvé de terre ferme à laquelle amarrer sa voile. C’est ce que dit la profondeur de champ, plus marquée qu’à l’habitude chez Truffaut. Elle n’est pas la bête imitation de la mise en scène d’Hitchcock, mais le signe de reconnaissance de l’éloignement de Lachenay, qui cherche la beauté au loin alors qu’elle est à ses pieds, à son domicile. Revoyons le premier plan qui le voit monter un escalier, il cherche en haut son bonheur, à l’avant, tel un navigateur, car il l’a perdu de vue. Il finit par flotter, hésitant, entre deux pôles, deux femmes, sans plus savoir où aller, sinon se jeter dans le giron de ses habitudes.
Lachenay est donc un homme qui trompe autant qu’il se trompe, sur lui-même autant que sur les autres. Passé le premier élan d’enthousiasme que génère en lui sa liaison avec Nicole (symbolisé par les lumières de la chambre d’hôtel s’allumant), sa mollesse et ses hésitations absorbent la passion de sa liaison. C’est ce que montre de manière exemplaire la formidable séquence du week-end à Reims où les mondanités de la réception où il se rend, sous couvert d’une présentation d’un documentaire sur Gide, prennent le pas sur son prétendu amour pour Nicole. Pour elle, c’est la preuve de son égoïsme, du fait que son monde à lui viendra toujours en premier, tandis qu’elle viendra toujours en dernier, qu’elle sera toujours un objet remisé sur une étagère, dans une chambre d’hôtel. En objet, c’est ainsi, également, que veut la traiter cet opportun qui la harcèle dans la rue, de même qu’un autre homme harceleur (joué par Jean-Louis Richard, co-scénariste de Truffaut) importunera Franca à la fin du film. Lachenay n’est pas le seul lien qui unit ces deux femmes.
Son comportement fait-il de Lachenay un lâche ? Pas dans l’esprit de Truffaut sans doute, qui n’aimait pas l’héroïsme ou la prétention à l’héroïsme – le courage lui apparaissait « comme une vertu surestimée par rapport au tact » confia-t-il à De Baecque et Toubiana. Mais cela fait de lui un homme qui, dans sa mollesse, dans ses hésitations, dans le cercle de son confort, qu’il s’agisse de son travail de directeur de sa revue littéraire « Ratures », ou de ses habitudes dans sa brasserie, peut, sans s’en rendre compte, manquer de tact vis-à-vis des femmes, manquer de la sensibilité dont il fait preuve quand il parle de Balzac ou de Gide. On peut raturer un texte ; mais raturer les sentiments d’une femme n’emporte pas les mêmes conséquences ou plutôt peut emporter certaines conséquences que Truffaut et Richard imaginent à la fin. Dans ce film, Lachenay ne cesse de se tromper, de faire des ratures, de tâcher d’une encre grossière le livre de sa vie et c’est sa femme Franca qui devient peu à peu la narratrice de ce livre, tandis que lui s’est égaré. C’est pour cela, peut-être, que le point de vue du film change au cours de la narration, qu’il passe de Lachenay à Franca, de l’homme incertain qui se trompe, à la femme trompée qui devient certaine. Cela devient son livre à elle. En tournant dans son propre appartement l’histoire d’un adultère, François Truffaut a-t-il lui-même également manqué de « tact » ? Ce n’est pas à nous de le dire.
La Peau Douce fut très mal accueilli à Cannes lors de sa présentation en 1964. Une certaine sécheresse de sentiment fut reprochée au film. Mais c’est l’inverse qui est vrai. C’est parce que le film, par sa construction et l’attention portée aux personnages, décrit de manière très précise des sentiments, en dessine la configuration par sa mise en scène, qu’il fait voir les sentiments bafoués de Franca et Nicole, et qu’il fait aujourd’hui partie des plus beaux films de son auteur. Parce que Truffaut a très bien étudié ces sentiments, les a très bien contenus dans les belles images de Raoul Coutard, Georges Delerue, voyant ces images, a pu les exprimer avec toute la compréhension dont il est capable, dans son inoubliable partition musicale, dont le souffle pudique dit ce que les mots ne disent pas, qui dit ce que même Balzac et Gide ne peuvent pas dire. Lors du tournage à La Collinière, Truffaut eut toutes les peines du monde à obtenir du chaton qu’il vienne lapper le lait du plateau du petit-déjeuner et une scène du merveilleux La Nuit américaine fait référence aux efforts de l’équipe de tournage en ce sens.
