
Deux éléments se conjuguent pour faire de l’Etrangleur de Boston (1968) un grand film, à la fois consciencieux et dérangeant : d’une part, le talent de raconteur d’histoire de Richard Fleischer, qui lui fait toujours avoir un temps d’avance sur le récit, comme une anticipation de ce qui va advenir ; d’autre part, son intérêt pour les esprits criminels, pour les fêlures psychologiques, intérêt qui vient de loin puisqu’il envisageait de devenir psychiatre avant de rejoindre, comme son père animateur, l’industrie du cinéma. Le film est tiré de la sinistre histoire vraie du tueur en série Albert DeSalvo, qui étrangla treize femmes à Boston au début des années 1960. Quelques années plus tard, Fleischer devait raconter du reste une autre histoire de tueur en série en traversant l’Océan Atlantique dans L’Etrangleur de Rillington Place (1971).
Pendant toute la première partie du film, c’est-à-dire jusqu’à la capture de DeSalvo (Tony Curtis, méconnaissable dans son rôle le plus remarquable où il explore une ambiguïté qui existe chez lui même dans ses rôles positifs), Fleischer et son directeur de la photographie Richard H. Kline ont fréquemment recours à des split-screens qui divisent l’écran en plusieurs parties distinctes fragmentant le récit. Fragmentation géographique : le spectateur est en même temps dans une pièce et dans une autre. Fragmentation d’échelle : certains plans sont diffractés par une graduation dans le changement d’échelle, du plan large au gros plan. Fragmentation temporelle : l’histoire est alors plus avancée de quelques minutes dans une partie du cadre. Fragmentation narrative : plusieurs séquences interviennent simultanément dans le même cadre, au lieu du montage parallèle habituel. C’est par exemple le cas des arrestations de suspects réalisées par les policiers en charge de l’enquête. C’est également le cas de ces images de femmes angoissées à l’idée de rencontrer ce tueur en liberté. Les split-screens, utilisés de manière novatrice pour l’époque, sont ici entièrement au service du récit, avec une efficacité narrative admirable (dont on ne connaît pas d’équivalent en ce qui concerne l’usage de cet outil cinématographique) et dépourvue de toute ostentation. Ils n’ont pas de valeur métaphorique, comme dans les films de De Palma qui vont suivre, où la démultiplication de l’image suggère l’avènement d’une société mise sous surveillance à partir d’un poste d’observation panoptique. Tout au plus les split-screens de cette première partie suggèrent-ils le caractère diffus, pervasif, de la menace qui pèse sur Boston, qui se transmet d’image en image. Fleischer filme d’ailleurs en extérieur dans les quartiers mêmes où furent commis les crimes, comme Bong Joon-ho le fera beaucoup plus tard dans Memories of murder, autre grand film sur un tueur en série.
Dès que DeSalvo apparaît à l’écran, le film change de nature. Jusque-là, Fleischer avait raconté l’histoire d’une traque poussive où les policiers butent sur le manque de preuves, la prise en charge de l’enquête par le juriste John Bottomly (Henry Fonda et son visage de juste), à la demande de l’adjoint au Procureur de Boston, n’ayant pas encore porté ses fruits. La police impuissante avait même eu recours à un medium pour retrouver les traces du tueur, scène étonnante, mi-sérieuse, mi-sceptique, où l’on ne sait plus sur quel pied danser car ce medium, tel que filmé par Fleischer, a réellement l’air d’avoir des dons de divination. Au fond, ni Bottomly, ni le policier DiNatale (George Kennedy) n’ont la moindre idée de l’identité du tueur, leur enquête ayant fait simplement émerger ce fait dérangeant qu’il existe dans Boston un nombre significatif de déséquilibrés (toujours cette vision sombre du monde chez Fleischer), à la fois menace latente pour la population et affirmation d’une condition humaine troublée. De fait, l’arrestation de DeSalvo par Bottomly et DiNatale intervient de manière tout à fait fortuite.
