Soleil vert (Soylent Green) de Richard Fleischer : dérèglement du futur

Encore aujourd’hui, et sans doute davantage par son sujet, celui des conséquences du dérèglement climatique, Soleil Vert (1973) (traduction hasardeuse du Soylent Green d’origine) reste l’un des films d’anticipation les plus remarquables jamais réalisés. Richard Fleischer prête au film sa vision pessimiste de la nature humaine, décelable dans plusieurs de ses films, et en particulier dans son chef-d’oeuvre Les Flics de ne dorment pas la nuit (1972), pour rendre compte d’un futur déréglé. Les deux films partagent du reste quelque chose de crépusculaire, de désespéré, jusque dans leur photographie nocturne. Soleil Vert, adapté d’un roman de Harry Harrison, donne de l’avenir une image apocalyptique : en 2022 (date où se situe l’intrigue), la Terre est devenue si polluée que des particules d’un vert de pourriture empoisonnent l’atmosphère, le réchauffement climatique si irréversible que l’on vit dans une fournaise, le surpeuplement si incontrôlable que 40 millions d’habitants s’entassent dans la seule ville de New York, les inégalités sociales si prononcées que seuls quelques dirigeants vivent dans des appartements individuels luxueux, auxquels se trouvent rattachées des prostituées, meubles par destination, alors que des millions de pauvres errent dans les rues. Quant aux ressources naturelles, elles sont épuisées, les animaux et la végétation ayant disparu. La population se nourrit d’étranges plaquettes de couleurs, soi-disant produites à base de plancton, dont une série d’un vert artificiel, les « Soylent Green », sont particulièrement prisées par les new-yorkais affamés. Fleischer, dont la longue carrière enjambe plusieurs ères du cinéma et qui a accompagné la transformation d’Hollywood jusque dans les années 1980, était particulièrement bien placé pour raconter cette accélération et cette mutation du monde que décrit le prologue du récit.

Nous savons aujourd’hui, ou devrions le savoir, que le dérèglement climatique qui s’est enclenché ces dernières années met en péril le futur de l’humanité et qu’il appelle en réponse une transition énergétique vigoureuse afin d’en atténuer les effets. En 1973, les sociétés, malgré l’existence de certains lanceurs d’alerte solitaires, étaient loin d’avoir pris conscience du drame qui se noue et Soleil vert fut parfois accueilli comme un film de science-fiction exagérément pessimiste et désagréable. Aujourd’hui, sa dimension semi-prémonitoire, avec ses visions de personnes portant des masques, de foule assaillant un magasin de nourriture, d’individus ployant sous le poids de la chaleur, fait accéder le film au statut de classique du cinéma. Nous n’en sommes pas au point de basculement décrit par Fleischer où les solidarités humaines se sont désagrégées, où l’humanité est devenue son propre Cronos, recyclant ses morts pour en faire de la nourriture, mais le film s’est fait signal d’alarme. Certes, c’est la mise en scène qui doit être le principal critère de jugement, le cinéma étant un moyen d’expression avant d’être moyen de communication. Mais là aussi, Soleil vert possède les qualités cinématographiques d’un grand film.

C’est avec le talent de conteur qui le caractérise que Fleischer réussit à mêler l’anticipation et le récit policier, grâce à ce qui faisait sa force en tant que réalisateur : sa capacité à faire naître par des cadrages en Cinemascope élargissant l’espace une impression de monde filmique crédible, reposant sur une direction artistique minutieuse (le grand Edward Carfagno est ici directeur artistique) et suscitant un sentiment de réalisme accréditant les évènements décrits. Quelques décors urbains peints au fond du cadre figurant la New York du futur, un brouillard vert, une photographie assombrie, et le contraste entre l’appartement minable où habitent les policiers Thorn (Charlton Heston) et Sol Roth (Edward G. Robinson), et le luxueux complexe immobilier où a été retrouvé assassiné Simonson (Joseph Cotten), un des dirigeants de l’entreprise Soylent Green, suffisent à rendre crédible ce futur d’apocalypse. Un autre aspect de la manière du cinéaste réside dans le contraste existant entre le cynisme collectif de la société, de ses institutions, et la vertu des relations individuelles, où s’est réfugié l’espoir. La relation quasi-filiale qui lie Thorn et Sol est à cet égard poignante – il en allait déjà de même dans Les Flics ne dorment pas la nuit – et c’est leur amitié qui leur donne une raison de survivre. La scène où ils dégustent pour la première fois un repas composé de vrais légumes et d’un bifteck de boeuf, absente du scénario et improvisée par Fleischer et ses comédiens pendant le tournage, est merveilleuse, précisément parce qu’elle est environnée d’ombres et de détresse.

On sait quel grand acteur fut Edward G. Robinson (ici dans son dernier rôle) mais on déprécie souvent à tort le talent de Charlton Heston. Il est formidable, aussi convaincant dans le registre du policier dur à cuir que dans celui de cadet ayant pour son ainé Sol le plus grand respect. La scène où Sol regarde une dernière fois les paysages verts d’antan défiler sur un écran géant au son de la symphonie pastorale de Beethoven, sous le regard noyé de larmes de Thorn, est une des plus émouvantes de toute la filmographie de Fleischer. C’est fort d’une dernière promesse faite à son ami que Thorn poursuivra son enquête qui l’amènera à découvrir comment sont fabriqués les Soylent green. Dans le monde crépusculaire du film, Thorn découvrira que devenir un lanceur d’alerte signifie courir les plus grands risques sans certitude de pouvoir révéler la vérité. Superbe dernier plan où la main tendue de Thorn s’arrête à mi-chemin de l’espoir et du désespoir, figée dans son élan ; un geste tellement flescherien.

