Fermer les yeux de Victor Erice : fenêtre de lumière

L’existence est comme une fenêtre de lumière entre deux néants. C’est ce qu’observait Nabokov dans Autres rivages. Pour certains, l’expérience d’un film est pareille à cet intermède, songe de lumière au milieu d’une vie terne. Dans Fermer les yeux (2023), le cinéaste Miguel Garay a vu son songe de lumière s’éteindre pour toujours le jour où a disparu son ami Julio Arenas, acteur dans le film qu’il tournait, le contraignant à interrompre son tournage et à renoncer à sa carrière de cinéaste. Peut-être qu’après cette disparition, il n’avait plus le coeur à réaliser des films, peut-être qu’elle a aspiré toutes ses forces créatrices ; peut-être qu’il ne tournait que pour mettre en scène son ami. A la faveur d’une émission télévisée, un Perdu de vue espagnol, Miguel se voit proposer, vingt-deux ans après, de ranimer les braises de ses souvenirs pour évoquer son ami disparu, dont le corps n’a jamais été retrouvé.

On perçoit dans ce film, au rythme lent, une mélancolie profonde, une tristesse sourde, qui pèsent sur chaque mot et geste de Miguel. Le destin, en l’invitant à se retourner sur son passé, le somme de rouvrir les yeux. Car il les a fermés, tout comme Julio lorsqu’il a disparu – fermer les yeux peut vouloir dire bien des choses. Cette idée d’un homme qui disparait sans laisser de traces, qui se dissout dans le monde, ou qui a tant besoin de liberté qu’il fuit le contact de ceux qu’il a connus, on la retrouve exprimée dans plus d’un grand livre de la littérature de langue espagnole, dans des livres aussi différents que Les Détectives Sauvages de Roberto Bolano, où les poètes Ulises Lima et Arturo Belano quittent le devant de la scène au milieu du livre pour se fondre dans le désert et mener une existence d’errants, ou Héros et tombes d’Ernesto Sabato et ses disparus, ses aveugles, ses secrets enfouis. Même le Homère de Jorge Luis Borges ne sait plus qui il est. Dans Le Livre de l’intranquillité de Pessoa, de langue portugaise, lui, l’idée de « renoncement » remplace celle de disparition : Bernardo Soares renonce à vivre au milieu d’autrui, ne voulant échanger pour rien au monde sa vie de comptable silencieux et invisible, rue des Douradores, à Lisbonne. Tous ceux-là ferment les yeux pour ne plus regarder que leur monde intérieur.

Fermer les yeux est comme un roman qui prendrait vie, un film d’un autre temps, aux couleurs sombres dans sa première partie, aux longues plages de silence, où Miguel aux cheveux gris et aux yeux cernés par le poids des années, retrouve son monteur à la crinière blanchie, puis, revoit Lola, un ancien amour, qui a connu elle aussi Julio. D’un autre temps parce que le film parle sans pompe et sans détour d’un temps passé et impossible à recouvrer, et de la peur de mort. La thèse qui semble défendue par l’émission télévisée consacrée à Julio Arenas est qu’il aurait été assassiné en raison d’une liaison avec la femme d’un homme politique haut placé. Qui sait, un franquiste peut-être ? Mais Miguel n’y croit pas et l’idée qui le taraude, qui le concerne indirectement, c’est que Julio a peut-être disparu volontairement, en laissant derrière lui sa fille Ana, qui vit toujours aujourd’hui. Julio a ôté ses chaussures au bord d’un rivage en regardant le ciel sombrer dans la mer, puis s’est évaporé dans le crépuscule pieds nus, laissant le sable recouvrir ses traces, renonçant à sa vie d’artiste admiré pour en épouser une plus simple et moins consciente d’elle-même. Disparition volontaire ou amnésie soudaine ? C’est ce que Miguel ne peut déterminer. Julio le savait-il lui-même ? Nous sommes de « faux sphinx », ne nous connaissant pas nous-mêmes, écrivait Pessoa.