Strum
On perçoit beaucoup de sensibilité, beaucoup d’intimité dans ton très beau texte. On sent l’attachement profond que tu portes à « la peau douce », un Truffaut qui fait aussi partie de mes préférés. Un Truffaut qui se dévoile autant qu’il se déguise, un Truffaut sous pseudonyme (le choix de Robert Lachenay ne doit rien au hasard). Un pas de côté à la saga Doinel, plus sombre (le choix du Noir & Blanc), plus déroutant, rendant ce film plus exceptionnel qu’on a tendance à le dire.
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Merci. Un des plus grands Truffaut, très sensible, et très intime, en effet, ce dont j’ai essayé de rendre compte. Le film fut mal reçu mais la postérité lui a donné raison.
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Dans ce film je me souviens surtout du week-end à Reims qui est effectivement très poignant ! Je trouvais par contre que la fin était un peu trop moralisatrice, avec l’adultère puni.
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Je n’ai pas vu la fin comme étant moralisatrice. Ce n’est pas une punition, c’est la reaction d’une femme bafouée, agissant de manière aussi irrationnelle que son mari. A la fin, l’adultère est fini d’ailleurs car Nicole a quitté Lachenay. Il veut reprendre le cours de sa vie comme si de rien n’était mais c’est impossible.
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Quelle brillante analyse ! Merci, Strum, pour ce texte remarquable, qui invite à revoir le film pour s’en nourrir encore. Je vais sans doute essayer de découvrir les Truffaut que je ne connais pas avant cette « revoyure », mais, sincèrement, j’ai trouvé ta chronique particulièrement brillante !
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Merci Martin, c’est très sympa ! Mais comme je le dis toujours, si la chronique est réussie c’est parce que le film l’est, car c’est lui qui l’inspire. 😉
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Superbe analyse pour MON film préféré de Truffaut juste devant » La femme d’à côté » .
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Merci beaucoup ! Oui un très grand film, et l’un de mes Truffaut préférés également.
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Très belle critique qui m’a donné envie de revoir ce film, l’un des Truffaut que je connais le moins bien. Je me souviens d’avoir fait partie, lorsque je l’ai vu, des spectateurs (assez nombreux je pense) peu convaincus par la fin, trop dramatique et trop en rupture avec le reste du film. Mais je vais peut-être changer d’avis grâce à vous.
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Merci beaucoup. Il me semble que le film mal considéré à sa sortie mérite en effet d’être revu. Le passage au point de vue de Franca étant à cet égard une des caractéristiques du film.
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La peau douce l’un de ses plus beaux films : entièrement d’accord. J’ai vu le film pour le première fois dimanche et je le range aussi au rang de mes préférés de son auteur.
Ce qui m’a plus dans le film, c’est sa banalité, en fait la banalité des scènes qu’il nous montre. Quand on y réfléchi bien, il y a peu de film de sa filmographie que ont ce cahier des charges là et quand il s’y astreint, c’est très évocateur.
Il s’agit d’un adultère tout bête entre deux personnes moyennes, standard, une adultère « de tous les jours », on en a peut-être connu des comme ça et c’est ce qui rend le film touchant.
Je ferai un top 5 à la fin du cycle Truffaut que je suis en ce moment et aucun doute que celui-là y sera.
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Et quelle musique de Delerue !
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Ah ça oui, je ne l’ai pas mentionnée mais je ne l’ai pas oubliée (j’en parle dans mon post à paraître bientôt)
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