Lorsque Bottomly cherche à confondre DeSalvo en le soumettant à des interrogatoires, il fait face à un obstacle de taille : l’homme est schizophrène, totalement clivé entre un père de famille normal dans son état de veille et un tueur dans les états de quasi-inconscience où il assassine ses victimes. DeSalvo n’a nullement conscience de la bête qui sommeille en lui. Bottomly va cependant parvenir à créer des failles entre ses deux personnalités en lui faisant reconstituer son emploi du temps le jour des crimes, le contraignant à revoir en pensées ses actes, jusqu’à ce que des images mentales remontent à la surface de sa conscience. Ce retour en arrière mémoriel est rendu possible grâce à la télévision, ses reportages d’actualité (mission dans l’espace, assassinat de Kennedy) étant autant de marqueurs temporels, télévision qui fait partie du dispositif de split-screens, un split-screen qui existe jusque dans nos propres vies (a fortiori avec les écrans multiples d’aujourd’hui). Ce faisant, Bottomly ment par omission en ne révélant pas à DeSalvo le véritable objet des interrogatoires, et lui inflige une souffrance psychologique s’intensifiant au fur et à mesure que vacille sa personnalité. Certes, cette souffrance est sans commune mesure avec celle qu’il a infligée aux victimes, mais Fleischer, se faisant cinéaste-psychiatre, en fait un problème moral qui donne des insomnies à Bottomly.
C’est alors que Fleischer revient aux split-screens, non plus cette fois pour leur faire raconter l’histoire selon plusieurs angles, mais pour essayer de s’introduire dans l’inconscient de DeSalvo se souvenant des crimes. Autrement dit, c’est comme si Fleischer s’imaginait à la place de Bottomly et DeSalvo tour à tour, s’intéressant à son tueur en série au point d’essayer de découvrir la raison de ses assassinats, devenant accoucheur de vérité comme un Socrate utilisant la maïeutique de l’image. C’est une grande différence avec L’Etrangleur de Rillington Place où le regard de Fleischer se déplaçait progressivement du tueur en série vers sa victime, alors qu’ici, il reste fixé jusqu’au bout sur le tueur. Par son regard attentif, Fleischer agit comme le psychiatre qu’il faillit être, refusant de condamner sans essayer de comprendre – on ne trouve d’ailleurs ici nulle image graphique des meurtres, noyau aveugle, on se situe dans l’avant ou l’après. L’éclatement des images auquel Fleischer avait eu précédemment recours n’était donc qu’une préparation à la création d’une seule image, une image consolidée, unifiée : celle du visage de DeSalvo sur le fond blanc de la salle d’interrogatoire, essayant de se souvenir mais butant sur l’incompréhensible. Ce film ouvrait ce qui allait sans doute être la période la plus féconde, la plus étonnante de la carrière du réalisateur, puisque Les Flics ne dorment pas la nuit et Soleil vert allaient notamment suivre.
Strum
Je l’ai vu trop jeune pour en apprécier les subtilités. Au temps où à 17 h il y avait des films à la télé… ça rendait malade ma sœur qui préférait grimper aux arbres.
Évidemment ton texte enthousiaste me donne envie de le revoir, comme l’autre tueur avec Attenborough.
Je me souviens que je ne comprenais pas comment Tony Curtis pouvait ne pas être drôle et plus encore être un tueur et encore plus incompréhensible, tueur de femmes.
selon plusieurs angle
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Un peu pareil que toi, j’en avais découvert des bouts très jeune et je ne comprenais pas non plus pourquoi Tony Curtis, personnage positif d’habitude, était cette fois un tueur schizophrène. Cela dit, je trouve qu’il y a toujours eu une certaine ambiguïté dans les rôles de Curtis au sens où il n’a jamais joué des héros sans peur et sans reproche façon Gary Cooper.
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Je sais que tu n’aimes pas Tarantino mais je suis toujours surprise que tu lui prêtes des intentions malhonnêtes et un manque total de confiance envers le spectateur qui n’a pas l’impression de se faire manipuler.
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J’ai ajouté cette pique dans le feu de l’écriture hier soir. Je viens de la supprimer car elle est inutile et je préfère que l’on parle de Fleischer. On parle bien assez de Tarantino par ailleurs – ce dont nous avons d’ailleurs fait quand j’ai écrit sur lui.