Strum

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13 commentaires pour Soleil vert (Soylent Green) de Richard Fleischer : dérèglement du futur

  1. Très beau film effectivement ! Une histoire aussi marquante que celle de 1984 d’Orwell et qui est même peut-être plus prémonitoire, comme tu le soulignes très bien ! C’est vrai que Charlton Heston est très bien!

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  2. princecranoir dit :

    Un film qui m’a marqué et que j’aime profondément aussi pour les qualités cinématographiques que tu as très bien soulignées dans ton article. Il y a dans « Soleil Vert » une ambiance pré-« Blade Runner » je trouve. Je n’ai pas lu le roman de Harrison (que j’ai sur ma liste à lire depuis longtemps), mais j’imagine qu’il rejoint le monde pollué décrit par Dick. Ce film est aussi l’un des derniers (le dernier ?) avec Edward G. Robinson, immense acteur, ce qui lui procure une charge émotionnelle supplémentaire.
    Quant à la question écologique :
    « Si nous ne parvenons pas à réduire les émissions de gaz carbonique, la dégradation des climats risque d’atteindre le point de non-retour à partir duquel on ne serait plus sûr de pouvoir rétablir un ordre climatique viable »
    René Dumont, 1972.
    ps : ton article me fait penser que je n’ai toujours pas vu « les flics ne dorment pas la nuit ».

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    • Strum dit :

      C’est drôle que tu parles de Blade Runner parce que je me suis fait la réflexion en le revoyant qu’il anticipait Blade Runner sur certains aspects. Mais le style de mise en scène de Fleischer reste très différent de celui de Scott et cela distingue les deux films. C’est un film qui m’a moi aussi marqué enfant, à tel point que je l’avais classé dans mes 100 films préférés, et je ne l’avais pas revu depuis. Et bien, c’est un très grand film, pas moins bon que Blade Runner, et plus émouvant et impressionnant par certains côtés. Quant à la question écologique, la différence est qu’en 1972, on prenait les lanceurs d’alerte pour des lunatiques, des doux dingues, et c’est pour cela je crois que certains ont trouvé que Soleil Vert exagérait. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et c’est plutôt les climato-sceptiques que l’on tient parfois pour des « dingues » (du moins en France). Merci en tout cas pour la citation de René Dumont. PS : Robinson est mort peu après la sortie du film je crois, et il était déjà malade pendant le tournage.

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      • princecranoir dit :

        Merci pour la précision sur Robinson. Une fin de carrière poignante.
        Fleischer et Scott n’ont en effet que peu de choses en commun stylistiquement, sinon peut-être un goût commun pour les films d’Histoire et la variétés des genres abordés.
        Ce que tu dis sur l’écologie dans les années 70 est très vrai, souvent assimilé à une lubie de hippies à l’ère du profit galopant et de la logique de marché.

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  3. Un film d’anticipation … qui a parfaitement anticipé ce qui est absolument rarissime et quand on y réfléchit, la prescience de ce scénario relève tout simplement du prodige.

    Maintenant … comme à la plupart de tes chroniques, j’ai vu le film il y a très longtemps et il faudrait vraiment que je le revoie pour me remémorer les moments forts que tu soulignes dans ton post.

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    • Strum dit :

      Cela dit, le film va quand même plus loin que la situation actuelle. Il reste encore des plantes et des animaux et nous n’en sommes pas réduits à nous entre-dévorer. 😉 J’avais aussi vu le film très jeune, mais il m’avait tant marqué que je m’en souvenais comme si c’était hier.

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  4. Pascale dit :

    Ah le gros spoilage 🙂
    Sûr que quand j’avais vu ce film je me suis dit que les scénaristes avaient une sacrée imagination… Aujourd’hui avec mon optimisme délirant je me dis qu’on est pas loin se s’entre bouffer…
    Oui Charlton Heston est souvent sous estimé. Je trouve que c’est un GRAND acteur au même titre que les James Stewart, Cary Grant, Gary Cooper, Robert Mitchum. Et ici, il est particulièrement intense. Je crois me souvenir que son émotion en voyant Robinson regarder son dernier film n’était pas feinte car tous savaient que l’acteur était mourant.
    Tu me donnes envie de revoir ce film. Merci.

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    • Strum dit :

      Oui, les choses prennent une mauvaise tournure, et cela ce n’est pas un spoiler. 🙂 J’aime beaucoup Charlton Heston, en tant qu’acteur. Ses positions extrémistes sur le port d’arme lui ont porté préjudice. C’est ce qu’on peut lire en effet dans cette scène où il pleure en voyant son ami. Ce n’est pas la première fois qu’ils tournaient ensemble puisque l’on se souvient que Robinson était son mentor dans Ben Hur.

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  6. Il est largement passé de mode de nous parler de nourriture produite à partir (directement) du pétrole, comme ça a pu être le cas (dans la SF…) il y a quelques décennies. Aujourd’hui, on nous parle avec de plus en plus d’insistance de protéines produites à base d’insectes (vers de farine?)… Je me rappelle aussi, dans le film, les grandes interrogations sur la « manière » de mater des produits (fruits et légumes) « bruts » que les humains « moyens » du film avaient carrément perdu l’habitude de voir… Là aussi, avec les aliments « ultra-transformés », on risque d’y revenir… Les fruits et légumes risquant de devenir un luxe!
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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    • Strum dit :

      En effet, les protéines faites à partir de larves d’insectes arrivent – réservées pour l’instant aux animaux. Mais on mange depuis longtemps des insectes rôtis sur les marchés de certaines régions de Chine. Je pense qu’il y aura toujours des fruits et légumes, mais certains seront très transformés.

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