Agent Secret (Sabotage) de Alfred Hitchcock : Conrad retourné

Tout film d’Hitchcock ou presque, même ses plus mineurs, est l’occasion de se convaincre derechef de son génie. Il adapte ici, avec son scénariste Charles Bennett, le roman le plus noir de Joseph Conrad, L’Agent Secret, qui raconte comment un espion pathétique à la solde d’une ambassade étrangère (a priori russe) commet un attentat ; l’histoire se déroule dans les bas-fonds de Londres, dans une atmosphère gluante voire kafkaïenne, et la fin quasi-nihiliste en est terrible.

De la misanthropie du roman, Hitchcock ne conserve presque rien, ou plutôt il la transforme en traits d’ironie s’exerçant à l’encontre des londoniens (et non des personnages). Son intuition de cinéaste lui fait retenir ce que le récit de Conrad contient de propre à passer la rampe de l’écran, se débarrassant de ce qui entraverait son film. Les personnages de Mme Verloc et de son frère Stevie montrent très bien cela. Chez Conrad, Mme Verloc, l’épouse de l’espion, est une femme aux larges hanches, quasi muette, à l’intelligence bornée, tandis que son frère Stevie est un quasi-idiot aux lippes pendantes – impitoyable Conrad ! Chez Hitchcock, qui affectionnait les romances, Mme Verloc prend l’apparence d’une américaine jouée par la séduisante Sylvia Sidney, une innocente aux grands yeux qui ne connaît rien des activités secrètes de Verloc (Oscar Homolka) et dont pourra tomber amoureux un inspecteur de Scotland Yard inventé par le cinéaste, tandis que Stevie devient un adorable adolescent londonien aux tâches de rousseur.

A contrario, Hitchcock utilise une scène clé du livre, que Conrad ne décrivait pas, et l’étire à l’écran pour en faire une séquence formidable. Tout lecteur de L’Agent Secret sait que la péripétie la plus effroyable de l’histoire est la mort de Stevie, complice fanatisé de Verloc que ce dernier envoie déposer une bombe à l’Observatoire de Greenwich, qui explosera avant que l’enfant ait pu quitter les lieux. Conrad raconte cela après coup à travers Verloc, en quelques mots, selon son procédé habituel d’une narration indirecte. Hitchcock a l’idée à la fois cruelle et sensationnelle de filmer non pas l’après-coup mais l’avant-scène, c’est-à-dire le trajet effectué par Stevie pour déposer l’engin. Toute cette séquence repose sur les principes du suspense tels que Hitchcock les a énoncés : le spectateur sait que Stevie transporte une bombe alors même que l’enfant ne le sait pas (contrairement au livre), il en sait donc plus que le personnage ; muni de l’information que la bombe explosera à 13h45, le spectateur se trouve ensuite placé dans une position d’attente angoissée alors qu’il voit Stevie traîner en route, être pris à parti par un bonimenteur sur un marché, être contraint de prendre un plus long chemin à cause du passage de la garde de la Reine, se retrouver bloqué dans un autobus alors que l’heure tourne, Hitchcock ne manquant pas d’insérer des plans d’horloge réguliers par le découpage. Séquence particulièrement efficace et à la chute terrifiante puisque, comme dans le livre, la bombe explosera. Cette mort de l’enfant fut beaucoup reprochée à Hitchcock lors de la sortie du film et lui-même paraît la regretter rétrospectivement dans ses entretiens avec François Truffaut (« C’est une grave erreur« ). Mais en même temps, il aurait été difficile de ne pas inclure dans une adaptation de L’Agent Secret de Conrad l’évènement le plus marquant du livre et la scène est du reste saisissante.

Parvenir ensuite à rétablir l’équilibre du film, à le retourner même, pour en faire en dernier ressort un récit qui finit relativement bien (beaucoup mieux que le roman), ou le mieux possible au regard de la situation, les méchants étant punis comme par l’effet d’une justice divine qui absout Mme Verloc, voilà qui tient du prodige ou en tout cas d’une croyance profonde dans le pouvoir des images et de la narration. Cette croyance dans le pouvoir des images, voilà une autre caractéristique d’Hitchcock qui imagine plusieurs plans saisissants dans son film : un aquarium dont la surface se dissout sous le regard de Verloc pour devenir un immeuble qui s’effondre alors que l’espion se représente en pensées l’explosion de la bombe à venir ; les visions de Mme Verloc qui aperçoit le visage de Stevie apparaissant dans la foule après sa mort ; ce travelling avant subjectif sur Mme Verloc qui s’apprête à saisir le couteau qui sera fatal à Verloc et qui suit une scène très découpée où Hitchcock a cadré plusieurs fois le couteau en manière d’anticipation ; ce cinéma que tiennent les Verloc (en lieu et place de l’échoppe minable du livre) qui permet à Hitchcock de discourir à l’intérieur du film sur le pouvoir de l’image qui hypnotise les spectateurs. Une réplique d’une véritable rue de Londres fut reconstituée en studio pour les plans en extérieurs devant le cinéma des Verloc. Une réussite de plus dans la période anglaise d’Hitchcock, bien que l’interprétation du film ne soit pas à la hauteur de la mise en scène et manque un peu de vigueur, en particulier John Loder qui joue l’inspecteur de Scotland Yard.

Strum

PS : Une erreur s’est glissée sur la jaquette du Bluray ESC qui parle de la « nouvelle de Conrad » alors qu’il s’agit bien d’un roman, assez épais qui plus est.

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6 commentaires pour Agent Secret (Sabotage) de Alfred Hitchcock : Conrad retourné

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    bonjour Strum. En effet, un des meilleurs Hitchcock période anglaise grâce au séquences mémorables évoquées et brillamment mises en scène par le jeune maître faisant ses gammes autour du suspense.

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    • Strum dit :

      Bonjour Jean-Sylvain, en effet, Hitchcock était déjà le maître du suspense bien avant ses premiers chefs-d’oeuvre – dommage que l’interprétation soit un peu faible.

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  2. Je l’ai vu il y a tellement longtemps… je ne m’en souviens plus. J’ai aussi lu le Conrad dont je garde un souvenir diffus. Il faudrait certainement que je le revoie.

    J’ai toujours eu quelques réserves sur les happy end d’Hitchcock même si je sais que souvent, il n’avait pas vraiment le choix. Celle de Rebecca est OK, celle de Soupçons décevante à mon avis.

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  3. princecranoir dit :

    Pas encore vu. Mais ton analyse comparative avec l’œuvre source de Conrad fait terriblement envie.

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