
De prime abord, le deuxième film de Claude Chabrol, Les Cousins (1959), semble avoir été pensé contre son premier, Le Beau Serge (1958). Ce dernier se déroulait dans un milieu désargenté, dans une Creuse presque miséreuse, Les Cousins se passe dans le milieu aisé d’étudiants en droit insouciants. Jean-Claude Brialy et Gérard Blain sont toujours là mais ils ont échangé leur rôle : c’est maintenant Blain qui joue le rôle du visiteur discret et candide, et Brialy le personnage qui possède une forte personnalité. On passe de la province à Paris, ou plus exactement à Neuilly, et ce déplacement géographique entraîne un déplacement mental : on est passé de Dostoïevski à Balzac. Les Cousins raconte comment Paris va réduire à néant, et même davantage, les ambitions et illusions de Charles (Blain), provincial en première année de droit hébergé par son cousin Paul (Brialy), et ce n’est pas un hasard si, au cours du film, un libraire fait cadeau à Charles d’un exemplaire des Illusions perdues de Balzac.
On pourrait penser que l’on reconnaît mieux le cinéma de Chabrol dans Les Cousins, notamment parce le film évolue dans un milieu bourgeois dont il fait la satire, mais il faut atténuer la rigueur de cette affirmation. Il serait plus juste, en réalité, de considérer les deux films comme complémentaires, comme nécessaires l’un et l’autre. Tout un pan du cinéma de Chabrol se déroule en province dont il montre une certaine misère morale comme dans Le Beau Serge et il s’est plu à faire des portraits acerbes d’une certaine bourgeoisie comme dans Les Cousins, à ceci près que les personnages sont ici des étudiants, autant dire encore de grands enfants. Au fond, commencer sa carrière avec deux films si différents montre bien l’étendue des ambitions sociologiques et cinématographiques de Chabrol, qui sont évidentes dans Les Cousins sur le plan de la mise en scène. Chabrol prend le prétexte des nombreuses scènes de fête dans l’appartement de Paul pour multiplier, d’une part, les travellings complexes, d’autre part, les recadrages sur les personnages en début de plan, à l’imitation de Fritz Lang qu’il adorait. Avec le temps, son cinéma acquerra une sobriété dans les déplacements de la caméra et une économie dans le choix des plans encore largement absente ici.
Les Cousins s’attache à décrire, jusqu’à la catastrophe finale, l’effondrement psychologique progressif de Charles, qui ne parvient pas à se protéger de l’immoralité qui préside à la vie de Paul. Il évite certes qu’elle ne le contamine dans son comportement et en surface il semble résister à l’influence néfaste de son cousin, puisqu’il se plonge dans les études, mais en profondeur, les simagrés et les excentricités de Paul et ses amis le minent, s’attaquent aux fondations de sa personnalité fragile, encore sous l’emprise des recommandations de sa mère. Paul est un dandy immature, brutal et égoïste qui n’éprouve aucun scrupule à détourner la belle Florence (Juliette Mayniel) de Charles, alors même que ce dernier en est tombé amoureux. L’indifférence totale de Paul pour les sentiments des autres se révèle dans une scène où il réveille par goût de la provocation et de la cruauté un ami juif en lui faisant croire que La Gestapo l’interroge et sa fascination pour l’imagerie et la musique de l’Allemagne nazie achève de faire de lui un être assez repoussant, qui règne pourtant sur une bande de loustics médiocres, membres d’une association d’étudiants en droit où l’on se partage des filles peu farouches. Pour autant, Chabrol, dans une ambiguïté qui lui est propre et à laquelle n’est peut-être pas étrangère l’amitié qui le lia un temps à Jean-Marie Le Pen, qu’il avait précisément rencontré à la faculté de droit, semble être lui-même, parfois, quelque peu fasciné par le personnage de Paul, qu’il filme avec attention dans une mémorable scène nocturne où le cousin-dandy récite un poème allemand, paradant revêtu d’une casquette d’officier de la Wehrmacht, sur la musique de Tristan et Isolde de Wagner. Brialy est étonnant dans cette scène.
Une idée clé de la Comédie Humaine de Balzac est que les innocents n’apprennent jamais de leur défaite aux mains des êtres malfaisants, ne possèdent pas la force de rendre les coups, et se contentent de demander au ciel pourquoi ils perdent alors même qu’ils sont sincères là où les plus dénués de remords l’emportent. C’est une interrogation de cet ordre qui s’empare de Charles (c’est le côté balzacien du film) alors qu’il devrait, fort de sa franchise, rendre son dû à Paul qui lui a volé la femme qu’il aimait. Peut-être commence-t-il déjà, finalement, à être contaminé par la médiocrité et l’immoralité de la vie de son cousin. Charles va se demander si c’est le hasard qui bat le jeu de cartes de la vie, si c’est la chance qui choisit Paul plutôt que lui. Pour mesurer cela, il va confier le sort de Paul au jeu de la roulette russe, choix d’une naïveté plus fatale encore que tous ceux qui ont précédé.
Sans doute entre-t-il dans ce portrait peu amène des étudiants en droit, des souvenirs autobiographiques (puisque Chabrol a suivi une première année de droit), accentués dans la satire par la pente de la fiction, et c’est pourquoi l’on ne croit pas tout à fait à un partage net qui existerait entre Le Beau Serge, film sincère, et Les Cousins, film caustique, bien que Chabrol ait lui-même reconnu vouloir faire un film plus commercial que le premier (financé sur ses propres fonds et pour lequel il avait du mal à trouver un distributeur). Les Cousins fut en tout cas le premier film de Chabrol dialogué par Paul Gégauff, noceur et viveur, qui a déjà le sens de la réplique (« aimer Balzac à votre âge, ça sent son provincial« ) mais fait encore preuve d’une certaine littéralité (la confession de Charles à Florence), dont il finira par se défaire. C’était le début d’une collaboration fructueuse entre les deux hommes qui culminera avec Que la bête meure (1969).
Strum
Je n’ai pas vu ce Chabrol là (et pour dire vrai, je ne suis pas un inconditionnel du bonhomme) mais ça à l’air bien. Tout est une question d’opportunité, je suis sûr que si il passe chez moi, je me ferai un petit plaisir.
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Tu as vu ses grands films (Le Boucher, Que la bête meure, La femme infidèle, à la rigueur La Cérémonie) ? Les films de Chabrol sont plus intéressants qu’ils n’en ont l’air de prime abord. Celui-ci ne fait pas partie de ses meilleurs, mais possède quelques très bonnes scènes.
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Oui, j’ai vu tout ceux que tu cites. J’aime beaucoup Que la bête meure, à la rigueur La femme infidèle mais pas dingue des deux autres (je sais que tu aimes beaucoup Le boucher, j’ai lu ton post).
Je préfère les Chabrol à suspense, hitchockien comme dans Masques, ou simenoniens comme Poulet au vinaigre et je suis d’accord qu’il y a souvent de très belles scènes (et de grands acteurs) mais je reste souvent sur ma faim.
Cela ne m’empêchera pas de voir Les cousins, ton post m’a donné envie.
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