C’est au bord de la mer que vit Miguel aujourd’hui, dans une roulotte avec son chien, ayant abandonné toute ambition artistique depuis l’interruption du tournage de son film, vivotant de quelques traductions, dont celle de L’Homme qui voulait être Prince, livre de Samuel Blumenfeld consacré à Michal Waszinski, producteur légendaire du cinéma espagnol, qui pour sa part joua le jeux des illusions jusqu’au bout, celui là-même auquel Miguel a renoncé, et même davantage car il a renoncé à tout. Il ne parvient pas à raviver les souvenirs de son passé, à convoquer ne fut-ce que le souvenir de sa jeunesse, qu’il a enfouie pour l’oublier dans une vieille malle. Cela rend Fermer les yeux émouvant et, par moment, le place sur le fil du désespoir. Le fardeau d’un film inachevé, c’est aussi celui que porte Victor Erice, cinéaste rare, qui revient ici au cinéma après une éclipse de plus de 30 ans, et il ne fait guère de doute que Miguel, c’est lui, puisque comme son alter ego, il a essayé sans succès d’adapter une nouvelle de Juan Marsé, Les Brumes de Shanghaï, racontant la recherche par un vieux juif séfarade sur le point de mourir de sa fille née d’une liaison avec une danseuse de Shanghaï.

La première image de Fermer les yeux montre une statue de Janus, avec un visage jeune et un vieux visage, qui regardent vers les pôles opposés de la vie. Et c’est précisément ce que le film, de concert avec Miguel, ne peut faire dans sa première partie : montrer à la fois la jeunesse et la vieillesse. Seul subsiste dans le champ la vieillesse de Miguel qui est sans contrepoint, sinon celui de vieilles photographies ou des traces furtives de la jeunesse qui subsistent encore sur le visage fin d’Ana Torrent, inoubliable enfant dans L’Esprit de la ruche (1973), de Victor Erice justement, et Cria Cuervos (1976) de Carlos Saura. Au cinéma, Miguel demandera pourtant de réaliser un dernier miracle, de lui redonner la vie, à lui ainsi qu’à Julio Arenas lors d’une projection du film inachevé. D’aucuns parlant de Fermer les yeux affirment que c’est une façon convenue de parler du cinéma et de clore le film. Elle dit bien, cependant, ce que Miguel attend de cette fenêtre de lumière : non pas rendre la vie plus complexe par une complication narrative de plus, mais la rendre plus simple, plus lisible, plus appréhendable par une conscience, afin d’y croire encore. C’est la confession honnête d’une obsession pour le cinéma et ses mythes (Shanghaï Gesture de Sternberg, Rio Bravo de Hawks à l’occasion d’une chanson, etc.), l’expression sans fard d’un regret tourné vers le passé et d’une angoisse présente. Et si le film comporte quelques longueurs, plusieurs scènes bouleversent par leur caractère simple et méditatif. Trop simple et méditatif pour le Festival de Cannes, friand de coups d’éclat et surtout soucieux de l’air du temps, qui relégua le film dans une section secondaire lors de sa présentation, sans même avertir Victor Erice selon ses dires. C’est une autre raison pour défendre ce film.

C’est à chacun de décider de ce que signifie le titre : fermer les yeux peut tout aussi bien désigner le passage dans le monde du rêve, et donc du cinéma, l’oubli volontaire d’une chose ou des êtres, ou bien l’avènement silencieux de la dernière nuit d’un homme.

Strum

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12 commentaires pour Fermer les yeux de Victor Erice : fenêtre de lumière

  1. Pascale dit :

    Une palme pour ce film aurait eu plus d’allure que celle accordée à la petite chronique judiciaire… Ici le mystère, l’émotion et la profondeur touchent au coeur.

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    • Strum dit :

      Sauf qu’il n’était même pas sélectionné en Sélection officielle…

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      • Pascale dit :

        Oui oui je sais. Il y a pourtant déjà eu des palmes… « difficiles ».
        L’éternité plus un jour… ah non il ne l’a peut-être pas eu. Enfin peu importe.

