
Le Crime de Monsieur Lange (1935) est à la fois l’un des films les plus problématiques de Jean Renoir et l’un des plus représentatifs de son génie. L’un des plus problématiques : c’est l’histoire d’un assassinat absous par un tribunal populaire. L’un des plus représentatifs : la solidarité humaine que prétend faire voir le film est exprimée sans un mot, par la seule grâce de mouvements de caméra qui relient entre eux les membres de la coopérative gérant les Editions Batala. On ne parle pas ici du célèbre mouvement de caméra qui précède le crime, la caméra partant de la fenêtre derrière laquelle se trouve Lange, descendant la façade en suivant de l’extérieur le mouvement du personnage descendant l’escalier pour ensuite, devenant caméra subjective, épouser le point de vue de Lange s’avançant vers Batala, mouvement retraçant dans la cour le cheminement de pensée de Lange, faisant en somme de la caméra une pensée en mouvement. Le cinéma, pensée en mouvement : ce pourrait en être une belle définition. On parle ici d’autres mouvements de caméra : tous ceux qui rendent compte de la dynamique et de la solidarité à l’oeuvre dans la coopérative initiée par les salariés des Editions Batala après la fuite de leur ignoble patron, campé par un inoubliable Jules Berry. Jean Bachelet, directeur de la photographie du film, prête à cette caméra une merveilleuse mobilité, curiosité aussi, puisque dans les scènes de groupe, elle panote parfois légèrement pour faire entrer tel personnage et sa réplique dans le plan (la prise de son en direct, techniquement perfectible en 1935, rendant cependant parfois confuses certaines répliques concurrentes). Alors même que les décors se limitent pour l’essentiel à l’immeuble des Editions Batala, et à sa cour par laquelle chacun passe, c’est la caméra qui rend crédible la réussite de cette coopérative, qui la rend immédiate et chaleureuse, qui organise les relations entre personnages, chacun trouvant grâce à elle sa juste place (sans que soit posée la question des limites des attributions de chacun), qui donne une idée de la liberté à travers un travail collectif (ainsi ce plan où un panneau publicitaire enlevé décloisonne Charles dans son lit), c’est elle qui parle (et elle convainc plus que la doxa marxiste du groupe Octobre dont faisait partie Prévert), nourrie de l’espérance du Front populaire (rendu possible par le revirement opéré en 1934 par le parti communiste, Thorez suggérant de manière inattendue l’alliances des classes moyennes avec la classe ouvrière), à ceci près, tout de même, que l’esprit du Front populaire n’était pas d’assassiner les patrons.
Aux liens établis par la caméra, le découpage oppose l’immobilité de Batala. Dès que la caméra l’approche, le mouvement se tarit, comme si la caméra se taisait, ensorcelé par cet enjôleur pour lequel tous les coups sont permis. Tel qu’écrit par Jacques Prévert, reprenant un projet initié par Jacques Becker (Pascal Mérigeau suggérant sans preuve dans sa biographie un mauvais coup de Renoir), Batala est un véritable parasite, escroquant créanciers et lecteurs, se comportant en proxénète avec les plus jolies de ses employées (Sylvia Bataille se vendant par amour) quand il ne les viole pas dans son bureau, trompant le naïf Lange (René Lefèvre), auteur d’un sérial à succès (Arizona Jim), auquel il fait signer une promesse de cession de ses droits. Avec Batala à sa tête, les éditions périclitent et le sort des employés semble scellé. Avec Batala disparu, ses éditions renaissent de leurs cendres, les salariés s’étant réunis avec succès en coopérative. « Parasite » : le mot est utilisé dès le prologue du film lorsque Lange et la blanchisseuse Valentine (Florelle) surgissent dans un hôtel frontalier (il s’agit de passer la frontière pour éviter l’arrestation après le crime) et que Valentine raconte l’histoire en flashback, remettant le sort de Lange entre les mains de ces habitués du bistrot qui vont écouter le récit que nous allons découvrir. Parfois, il y a des parasites. Et des parasites, comme chacun sait, il faut s’en débarrasser. Cette idée d’un patron parasite remonte à loin, prolonge ce qu’écrivait Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers Etat en 1789, où il affirmait que les aristocrates sont « des étrangers au milieu de nous » devant être extirpés de la nation. A la fin du film, le récit fini, Renoir ne prend même pas la peine de filmer le verdict tellement lui et Prévert se sont escrimés à le rendre évident : non seulement Batala était un parasite suçant le sang des autres, mais en outre, dans la mesure où il est cru mort, ayant dérobé à un prélat ses habits à l’occasion d’une catastrophe ferroviaire, il est devenu une anomalie administrative. Sans famille, sans enfants, sans existence légale, dépourvu de la moindre qualité humaine – le film aurait été plus honnête si Batala n’avait fait ne fut-ce qu’un seul geste témoignant d’une parcelle d’humanité, s’il n’avait pas été uniformément mauvais – sa disparition ne devrait gêner personne. Selon le mot à venir de La Règle du jeu, Lange avait ses raisons. Mais quelles étaient les raisons valables de Batala ? Or, on peut trouver douteux un film qui prétend tracer le chemin commun de l’avenir en criant « bon débarras ! » à la mort d’un homme.