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Brillante analyse du film !
Concernant l’utilisation du split screen dans le cinéma des 50 dernières années, on peut remarquer qu’elle est restée très marginale. Faut-il en conclure que c’est là un artifice qui n’a pas de vertu autre qu’expérimentale ? De Palma lui-même a affirmé tardivement qu’il avait parfois un peu abusé du procédé (propre, selon lui, à exprimer, en plus du phénomène panoptique, le caractère fuyant de la réalité qui ne se laisse pas capter dans une image). Mais, quitte à insérer plusieurs images dans le même plan, ce procédé vaut mieux, à mon sens, que la surimpression d’images, assez en vogue à l’époque du muet et encore quelque temps après. Toutefois, les deux techniques ont le défaut de contrevenir au principe selon lequel « le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre », selon la formule célèbre. En effet, le regard possède l’intensité indépassable que donne la formation constamment renouvelée d’une image unique.
Il n’en reste pas moins que tu rends très bien justice de la démarche de Fleischer dans ce film, démarche qui a l’audace de traduire visuellement la fragmentation de l’esprit du tueur, à la place du discours explicatif final de « Psychose ».
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Merci Valfabert ! Je pense en effet qu’il faut prendre le split-screen comme un outil cinématographique, essentiellement narratif, parmi d’autres, dont il ne faut pas abuser car il fragmente l’image, est particulièrement voyant. Il faut être un Fleischer, c’est-à-dire un cinéaste très fort techniquement, pour l’utiliser comme il le fait dans ce film, et à vrai dire je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu un film où le split-screen est utilisé avec une telle efficacité narrative.
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Il va falloir que je le vois ce film, un jour. Depuis le temps que j’en entends parler. 🙂
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Oui, cela vaut le coup, surtout si tu aimes Fleischer ! 🙂
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Ce film est une petite merveille. Ici, l’usage des splt-screens vaut pour modèle à mes yeux. Je n’ai pas en mémoire un autre film où l’utilisation de ce procédé saurait tenir comparaison vis-à-vis de l’Etrangleur de Boston. Chaque split-screen participe pleinement à la narration, voire la devance. C’est absolument remarquable, parfaitement pensé et mis en scène.
Je ne suis pas fan de Tony Curtis, mais ici, Richard Fleisher a su remarquablement l’utiliser dans un rôle à contre-emploi. Son jeu en solo en fin de film est bouleversant.
Et au-delà de l’Etrangleur de Boston, c’est toute la filmographie Fleisher qu’il faut voir et revoir.
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En effet, Fleischer a été longtemps tenu pour quantité négligeable alors qu’il a une filmographie formidable. Comme toi, je n’ai pas le souvenir d’un film où les split-screens aient été utilisés de manière aussi efficace, sans ostentation, dans la narration. Et Tony Curtis est remarquable en effet.
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ah l’apparition de Tony Curtis…
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Formidable en effet.
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Un Fleischer de premier ordre que je n’ai pas encore vu. Javoue qu’il me tente !
L’approche psychanalytique dont tu fais l’analyse le place bien au-delà de la simple chronique sur un tueur malade, elle questionne la place du regard dans la mise en scène des actes, tout comme le faisait Powell a sa manière dans le formidable « Peeping Tom ». Un grand réalisateur sait bien qu’il n’y a qu’une place pour la caméra, selon ce que l’on veut lui faire dire.
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C’est encore différent du Voyeur de Powell, film encore plus dérangeant. Dans L’Etrangleur, la mise en scène rigoureuse et ordonnée de Fleischer, quasi-scientifique et médicale, met quand même à distance le spectateur des actes à l’écran. Dans Le Voyeur, la mise en scène est carrément faite pour nous attirer dans l’écran et Powell se met même en scène en père sadique du tueur ! Rarement vu un film aussi dérangeant que Le Voyeur. Sinon, tout à fait d’accord avec ta dernière phrase : un grand réalisateur sait où mettre sa caméra en fonction de sa secrète intention.
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