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        • Strum dit :

          Les sélections et palmes difficiles n’intéressent pas tellement le festival de Cannes, je pense. Mais le sujet, ici, ce n’est pas la palme (Fermer les yeux ne l’aurait pas eu, pas assez dans l’air du temps), mais celui de sa non-sélection par les sélectionneurs et du traitement que l’on a fait subir à Erice (même pas un coup de fil de courtoisie).

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  2. Fregis Maghi dit :

    Oui ce film mérite d’être défendu. Honte au festival de Cannes de l’avoir écarté! Et on ne peut même pas dire qu’ils privilégient l’air du temps ou alors c’est un air du temps qui s’arrête aux portes de l’Occident. L’année dernière, ils ont dédaigné « Leila et ses frères », puissante fresque qui annonçait la révolution iranienne. Depuis l’actrice principale, Taraneh Alidoosti et le réalisateur Saeed Roustaee ont été condamné par le régime et ne peuvent plus faire du cinéma. Je n’ai pas vu « Sans Filtre » mais il est clair que c’est léger niveau enjeux à côté. Pour revenir à « Fermer les yeux », j’ai trouvé le film magnifique. Il m’a fait penser à « Paris, Texas » qui est l’un de mes films préférés: L’homme qui fuit et se retrouve dans un désert mental sans identité, sans mémoire et sans langage avant de renouer avec le monde des vivants et les siens grâce au pouvoir du cinéma, c’est quelque chose qui a une résonance universelle. Et dans « Fermer les yeux » cela passe encore plus par le son que par l’image: j’adore quand les chansons recréent les liens perdus. Et quel bonheur pour le cinéphile d’entendre l’air de Rio Bravo! J’en ai eu le frisson, de même que de revoir Anna Torrent 50 ans après: Victor Erice l’a ressuscitée! Je vous conseille vivement « L’Esprit de la ruche » si vous ne l’avez pas encore vu sur Arte.

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    • Strum dit :

      Cela fait longtemps que le festival de Cannes sélectionne les films en fonction de l’air du temps. Victor Erice a écrit dans la presse sur la manière honteuse dont il a été traité par le festival. Oui, mois aussi, j’ai aimé la scène de la chanson de Rio Bravo. C’est un film de cinéphile qui fourmille de références de ce type. Oui, j’ai vu L’Esprit de la ruche, très beau.

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  3. Ça a vraiment l’air génial, toute l’atmosphère d’Erice semble être là (je ne l’ai pas vu, c’est pourquoi j’emploie des conditionnels). Le film inachevé réfère certainement à Le sud, film inachevé (assez génial) du même Erice.

    Bref, j’espère vraiment qu’il va passer chez moi.

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    • Strum dit :

      Merci. Le film est sorti dans un tout petit parc de salles en France et n’attire pas les foules. J’espère en effet pour toi qu’il sortira à Londres. Je n’ai pas vu Le Sud pour ma part, mais j’ai lu qu’Erice voulait adapter le même livre que le héros du film comme je l’écris.

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      • J’ai fini par voir le film Strum, il est sorti chez nous la semaine dernière. Et c’est bien comme tu dis. C’est vraiment un très beau film qui confirme tout le bien que je pense d’Erice.

        Je préfère la première partie, celle qui établit cette atmosphère de nostalgie nimbée de mystère avec la quête de ses souvenirs de Miguel avec une atmosphère quasi borgésienne. Du grand art

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  4. Jourdan dit :

    Très bel article. Bravo.
    C’est vrai c’est un film qui n’est pas trop dans” l’air du temps”. Je me réjouis de l’avoir vu. Et Anna Torrent a gardé ce regard si profond.
    Comme il y a des lectures exigeantes, il y des films exigeants et je crois qu’il en fait partie. Beaucoup de gens ne sont plus sensibles à ces thèmes sur la sempiternelle guerre civile espagnole,la mémoire.L’amnésie l’emporte .
    Je précise que j’ai vu ce très beau film dans un cinéma d’Art et essai qui a fermé ses portes définitivement.

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    • Strum dit :

      Merci ! Oui, en effet, peu de gens sont sensibles à ces thèmes finalement et le film a d’ailleurs été un échec public. Ce devait être particulier de voir ce film dans de telles conditions…

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