Avant la reprise en main du scénario par Prévert, Lange était jugé par une cour d’assise. Au moins, c’était l’Etat, à travers le pouvoir judiciaire, qui décidait de sa relaxe. L’idée de Prévert de faire libérer Lange par la décision d’un tribunal populaire (car ce n’est pas autre chose) n’ayant nullement reçu délégation de rendre justice, est doublement problématique – ce qui est très rarement observé dans les recensions du film. D’abord, elle ôte à la justice et ses prérogatives leur monopole de jugement, ce qui est, quoiqu’on en dise, la porte ouverte à l’arbitraire (le film étant raconté par Valentine, cette dernière pourrait très bien mentir à son auditoire et nous pourrions très bien avoir vu une vérité travestie), ensuite elle ôte au spectateur sa faculté de jugement (tout du moins l’incline à penser dans un certain sens) puisqu’elle décide pour lui à l’intérieur du film. Or c’est au spectateur de décider de ce qu’il pense du geste de Lange. A la fin de Toni, le film de Renoir précédent, le personnage éponyme s’accusait du meurtre d’un homme affreux qui violentait la femme qu’il aimait et le spectateur que j’étais souhaitait, je l’avoue, que le couple puisse s’enfuir et échapper à la police. Mais c’est moi qui décidais de cela – et puis Toni était innocent. Dans Le Crime de Monsieur Lange, le film prétend décider pour nous d’un problème moral difficile où un homme a trouvé la mort, et il le fait en filmant à la fin un horizon radieux (Lange et la blanchisseuse marchant main dans la main, sans plus se préoccuper du sort des employés de la coopérative laissés derrière). On ne peut s’empêcher de trouver à cette chute quelque chose de douteux (de trop facile ou de trop contradictoire si l’on préfère) alors même, a contrario, que dans ce film la caméra, rieuse quand elle filme la coopérative, a quelque chose de plus libre, de plus entraînant que la raideur esthétique que l’on trouve dans certaines scènes de Toni.
Strum
Belle chronique qui incite à découvrir le film. Je ne l’ai pas vu pour l’instant, bien qu’appréciant beaucoup Renoir. L’utilisation des mouvements de caméra pour exprimer la solidarité humaine d’un groupe, j’imagine que cela mérite d’être vu quand c’est un tel réalisateur qui dirige la mise en scène.
Quand à la justification d’un tribunal populaire, on peut en trouver l’antidote en revoyant M. le maudit de Fritz Lang. Mon tropisme girardien me fait rejeter l’idée même de parasite à éliminer, idée presque inhérente à ce genre de prétendue justice.
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Merci. Oui, c’est ce que je préfère chez Renoir, cette caméra qui filme si bien les groupes. Je n’avais pas pensé à M en parlant de tribunal populaire, c’est sûr que c’est un bon antidote. Moi aussi, j’aime bien Girard et je dois avoir le même tropisme.
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J’avais aussi pensé à M après avoir vu ce film (il y a longtemps). Je n’aime pas trop le film et je pense qu’il soutient mal la comparaison.
Ce qui m’a gêné c’est vraiment ce qui a gêné Strum, le manière positive dont est montrée une justice pour le moins … expéditive.
Enfin, je me console en me disant que c’était une époque troublée qu’on a probablement du mal à se représenter aujourd’hui, celle des ligues et de bien d’autres événements inquiétants qui n’étaient pas là à l’époque de M (1931)
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Le film ne vaut pas M, c’est sûr, mais le sujet de ce dernier film est quand même différent, ainsi que la personnalité de l’assassin. Je pense en effet qu’il faut contextualiser M. Lange, en se souvenant des troubles de l’époque, mais ce qui me gêne aussi c’est qu’on parle toujours de ce film en disant qu’il incarne l’esprit du Front Populaire alors que ce dernier, comme je le dis dans l’article, n’a jamais préconisé d’assassiner les patrons. A tout le moins, qu’on aime ou pas M. Lange, cela mérite qu’on s’interroge sur cet aspect du film.
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