Avec le sourire de Maurice Tourneur : histoire d’une ascension

avec le sourire

Avec le sourire (1936) de Maurice Tourneur commence comme une comédie légèrement amorale racontant l’irrésistible ascension sociale de Victor Larnois, un vagabond arrivé de la campagne à Paris. Dans le rôle de cet arriviste, Maurice Chevalier fait étalage d’un talent comique dont on trouve peu d’équivalents dans le cinéma français de l’époque. Se mouvant avec aisance, souriant à tout bout de champ, entonnant la chansonnette à l’occasion, il apporte une légèreté et une insouciance lubitschiennes au film, en connaissance de cause puisqu’il avait déjà tourné plusieurs fois avec le roi Lubitsch. L’intelligence du scénario de Louis Verneuil (ou plutôt Carlo Rim selon le livre de Christine Leteux sur Maurice Tourneur) tient à ce que tout est d’abord vu du point de vue de Larnois de sorte que l’on se réjouit au début de ses succès aux dépens d’une série de malotrus avant de réaliser un peu tard qu’il est sans foi ni loi.

Une scène fort réussie résume toute l’affaire : Larnois, devenu co-directeur du cabaret où il a débuté portier, embobine un comédien nécessiteux en lui faisant miroiter « avec le sourire » la possibilité d’un rôle dans un futur spectacle, n’escomptant nullement y donner suite. « Quel homme charmant », susurre le naïf, qui rencontre en partant Ernest Villary (André Lefaur), l’autre co-directeur, lequel l’engage sur le champ alors qu’il n’y a pas de place pour lui dans la revue. Parce que cette proposition généreuse lui est faite par Villary sur un ton bougon et plaintif, comme s’il lui reprochait sa propre décision, le comédien repart furieux contre lui, se trompant du tout au tout sur l’identité de son bienfaiteur. Scène très juste qui condense le propos du film : le plus fieffé coquin peut réussir pour autant qu’il possède ce don du sourire quand l’honnête homme trop occupé de sa propre vertu paraitra l’être le plus antipathique du monde. Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, dit la fable.

Si Avec le sourire n’était qu’une comédie irrévérencieuse racontant l’ascension d’un portier devenant directeur d’Opéra (mouvement inverse du Dernier des Hommes de Murnau en somme), ce ne serait qu’un film à la fois optimiste (tout cela n’est pas très réaliste) et immoral, d’une espèce rare dans le cinéma français de l’époque plutôt enclin à broyer du noir et à maudire les déterminismes sociaux (qui devraient condamner par avance un Larnois illettré). Or, de manière inattendue, le film se fait bientôt conte moral, comme en a produit une longue tradition littéraire française mais comme on en trouve finalement peu au cinéma. Alors que Larnois poursuit son incroyable ascension dans les hautes sphères de la société avec son lot de trouvailles (« je sais tout », écrit-il sur une carte remise à un édile en pariant qu’il cache quelque chose), commence la déchéance de Villary. Privé des ressources du sourire, il est de surcroît tenaillé par ce qu’il nomme lui-même « un vice : l’honnêteté ». Refusant tout compromis, perdant sa fortune dans des affaires où il refuse le profit, se complaisant dans un rôle de victime à la vertu outragée, son honnêteté le condamne à tout perdre. C’est un renversement de la figure de l’honnête homme, telle que la concevait initialement la Troisième République, qui avait été mise à mal par la série d’affaires du régime (entre autres, scandale de Panama, scandale Rochette-Caillaux, affaire Stavisky, cette dernière servant de prétexte aux manifestations anti-parlementaires du 6 février 1934). Il y a du Sacha Guitry dans cette histoire d’un cynisme au choix élégant ou décourageant que le spectateur regarde lui aussi avec un sourire qui ne s’efface jamais.

Maurice Tourneur filme ces deux parcours parallèles avec un découpage simple mais efficace, chaque séquence devenant le miroir inversé de l’autre, sans qu’aucune espèce de jugement moral ne semble passer par la caméra, nous laissant dès lors décider de ce qu’il faut conclure de cette histoire édifiante. Sans révéler la fin du film qui ne va pas tout à fait au bout de sa logique, on peut dire que Tourneur père réussit la gageure de représenter une société corrompue et inapte à récompenser la vertu, vision sans doute communément partagée en 1936, sans que l’on éprouve de la rancune vis-à-vis de Larnois qui reste sympathique grâce à la finesse du scénario et au jeu plein d’allant de Chevalier L’échec commercial du film, qui put dérouter par son mélange de légèreté et d’observations cyniques, d’optimisme souriant et de pessimisme larvé, contribua à détourner Chevalier du cinéma pendant un temps. Quant à Maurice Tourneur, moins célébré que son fils Jacques qui connut le succès que l’on sait en repartant aux Etats-Unis en 1934, il continua une belle carrière qui compte au moins un chef-d’oeuvre du cinéma français (La Main du diable en 1943) et à tout le moins de formidables films (Le Val d’enfer, Justin de Marseille, Les Gaités de l’escadron, Volpone).

Strum

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10 commentaires pour Avec le sourire de Maurice Tourneur : histoire d’une ascension

  1. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Je n’ai pas vu ce film. Mais comme tu le cites, je ne peux qu’encourager les lecteurs de ton blog à voir La Main du diable, qui est un petit bijou dans le genre.

    Je te souhaite une excellente après-midi !

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle, En effet, La Main du diable est génial, l’un des meilleurs films fantastiques français sinon le meilleur. Je te recommande Avec le sourire, cela devrait te plaire. Merci et bon après-midi aussi ! 🙂

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  2. modrone dit :

    Très différents, ces deux films de Maurice Tourneur sont excellents. Je ne me trompe pas? C’est bien dans Avec le sourire que Chevalier chante Le chapeau de Zozo?

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    • Strum dit :

      Oui, c’est dans ce film, dans une scène où il la chante de quatre manières différentes en imaginant quatre types de public. C’est sûr que c’est différent de La Main du diable ! Aussi charmant que le second est sépulcral.

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  3. Les ombres tutélaires de Lubitsch et Guitry, que vous citez si justement , planent sur ce film qui fait mouche à chaque vision, sans doute pour cette amoralité et cette légèreté si séduisantes. Bertrand Tavernier, qui adore le film et ne manque pas une occasion de vanter ses mérites, parle d’un film comme « merveilleux et décapant ». Un film découvert grâce à Patrick Brion qui a tant fait pour Maurice Tourneur.

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  4. bailaolan dit :

    Je n’ai vu ce film qu’une fois, il y a un bon gros demi-siècle (ô nostalgie des programmes des dimanches après-midi de la RTF!) mais la scène du « je sais tout » a laissé dans mon jeune cerveau une impression ineffaçable (je n’avais aucune idée, bien évidemment, de ce que pouvait être une « fiche anthropométrique »: j’ai dû regarder, après, dans le dictionnaire).

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