Dune, deuxième partie de Denis Villeneuve : venue du prophète

Quatre caractéristiques expliquent le succès pérenne de Dune de Frank Herbert : l’orientalisme, le caractère polyphonique de la narration, la religion, la politique. Les deux dernières se combinent pour proposer au lecteur la réflexion suivante : politique et religion sont intrinsèquement liées, la première entendant contrôler la seconde, mais se retrouvant parfois dépassée par la force de la foi quand sa flamme est allumée chez un peuple. C’est ce qui se passe dans Dune : la croyance en l’arrivée d’un messie (le Lisan El Gaib) a été implantée chez les Fremen par l’ordre des Bene Gesserit, en accord avec l’Empire, afin de contrôler leurs masses et d’exploiter sans heurts la précieuse épice que l’on ne trouve que sur Arrakis. Attendre et espérer, tel est le mot d’ordre qui soumet les peuples. Mais à force de manipulations génétiques, de compromission avec l’Empire, de complots vains en vue de créer le Kwisatz Haderach, l’Etre suprême qui dirigera l’univers grâce à ses pouvoirs de prescience, l’ordre des Bene Gesserit sera incapable de contrôler le mouvement qu’il a initié lorsque l’incroyable arrivera : le Kwisatz Haderach espéré ne sera autre que le Lisan El Gaib attendu par les Fremen. La fausse prophétie, implantée pour contrôler un peuple, va s’avérer véridique et le pouvoir politique va perdre la partie face à un autre pouvoir religieux. Qu’est-ce qui vient en premier, la foi ou le prophète ? Qu’est-ce qui est vrai, la prophétie ou le pouvoir de la religion sur les masses qui rend les prophéties auto-réalisatrices ? Les échos que le livre a toujours entretenus avec la situation au Moyen-Orient, hier comme aujourd’hui, ne sont pas une coïncidence.

Dans cette deuxième partie, Denis Villeneuve continue son adaptation du roman d’Herbert, et l’on y suit l’intégration progressive de Paul Atréides, fils du Duc Leto assassiné, au sein du peuple des Fremen, sa transformation en Fedaykin (guerrier du désert), sa mue progressive en Paul Muhad’Dib, sa reconnaissance par les Fremen comme le messie qui les libérera de l’asservissement, les conduira dans leur guerre sainte, et les amènera, selon leur croyance messianique, au Paradis. On y retrouve, peu ou prou, les faiblesses et les qualités du premier film : une narration linéaire relativement fidèle au livre, mais qui en condense les évènements et auquel fait défaut le sentiment d’intériorité du roman, de telle sorte qu’il n’est pas certain que les non-lecteurs puissent en comprendre toutes les arcanes, bien que Villeneuve révèle ici les intrigues politiques qui en font le sel, et notamment le rôle des Bene Gesserit dans le processus de sélection du Kwisatz Haderach ; un goût pour le gigantisme (plus encore que pour le spectaculaire), pour le métal, le ciment et les sables, qui font parfois des personnages des insectes dans le grand ordre des choses, écrasés à l’échelle d’un immense vaisseau spatial, d’un cirque romain baroque, d’un ver de sable géant, la figure de ce cinéma d’architecte et d’échafaudages restant celle du survol ; la musique bruitiste d’Hans Zimmer menaçant de surdité le malheureux spectateur ; l’incapacité de Villeneuve, en raison de sa conception utilitariste des moyens de la mise en scène, à suggérer le caractère poétique et visionnaire des rêves de Paul (rêves que Lynch filmait bien mieux dans son adaptation tronquée et problématique à d’autres égards) ; et enfin l’impossibilité pour Timothée Chalamet, visage oval, silhouette fluette et voix sans timbre, de jouer un surhomme chef de guerre, écueil qui est celui de tous les films de science-fiction mettant en scène ce fantasme adolescent autant que messianique : devenir à l’aube d’une vie une idole aux pouvoirs quasi-illimités.

Force est néanmoins de reconnaitre que dans l’ensemble, le récit fonctionne mieux que dans la première partie, car il est pris dans le flot des évènements, qui obligent irrésistiblement Paul à accepter à contre-coeur son destin et les fruits amers de sa vengeance contre les Harkonnen, auxquels il est apparenté. Il y a deux choses à l’oeuvre ici : la foi et l’identité. Paul refuse la foi des autres en lui, il refuse au début de croire qu’il est le Lisan El Gaib, mais il accepte la loi de l’identité. Il accepte son destin quand il apprend qu’il est lui-même un Harkonnen, le petit-fils de l’ignoble Baron, voué par conséquent (selon cette loi de l’identité à laquelle il croit) à la destructions des autres, à la mort et au désordre, qui seront toujours les compagnes de la guerre, a fortiori une guerre se disant sainte. C’est assez bien montré dans le film, de manière plutôt fidèle au livre où Paul essaie de résister à son destin de sauveur, qui est en réalité un destin de tyran. Tout sauveur auquel un pouvoir illimité est accordé finira tyran, et l’on suppose que la transformation finale de Paul, déjà entamée ici, adviendra dans la troisième partie qui devrait suivre. De même est réussie la transposition du personnage de Feyd-Rautha, cruel et insensé à souhait.

