
Film d’une simplicité biblique, Sergent York (1941) raconte l’histoire d’Alvin York, héros de la première guerre mondiale. Ce fermier du Tennessee, troisième d’une famille modeste de onze enfants, qui souhaitait devenir objecteur de conscience lors de sa mobilisation en raison de ses convictions religieuses, captura à lui seul, selon des faits rapportés devenus légende, un bataillon de 128 soldats allemands dans la forêt d’Argonne en octobre 1918.
Howard Hawks narre son récit avec un ton candide, une évidence immaculée, que seule autorise la beauté tranquille de certains films classiques. C’est l’histoire d’une conversion religieuse avant d’être celle d’un soldat et le film peut se décomposer en deux parties : celle d’avant la conversion, celle d’après. Au départ, York est à la fois un bon fils et un mauvais garçon, qui se tue à la tâche dans son champ le jour et se fait compagnon de beuverie aux accès de violence le soir. Seul Gary Cooper, dans ces années-là, possédait pour jouer ce rôle le mélange idoine de force et de naïveté, de volonté et de maladresse, dont le secret résidait peut-être dans son visage aux mâchoires solides mais à l’oeil doux. Son interprétation remarquable contribue pour beaucoup à la réussite d’un film qui connut un grand succès commercial et critique à sa sortie en 1941, peu après Pearl Harbour.
Le récit contient quelques scènes humoristiques au début, notamment pendant le premier prêche du pasteur joué par Walter Brennan, mais elles cèdent rapidement la place à un récit au ton uni où la représentation du monde est entièrement contenue dans la surface visible des plans. Le Tennesse rural du film fait figure d’enclave religieuse échappant au temps, mais la religion, celle d’une église protestante, est ici toute d’amour du prochain – nous sommes encore loin du temps amer où le Tennessee votera Trump. La bonté et la sincérité de York, certes bien aidé par son coup de fusil, sont le gage de sa réussite en tant que soldat, comme dans un conte où c’est celui qui a le coeur pur qui l’emporte. Le génie narratif de Hawks, qui raconte son histoire sans heurts, toujours selon le plan préconçu qui préside à sa direction, est attesté par ce fait simple : on ne remet jamais en cause ces scènes dont la résolution est dictée par la Providence. Chez un réalisateur voulant affirmer un credo religieux, ou souhaitant souligner l’importance de la conversion de York, la scène du miracle où un éclair le désarme avant qu’il ne puisse tuer un propriétaire terrien malhonnête, aurait été le lieu d’une épiphanie ardemment soulignée par une lumière divine, des plans du ciel ou un serment du personnage. Rien de tel ici, où c’est la lisibilité du récit qui prime, assurée par le plan du fusil fendu en deux et la rapidité du découpage qui fait suivre l’entrée de York dans l’église proche. Cette séquence marque la césure à partir de laquelle le comportement du personnage lui assure la réussite dans toutes ses entreprises. Mais le credo de Hawks n’est pas religieux, c’est celui de la force vitale de ses personnages et de l’efficacité narrative.
Si Sergent York semble être un film à part dans sa filmographie, par son environnement religieux et son personnage solitaire, ses thèmes imprègnent en réalité le récit. Bien que ne possédant pas l’intelligence et l’aisance orale habituelles des personnages hawksiens, York leur est semblable par son obstination, homme en devenir qui se fait de ses propres mains – sa fiancée Gracie (une très jeune Joan Leslie) appartient aussi à ce type d’être énergique. Ce sont ces actes que Hawks s’attache à filmer : toujours le visible des images, jamais l’invisible (Hawks n’est pas un cinéaste suggérant le hors champ invisible d’un autre monde, contrairement à Ford). Le for intérieur de York n’est pas représenté autrement qu’à travers ses actions et ses paroles, même dans cette scène où il reste une journée entière en haut d’une colline en se demandant s’il a le droit de tuer à la guerre. Sa réflexion l’amène à le croire, suivant cette parole christique citée par le film de l’Evangile selon Saint Matthieu, qui rejette la faute sur les soldats allemands : « celui qui prendra le glaive périra par le glaive« . La vigueur narrative de Hawks lui permet d’enjamber ou d’éluder une question que l’on pourrait pourtant légitimement se poser et qui m’a traversé l’esprit lors de la scène où York abat les soldats allemands comme à la parade : s’il parvient à tuer 25 soldats pendant la guerre est-ce vraiment parce que c’est un « bon chrétien » ou ne serait-ce pas plutôt parce que cette violence dont le germe était en lui avant sa conversion religieuse a été réveillée et accentuée par la guerre et son environnement ? Mais tenter d’y répondre, ou ne fut-ce qu’aborder la question, aurait fait de Sergent York un tout autre film, beaucoup plus reflexif et inquiet, un film davantage de notre temps sans doute, mais qui n’aurait pas été hawksien.
Strum
Très bel article.
J’ai vu le film il y a bien longtemps. Je reste encore frappé par la candeur du personnage, par la foi dont Hawks se fait le relai. Le film était d’ailleurs, je crois, censé pousser les USA à entrer en guerre. Les Japonais auront accéléré la manœuvre en bombardant Pearl Harbour juste avant la sortie.
J’ai en mémoire aussi le film de Mel Gibson qui relate, un peu sur le même schéma bipartite, l’histoire d’un autre objecteur de conscience devenu héros de guerre avec la foi chevillée au corps : « tu ne tueras point ». Le rapprochement des deux est très nettement à la faveur de Hawks.
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Merci ! Qu’est-ce qu’ils sont bien les films de Hawks, quand même. Gary Cooper est vraiment exceptionnel dans ce rôle de candide. Et en effet, on peut lire, mais il faut toujours faire la part des choses avec ce genre d’affirmation, que le succès du film contribua à accélérer l’entrée en guerre des Etats-Unis.
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Effectivement, comme c’est rappelé dans votre texte et dans les deux précédents commentaires, le film a été tournée dans un contexte de « nouvelle » guerre, à un moment où les Allemands étaient de nouveau les ennemis agressifs, et dans le contexte de « Dieu est avec nous » bien américain… et où « Tu ne tueras point » doit passer au second plan!
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Tout à fait, c’est le caractère polysémique des crédos bibliques que l’on retrouve bien dans la culture américaine.
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