Un Château en enfer de Sydney Pollack : un château en forêt

Dans Un Balcon en forêt (1958), Julien Gracq racontait l’histoire d’un aspirant stationné dans un avant-poste des Ardennes en 1940, qui subissait l’attraction de la forêt de conte l’entourant au point de perdre prise avec la réalité. Dans Un Château en enfer (1969), Sydney Pollack raconte aussi l’histoire de soldats subissant les sortilèges d’un lieu, à ceci près que le film ne se déroule pas pendant la Drôle de guerre mais pendant la Bataille des Ardennes en 1944. Le Major Falconer (Burt Lancaster) et son régiment y investissent le château de Malderais situé sur la route de Bastogne. Il s’agit de freiner la contre-offensive de la Wehrmarcht quitte à faire une place-forte de ce château du Xe siècle, qui renferme des oeuvres d’art de grande valeur. Le Comte Henri Texier (Jean-Pierre Aumont) s’inquiète de cette réquisition de son château dont il a réussi jusque-là à préserver l’intégrité en vendant la sienne aux forces occupantes. La culture est pour lui la valeur suprême et elle vaut bien qu’on lui sacrifie femme, soldats et patrie. Ajoutons qu’il a épousé sa propre nièce et qu’il attend de Falconer qu’il fasse à cette jeune épouse l’enfant qu’il ne peut lui-même concevoir faute de moyens physiques.

Impuissant, incestueux, veule, collaborationniste, prêt à vendre sa femme pour que perdure sa lignée, voilà donc le portrait de Texier et plus généralement du belge ou du français dans le film. On ne peut pas dire que Pollack, qui adapte un roman de David Rayfield (Castle Keep), fasse à cet égard dans la dentelle, donnant corps aux clichés américains les plus éculés sur les pays européen conquis pendant la guerre. Nonobstant cette réserve, Un Château en enfer est un excellent et singulier film de guerre, doté d’une atmosphère particulière. »Europe is dying » affirme Beckman qui veut sauver au moins son glorieux passé artistique ; « She’s already dead » lui rétorque Falconer, qui n’est pas un rustre pour autant mais pour lequel, sans doute, l’art n’est rien sans des hommes et des femmes pouvant en contempler les oeuvres. Le titre original du roman et du film le dit bien : Castle Keep, qui fait référence au donjon (keep) mais aussi à l’idée de conservation (the castle keep(s)) grâce au sens polysémique du mot keep. Qu’est-ce qui doit être conservé ? C’est la question que Texier ne se pose pas assez quand il résume la réalité à une série d’oeuvres d’art plus importantes que l’humanité.

Pollack insère régulièrement dans la narration des images du château et de la forêt environnante, sous la forme d’inserts rapides, flashs quasi-subliminaux, qui sont comme l’irruption ou le surgissement d’une autre réalité, d’un autre temps, dans la réalité de la seconde guerre mondiale. Cette autre réalité exerce notamment sur le Capitaine Beckman (Patrick O’Neal), un spécialiste de l’histoire de l’art, un puissant attrait, puisqu’il se range au début du film à l’avis de Texier, essayant de convaincre Falconer qu’il est plus important de sauver le château et les vestiges de la culture humaine qu’il recèle que d’arrêter la marche de l’armée allemande. Cette opposition apparente entre l’art (le château et ses tableaux) et la civilisation (au sens de la civilisation européenne menacée de destructions par le nazisme, à moins qu’elle ne soit déjà détruite comme l’affirme Falconer), entre le temps passé capturé dans le château et le temps présent de la guerre, nourrit toute la première partie du film. La musique élégiaque de Michel Legrand participe de l’atmosphère particulière du lieu qui menace d’engloutir le régiment de Falconer, tout comme l’insondable profondeur de la forêt engloutissait l’aspirant Grange dans Un Balcon en forêt de Gracq. Les deux récits font voir ce que la guerre elle-même peut avoir de partie liée avec l’irréel, avec l’incroyable. La guerre renverse la réalité, lui substitue une perception instable des lieux, crée une faille dans la matière du réel, où l’on peut tomber. Même le village belge d’à côté s’en trouve contaminé si l’on en juge par cette maison close au décor rougeoyant et aux prostituées extravagantes, maison close qui paraît elle aussi appartenir à un autre temps, voire à un autre lieu. Improbable aussi ce soldat américain fatigué des combats (Peter Falk) qui s’établit chez la femme du boulanger.