Une autre graine est plantée par Denis Villeneuve dans cette deuxième partie, dont on se demande quels autres fruits elle donnera par la suite : celle de l’évolution de Chani. Pour des raisons commerciales tenant à l’ère du temps (il n’y a qu’à voir l’affiche où elle est mise en avant de façon trompeuse), le rôle de Chani a été développé. Elle n’est plus comme dans le livre un personnage secondaire assez effacé qui accepte que Paul épouse la fille de l’Empeur à des fins d’unification politique, et de ce point de vue Villeneuve renie Herbert, qui donnait cette belle réplique à Chani sacrifiant son amour au destin de Paul à la fin du livre: « aucun titre pour moi, rien, je vous en prie« . Ici, Chani est au contraire une femme qui refuse que l’homme qu’elle aime fasse don de son corps et de son esprit à la guerre sainte, qui refuse de s’incliner devant Paul en qualité de messie et nouvel Empereur et retourne seule au sud d’Arrakis. Mais cette Chani renégate ne s’intègre pas commodément à l’histoire, où elle fait figure de pièces rapportée. D’une part, Zendaya est trop piètre actrice pour lui donner chair, l’expression de ses refus se résumant à des froncement de sourcils, d’autre part, cette idée d’une Chani ne croyant pas à la prophétie et s’inventant un autre destin, ne peut se supposer qu’en raison du grand amour qu’elle porte à Paul, dont ne rendent compte que les rares séquences intimes les mettant en scène tous les deux. Or, au milieu d’un ensemble pour l’essentiel guerrier et bruyant, où l’intériorité des personnages passe au second plan (alors qu’Herbert soulignait constamment, en italique, leurs pensées intérieures), ces scènes tiennent d’une bluette adolescente trop brièvement évoquée pour qu’elles retiennent notre attention.

Strum

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4 commentaires pour Dune, deuxième partie de Denis Villeneuve : venue du prophète

  1. princecranoir dit :

    On échappe donc au désastre absolu, cette version de « Dune » comportant certes des qualités mais trahit bien trop le livre à ton goût.
    Hormis tes griefs contre Chalamet (que je ne partage pas du tout, je trouve au contraire magistral), et Zendaya (j’aurais tendance à aller dans ton sens) et la musique de Zimmer qui m’emporte à chaque fois en orbite autour de Canopus, l’ensemble des points qui pèsent contre le film sont recevables. Ce sont aussi des choix d’adaptation. Lynch avait gardé, en partie, ces voix intérieures, essentiellement pour Paul car l’ensemble de son scénario était centré sur lui. On lui en aura d’ailleurs largement fait le reproche. Villeneuve fait le choix de les garder silencieuses, de les rendre audibles vaguement lors des scènes de transes que je ne trouve pas si mauvaises d’ailleurs : ce sont pour l’essentiel des visions trompeuses de l’avenir, laissant entendre qu’il n’existe pas qu’une seule voie/voix à suivre.
    Tu fais aussi l’impasse sur une « trahison » que je trouve personnellement très judicieuse : celle de garder Alia dans le ventre de sa mère et d’en faire néanmoins l’architecte de cette prophétie, une présence intérieure qui prend le pouvoir sur le corps et l’esprit de sa mère porteuse (excellente Rebecca Ferguson). J’y vois là une très bonne idée d’adaptation (évitant l’écueil de devoir incarner une petite fille de trois ans qui s’exprime et agit comme une adulte) et excellente mise en perspective avec les suites du roman (je SPOILE : quand le baron Harkonnen s’empare de son esprit dans le Tome III). Villeneuve ne cache pas qu’il a dû faire un choix d’écriture et c’est bien à travers le prisme du Bene Gesserit qu’il conduit son récit. Un autre « Dune », un jour, nous proposera peut-être l’histoire vue davantage sous l’angle du CHOM, de la Guilde des Navigateurs et des Grandes Maisons, mettant peut-être l’Epice davantage au centre du jeu politique. Ou bien un illuminé comme Jodorowsky renversera tout l’échiquier pour créer une prophétie à sa sauce.
    C’est bien la richesse d’un tel roman de pouvoir ouvrir tant de possibilités de récits qui, quoi qu’il arrive, résonnent avec le monde actuel. Soixante ans après, il semblerait que nous soyons toujours empêtrés dans les mêmes problématiques.
    Notons aussi que le blockbuster de Villeneuve choisit de conclure sur une fin faussement heureuse (l’avènement d’un tyran, un peuple libéré par des fanatiques, une histoire d’amour empêchée), ce qui n’est pas des plus courant à Hollywood aujourd’hui.

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  2. Strum dit :

    Oui, nullement un désastre absolu. Aucune « trahison » non plus de Herbert (je n’emploie d’ailleurs pas ce mot), juste des choix d’adaptation qui tiennent au style de Villeneuve et à sa conception de la mise en scène. Pour comprendre l’importance des voix intérieures du livre, encore faut-il attacher de l’importance aux mots, ce qui n’est pas son cas, puisqu’il affirme lui-mêmes ne pas aimer les dialogues dans un film. La seule façon de restituer ce principe des voix intérieures du livre, une pour chaque personnage, c’était de recourir à la voix off, ce que Lynch avait partiellement fait – et il avait eu raison. Sinon, Alia qui reste dans le ventre de Jessica et s’exprime néanmoins, je trouve comme toi que c’est un choix d’adaptation intéressant. La fin du film est la même que celle de Herbert (mis à part la fuite de Chani). Et en effet, soixante après, ce que Herbert racontait dans Dune continue d’entretenir des échos avec notre monde.

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  3. Bel article qui souligne les faiblesses évidentes de ce Dune Superstar qui oublie l’intime, le spirituel, pour répondre à l’attente d’un cinéma guerrier et réducteur…
    Belle plume !

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