
La Bête humaine de Zola est le roman de l’homme bestial, dont la noirceur devait « faire frémir le tout Paris » selon le souhait même de l’auteur. Les hommes y sont des brutes, des assassins, « des loups mangeurs de femmes » écrit Zola. Dépassant le thème de la « fêlure héréditaire » dont héritent les membres de la famille des Rougon-Macquart, il y convoque à plusieurs reprises, avant le Freud de Totem et Tabou, l’image étrange d’une tromperie originelle de la femme « aux fonds des cavernes » qui aurait amassé une rancune au cours des âges chez certains hommes, dont ils voudraient se venger. Effrayant atavisme qui diffère du déterminisme social et héréditaire auquel on réduit parfois Zola, dont le naturalisme avait quelque chose d’halluciné, l’éloignant souvent du réalisme, comme en témoignent certaines de ses images poétiques. Dans le roman, étaient dénoncés également la bêtise du juge d’instruction, la corruption et l’entre-soi régnant dans les ministères du régime honni de Napoléon III, qui ne pouvaient selon lui que le mener à la « débâcle » de Sedan en 1870. Le livre finissait d’ailleurs par l’image d’un train de transport de troupes militaires devenu incontrôlable, roulant dans la nuit noire et les brumes, chargé de sa chair à canon en direction des flammes de l’enfer
La très belle adaptation, nécessairement édulcorée pour éviter la censure, qu’en tire Jean Renoir en 1938, est à la fois exemplaire et simplifiée par rapport au récit d’origine. Exemplaire, car la beauté des images du directeur de la photographie Curt Courant, les mouvements de caméra souples de l’opérateur Claude Renoir, donnent un équivalent convaincant à la belle langue de Zola ; car Renoir concentre son récit sur Jacques Lantier (Jean Gabin), mécanicien du dépôt des Batignolles, assurant sur la Lison, sa locomotive chérie, la liaison Le Havre – Paris, ce qui confère au récit sa vigueur et sa clarté. Simplifiée, car Renoir élimine les observations de Zola sur la psychologie masculine des frondeurs, les errances de Lantier couteau à la main, la violence des poings de Roubaud et Pecqueux, qui sont de véritables brutes sans cervelle dans le livre, et qui sont joués dans le film par les acteurs arrondissant les angles que sont Fernand Ledoux et Carette qui en donnent une image différente, plus conforme à l’humanisme renoirien. Chez Zola, les meurtres, les coups de folie des personnages, l’insistance sur « l’inconnu » résidant chez Lantier qui peut surgir à tout moment et le faire « bête enragé » annihilant sa volonté, rapprochent parfois le roman du Docteur Jekyll et M. Hyde de Stevenson, l’amène à la frontière du fantastique. Renoir, transposant le récit dans les années 1930, écarte également tout ce qui relève de la description des passe-droits et des protections dont bénéficient les notables sous le Second Empire. Il est vrai qu’adapter le touffu et sanglant roman de Zola de manière plus fidèle aurait obligé Renoir à réaliser une fresque historique racontant une série d’assassinats d’une noirceur propre à provoquer la censure (dont un, le lent et sinistre empoisonnement de Tante Phasie, n’est même pas évoqué par Renoir).
Le film suit néanmoins l’axe narratif principal du livre qui s’articule autour du trio formé par Lantier, Roubaud et sa femme Séverine. Renoir, auteur du scénario, dont le premier traitement fut rédigé à la hâte en douze jours selon ses propres dires (ce qui amène Pascal Mérigeau dans sa biographie du cinéaste à édicter ses habituels jugements de procureur), a l’idée géniale de commencer le film par un prologue montrant Lantier sur la Lison pendant un trajet. La première image est celle d’une fournaise, le four de la locomotive conduite par Jacques et Pecqueux (Carette). Image séminale qui montre la direction fatale suivie par le destin de Jacques, l’enfer et ses flammes, que Renoir fait suivre par d’autres images appartenant au même champ pictural infernal : Jacques couvert de suie, le visage noirci, comme déjà condamné ; la voie ferrée suivie à une vitesse folle en plan subjectif, comme une route fatale ; la traversée d’un tunnel assombrissant totalement l’image, pareille à une plongée dans la pénombre de l’inconscient. Formidable début qui annonce la fatalité pesant sur Jacques, telle une ombre épaisse. Survient ensuite l’évènement qui va déclencher l’engrenage de la catastrophe : le premier meurtre, celui de Grandmorin, membre du conseil d’administration de la SNCF (un pédophile et violeur en série protégé par le pouvoir en place dans le livre), assassiné par le sous-chef de gare Roubaud parce qu’il avait violé Séverine adolescente. Le meurtre a lieu dans un train, sur la ligne Paris – Le Havre, et Jacques qui se trouve dans un wagon voisin, en a vu assez pour perdre Roubaud et sa femme. Séverine (Simone Simon), entreprend de le séduire pour acheter son silence. Bien qu’atteint d’un mal des profondeurs générant chez lui de subites accès de violence (Zola le décrit de manière plus effrayante en tueur de femmes excité par leur peau blanche), Jacques tombe amoureux de Séverine.
