Les Flics ne dorment pas la nuit (The New Centurions) de Richard Fleischer : happés par la nuit

Ce qui frappe en premier lieu dans Les Flics ne dorment pas la nuit (The New Centurions) (1972), c’est la ductilité du style de Richard Fleischer, sa capacité à s’adapter à l’histoire qu’il raconte, qui explique sa longue carrière. Car enfin, voici un cinéaste dont les premières réalisations remontent à la fin des 1940, qui a filmé Les Inconnus dans la ville (1955), Les Vikings (1958) ou 20.000 lieues sous les mers (1954) en ayant recours à des plans fixes selon une logique d’exposition, et qui capture ici l’atmosphère reconstituée des nuits de East L.A. avec une caméra très fluide, d’une grande mobilité, qui entend non pas exposer une situation mais restituer l’instabilité, le chaos des scènes. Le cinéma de Fleischer a certes toujours été nerveux et assez découpé, moderne avant l’heure, mais ici, il s’affranchit complètement du canon classique pour inscrire son récit dans un cadre très réaliste qui fait voler en éclats les différences préconçues entre cinéastes issus de l’âge d’or d’Hollywood et cinéastes du Nouvel Hollywood.

Le film étouffe toute vélléité d’exposition en expédiant d’emblée l’entrainement des nouveaux officiers de la police de Los Angeles par un montage ultra-rapide avant de se faire le compte-rendu des heurs et malheurs des patrouilles nocturnes selon une structure épisodique. Au fil des nuits, on suit en particulier le binôme constitué par Andy Kilvinski (Georges C. Scott), vieux de la vieille, et Roy Fehler (Stacy Keach), qui débute dans la police. L’aspect presque documentaire du film tient autant à son origine (il est adapté du roman d’un ancien policier, Joseph Wambaugh) qu’au style de mise en scène choisi par Fleischer. Ici, la caméra est comme un témoin qui enregistrerait pour nous les faits et gestes des policiers dans leur modeste quotidien, intervenant à brûle-pourpoint pour résoudre des cas de conflits de voisinages, de braquages de supermarché locaux, de disputes domestiques et de maltraitance d’enfance, ce dernier cas donnant lieu à une scène terrible où les policiers enlèvent à une mère droguée un bébé brûlé par ses propres cigarettes, chacun tirant d’un côté les membres de l’enfant sous le regard d’une caméra agile, sans qu’aucun jugement de Salomon ne leur vienne en aide pour trancher ce dilemme. Ici, nulle envolée lyrique, nulle enquête au long cours qui donnerait un sens à la nuit.

Les très nombreuses scènes nocturnes en extérieurs bénéficient d’un travail d’éclairage méticuleux, modélisant et précis, sans filtre, et sans cette lumière diffuse et artificielle des « nuits américaines ». Les policiers sont souvent cernés par une nuit d’encre d’où n’émergent que quelques lueurs ; parfois leur visage, parfois de simples zébrures de peau, parfois le reflet d’une tôle abandonnée dans un terrain vague. L’obscurité se fait de plus en plus épaisse au fur et à mesure que se déroule la narration, comme si les policiers étaient progressivement happés par la nuit, entrainés dans un voyage sans retour. Kilvinski se voit comme un rempart tenant la ligne de front face aux « barbares« , à l’image des centurions de l’Empire romain ; et comme les centurions des anciens temps, l’invasion du désordre lui parait inéluctable ; ce qui remet en cause tout ce pour quoi il a vécu et crée en lui une espèce de vide, une incapacité à comprendre le sens de la vie, de sa vie. Rien de ce qu’il a fait ne semble avoir servi et le paysage qu’il fixe de sa terrasse est toujours le même, peut-être plus encombré d’ordures encore. Ce vide ressenti par Kilvinski se devine à la fin derrière le regard fixe et las de Georges C. Scott (génial une fois de plus) et surtout les brisures rauques de sa voix. Mais il n’est jamais souligné par Fleischer qui ne fait qu’enregistrer ce qui se passe. Le cas de Fehler est un peu différent. Kilvinski est pour lui une figure paternelle et rassurante, un père de substitution peut-être, et lorsque Kilvinski se retire du métier, son jeune collègue s’en trouve désemparé quoiqu’il essaie de n’en rien laisser paraitre. Maintenant, Fehler doit marcher seul dans le nuit, ne comprenant plus, lui aussi, ce qu’il fait ni pourquoi. Pour lui aussi, la compréhension vient trop tard, la compréhension que l’ingratitude sera la seule récompense qu’il recevra jamais et qu’il lui faut détourner son regard du puits de la nuit.

C’est un film qui prend le point de vue des forces de l’ordre et leur rend un bel hommage. Pour autant, il ne s’agit pas d’un récit hagiographique. On trouve ici une bavure policière qui n’empêchera pas son auteur de postuler au poste de sergent et une police des moeurs inepte ; et puis le déterminisme de la misère n’est pas passée sous silence. Ce film sombre et amer, qui recueille l’écume d’une vie de labeur quotidien et anonyme, montre tout simplement ces policiers comme des êtres humains faillibles et submergés par l’ampleur de la tâche, des êtres humains qui voyagent et se perdent au bout de la nuit. Au sein de cette nuit, le temps s’écoule sans repère et c’est une succession d’épisodes, à la chronologie lâche, qui fait office de structure du récit, une structure sérielle qui annonce plusieurs séries policières à venir.

Strum

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11 commentaires pour Les Flics ne dorment pas la nuit (The New Centurions) de Richard Fleischer : happés par la nuit

  1. kawaikenji dit :

    C’est en effet un film suce-boules de flics, mais un grand films néanmoins (on peut préférer le Aldrich de Bande de flics pour une vision plus réaliste de la Police)

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  2. Ronnie dit :

    Un quasi doc magnifié par la B.O de Quincy Jones. Un Fleischer indispensable.

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  3. ELias_ dit :

    Bravo pour ton texte qui dit bien toutes les beautés et la richesse de ce film, constamment juste et sur la corde raide. Adapté du même auteur-ex-flic, le Bande de flics d’Aldrich reprend cette construction en forme de chronique mais opte pour un versant plus ouvert au grotesque. C’est une autre patte de cinéaste, donc pas vraiment comparable. J’en ai parlé ici :
    https://elias-fares.blogspot.fr/2015/07/retrospective-robert-aldrich-1972-1981.html

    E.

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