Mais Falconer lui-même tient bon. C’est un roc, un massif à lui tout seul, un buffle comme l’appellent ses soldats, et l’interprétation ainsi que la carrure de Burt Lancaster lui prêtent une force tranquille qui va s’imposer à tous, même à Beckman qui va finir par changer d’avis et obéir à son supérieur. Le château peut bien contenir toute la culture du monde, ce qui a produit cette culture c’est la civilisation, ses hommes et ses femmes, qu’il faut préserver ; accepter de collaborer pour sauver des oeuvres d’art comme le fait Texier, ce n’est pas élever un « bouclier » pour sauver ce qui peut encore l’être (toutes choses égales par ailleurs, la thèse fausse « du glaive et du bouclier » était un argument de la défense de Pétain lors de son procès), c’est avilir l’art lui même, souiller les tableaux. Ce n’est pas dit par le film de manière explicite. Mais le recul du point de vue de Texier, la défaite de l’atmosphère particulière, hors du temps, du château et du sortilège qu’il exerçait, s’observent dans la mise en scène, lorsque l’armée allemande arrive dans village puis prend d’assaut le château. Les véhicules militaires remplacent alors les tableaux, le bruit des explosions et des chenilles des tanks la musique de Michel Legrand. La bataille finale est d’ailleurs très spectaculaire, filmée avec beaucoup de vista par Pollack. Elle conserve malgré tout une part d’irréalité, que Pollack reflète par de soudains écarts de couleur, par ces images quasi-subliminales qui font de nouveau irruption, qui soulignent le caractère irréel, impossible de la guerre, à la fois absurde par le prix humain qu’elle exige et pourtant nécessaire en 1944 car le château a le malheur de se trouver sur la route de Bastogne et de la contre-offensive allemande, mais qui sont aussi, on le réalise alors, les souvenirs d’un homme en train de mourir et ceux d’un autre qui va écrire un livre de cette histoire. Ces images subliminales inscrivent aussi le film dans une esthétique que l’on rencontre dans le cinéma américain de l’époque, où la stabilité de la réalité était remise en cause, ainsi dans The Swimmer de Perry (avec Lancaster déjà) ou L’Arrangement de Kazan, perspective qui annonçait les premiers films de ce qui fut plus tard appelé Nouvel Hollywood.

Strum

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4 commentaires pour Un Château en enfer de Sydney Pollack : un château en forêt

  1. princecranoir dit :

    J’ai passé un excellent moment à la lecture de ton analyse d’un film dont je ne crois pas me souvenir avoir un jour croisé le chemin. Le mystère qui enveloppe ce film de guerre singulier m’intrigue au plus haut degré. On a déjà vu, à Marienbad ou chez Kubrick, d’autres château revêtir ce voile d’étrangeté dans des contextes au dehors balisés. J’aime ce genre de biais qui explore un genre sous dautres facettes.

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    • Strum dit :

      Cela devrait te plaire. On passe un « excellent moment », comme tu dis, devant ce film qui aborde la guerre comme devraient plus souvent le faire les films de guerre, à savoir comme une incompréhensible mêlée soulevant toute sorte de questions éthiques. Sidney Pollack était un très bon cinéaste.

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  2. Valfabert dit :

    Évocation très intéressante de ce film assez curieux. Le propos du réalisateur est audacieux et comporte sans doute aussi la critique d’une certaine vision américaine des choses. Le ton parfois loufoque, caractéristique de la fin des sixties, peut éventuellement dérouter le spectateur dans la mesure où il apparaît en décalage, me semble-t-il, avec une photographie très soignée et très belle (comme toujours chez ce réalisateur). Content de voir que tu consacres une première chronique à Pollack.

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    • Strum dit :

      Merci. C’est vrai que la photographie est assez belle, ce qui fonctionne bien avec l’idée du temps passé conservé dans le château qui fait irruption dans le temps présent. Pas un film de guerre comme les autres c’est sûr. J’aime bien Pollack.

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