Renoir filme les rencontres entre Jacques et Séverine en studio, reconstituant les rails et les cabanons du dépôt (beaux décors d’Eugène Lourié) dans des lueurs de crépuscule. Les éclairages posent sur eux des traits de lumière illuminant leur visage, disant leur passion, disant leur espoir de couple s’étant enfin trouvé, car pour la première fois de leur vie malheureuse, Jacques et Séverine aiment vraiment. Mais leur amour est en même temps enténébré, ce que montre justement la photographie impressionniste de Courant, comme noirci d’avance par les fumées des fours à charbon. Ou encore ce mouvement de caméra allant du couple allongé à un seau recevant l’eau de pluie déversée par la gouttière, décrié comme « vulgaire » par Paul Vecchiali dans sa somme sur le cinéma français des années 1930, mais qui décrit bien la nature putride de cet amour impossible. Il est né d’un meurtre et il conduit vers un autre désir de meurtre, comme si l’acte du meurtre initial une fois perpétré créait une fatalité, comme dans le Macbeth de Shakespeare, car Séverine finit par demander à Jacques de la débarrasser de Roubaud, qui n’est pourtant pas un mari gênant. Dans ces scènes où Jacques et Severine se retrouvent, où ils s’aiment, mais où la pensée du meurtre, le meurtre passé de Grandmorin et le meurtre à venir de Roubaud, ne les quitte jamais, deux mondes semblent donc se rencontrer : d’une part, l’espèce de romantisme fatal propre à plus d’un film français de l’époque (par exemple, Gueule d’amour de Grémillon, Quai des brumes de Carné ou Pépé Le Moko de Duvivier), d’autre part, l’ombre du film noir, car Séverine est un personnage de femme fatale de film noir avant l’heure. Elle est d’emblée moins innocente, vue par Renoir, que la Séverine de Zola, qui était poussée par Roubaud dans les bras de Jacques, alors qu’ici, c’est elle qui prend les initiatives. Simone Simon, avec ses yeux et sa chevelure de chatte, qui annoncent déjà La Féline (1942) de Tourneur, fait très bien ressentir cette évolution de son personnage. Quant au romantisme fatal du film, sa photographie de brume, il est plus vigoureux que le « réalisme poétique » de Quai des brumes (que Renoir, jaloux du succès de Carné, avait affublé d’une contrepèterie vacharde, le « Cul des Brêmes », mais c’était une époque où l’on ne retenait pas ses coups et cela valait toujours mieux que certaines autres formules, comme la « rafle de police » du critique communiste Georges Sadoul), grâce notamment aux images de la fatalité que Renoir convoque à intervalles régulier dans le film (le prologue furieux ; les plans de brumes ; mais aussi ce beau plan où Jacques regarde son reflet dans une mare, une barre de fer à la main, comme s’il observait son futur d’assassin). Si Renoir ne peut aller aussi loin que Zola dans l’horreur, dans les frissons causés par « l’inconnu », il s’en approche par ces images annonciatrices de la fatalité. La scène du meurtre de Séverine, où le coup est porté pendant la chanson Le Coeur de Ninon, qui agit comme contrepoint, accentue la dualité des évènements, l’idée de deux mondes se rencontrant, se fracassant l’un dans l’autre.
On comprend dès lors pourquoi La Bête humaine se trouve entièrement dépourvu des aspects sociaux et politiques que l’on trouvait dans les films de la période Front Populaire du cinéaste (Le Crime de Monsieur Lange, La Marseillaise), moins par opportunisme politique (accusation qui est devenue le nouveau cliché des études sur Renoir) que parce que la nature du film, son mélange de film noir et de naturalisme poétique, réclamait de faire de la fatalité et de l’hérédité les deux parques rendant le meurtre de Jacques inéluctable. Par dessus tout, Renoir tire à lui le roman de Zola pour en faire in fine un récit renoirien reposant sur les sentiments reliant entre eux les personnages. Ce que l’on aime ici, c’est donc que Renoir reste au niveau de ses personnages, sans rendre la société responsable de tout, du mal comme du bien, rendant Roubaud et Pecqueux beaucoup plus humains que dans le roman, rendant tragique l’amour lâche de Roubaud pour Séverine, rendant belle l’amitié de Pecqueux pour son copain Jacques. Gabin est remarquable en Jacques, sans doute un de ses meilleurs rôles, où il parvient à montrer la détresse du personnage face à son mal et en même temps son espoir que Séverine puisse le guérir, que son amour puisse le purifier, aller au fonds des âges obstruer la caverne de ses pulsions. Quant à Simone Simon, bien qu’elle rende son personnage plus unilatéralement garce que dans le roman (mais cela tient aussi à la vision de la femme sans aménités qu’avait souvent le cinéma français des années 1930), elle le rend crédible, séduisant et impérieux, propre à faire tourner les têtes. Seul défaut dans la cuirasse de l’interprétation, Renoir lui-même dans le petit rôle de Cabuche, où il est franchement mauvais. Reste que, avant même La Règle du jeu, chacun a ici ses raisons.
Strum
Article détaillé, érudit et passionnant, remarquable en tout point.
Tu m’as donné envie de revoir le film (dont je n’ai quasiment plus de souvenir, ce serait comme une découverte) et de lire le roman qui semble pousser le crime passionnel de « Thérèse Raquin » encore plus loin dans l’horreur (façon serial killer). Et puis cette ambiance que tu décris, cette photo « noircie par les fumées des fours à charbon », cette atmosphère de Film Noir (tu évoques « Pépé le Moko » qui était déjà bien trempé dans l’encre la plus sombre), … Bref, tout ce qu’il faut pour me ravir.
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Merci beaucoup. Effectivement, le roman va loin dans la noirceur. Tu me fais penser que j’aimerais bien revoir Pépé le Moko – j’aime beaucoup Duvivier. Gabin était abandonné à ces personnages au destin malheureux à la fin des années 1930.
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