Anatomie d’une chute de Justine Triet : histoire d’un couple

Attention, spoilers. On pourrait résumer Anatomie d’une chute (2023), film de procès, en partant de son titre. Un homme meurt en chutant de la fenêtre de son chalet. Sa femme est accusée de l’avoir tué, et un procès aux assises s’ensuit qui occupe la majeure partie de la narration. Sauf que le mystère que le film tente de percer n’est en réalité pas celui de savoir si l’homme a été tué ; il n’a pas été assassiné, il a été victime d’une chute, comme le titre l’annonce d’emblée, et non d’un meurtre, sinon le film se serait intitulé Anatomie d’un meurtre comme le film d’Otto Preminger du même nom. Voilà une approche du sujet qui pourrait sembler bien prosaïque et par trop candide car un titre ne peut révéler que ce qu’un ou une cinéaste lui enjoint de dire. Néanmoins, elle permet de cerner les termes du débat : ce dont parle Anatomie d’une chute, c’est moins des circonstances d’une mort, qui resteront inélucidées (puisque les moments la précédant demeureront hors champ), que des relations au sein d’un couple. Ce sont elles qui paraissent constituer le véritable enjeu du récit, car il est assez clair que Sandra n’est pas coupable, au point que la scène clé du film, c’est la dispute intervenant entre Sandra et son compagnon Samuel la veille du drame.

Anatomie d’un couple, donc, qui possède cette particularité que Sandra en est le membre dominant. C’est elle qui subvient aux besoins matériels du ménage par sa réussite professionnelle, elle qui connait sa place et qui s’en est emparée en la revendiquant, ce qui est une façon de rappeler que certaines choses ne sont promises qu’à celle ou celui qui les demande, elle qui trompe son mari au vu et su de celui-ci, elle qui a le mieux supporté l’accident subi par leur enfant Daniel dans lequel il a perdu son nerf optique. C’est elle encore qui estime qu’il n’y a pas de « réciprocité » obligée dans un couple, conception discutable en soi, et que c’est à chacun de se réserver un pré carré, de saisir ce qu’il peut prendre. C’est elle qui au début du film tente de séduire au sein même du foyer familial une journaliste venue l’interroger, en étant parfaitement indifférente aux sentiments de son mari présent dans une autre pièce. C’est elle la plus forte, qui survit au couple, et qui est accusée d’avoir assassiné son compagnon en lui ayant porté un coup à la tempe avec une arme contondante. Quant à Samuel, le récit ne le définit que par antithèse, que par contraste avec Sandra : dévoré par la culpabilité, il suit une thérapie, il a été sous anti-dépresseurs, et sa propre vie, qu’il ne contrôle plus, se dérobe sous ses pieds. Il est si peu vu, qu’il ne peut incarner un rôle de contrechamp à Sandra. Il est absent car il est mort, mais c’est comme s’il n’avait jamais été présent.

Par la construction de son récit, et certains de ses développements, Justine Triet semble suggérer que c’est parce que Sandra est une femme dominant son conjoint, et qui est de surcroît peu sympathique ou peu chaleureuse à première vue, que la justice la poursuit de sa vindicte. La chose est loin d’être certaine, puisque si l’on se trouvait dans une situation où c’était la femme qui était morte, la même justice, compte tenu des circonstances, aurait vraisemblablement inculpé l’homme de meurtre. Néanmoins, le comportement univoque de l’avocat général, insupportable mufle, au-delà des arguties rhétoriques propres à sa fonction (quelque chose de très improbable ne peut être dit impossible ; ce qui ne peut être prouvé ne peut pas non plus être exclu ; un mensonge survenu au moins une fois présuppose qu’il y en a eu d’autres, etc.), l’intervention péremptoire et peu crédible du psychanalyste de Samuel qui reproche à Sandra un comportement « castrateur » (le mot est utilisé), l’instruction à charge du juge d’instruction, certaines remarques peu amènes faites pendant l’audience, tout cela donne à penser qu’aux yeux de la réalisatrice, si Sandra devait être déclarée coupable de meurtre, ce serait parce qu’elle se serait d’abord rendue coupable d’une domination soi-disant castratrice sur son mari. Voilà qui situe l’horizon du film, en déplaçant son enjeu et son lieu de réflexion : non le lieu du crime, mais le lieu de la relation d’échange ou de pouvoir au sein du couple (« the turf », comme dit le dialogue anglais), qui est à l’avantage de Sandra.

Le film fait du reste bien voir que la réalité reconstituée, plus exactement co-construite, qui ressort d’un procès, n’est jamais la vérité, qui reste indicible, inaccessible dans un passé que nul témoin, à supposer qu’il y en ait, ce qui n’est pas le cas ici, ne pourra jamais restituer (on sait les pièges et les inventions de la mémoire, outil prodigieux mais faillible). Comme dans un procès celle d’une partie prenante, la seule vérité que le cinéma peut projeter, c’est celle parcellaire du cinéaste qui choisit les plans. A cet égard, Justine Triet choisit de ne pas montrer la scène de chute, prisonnière d’un hors champ que nul ne peut combler. A contrario, ce qui révèle bien qu’il s’agit à ses yeux du coeur du film, elle montre ce que nul à l’audience n’aurait le pouvoir de voir : la scène de dispute entre Sandra et Samuel, où les images filmées viennent compléter l’enregistrement entendu pendant le procès. C’est, et ce n’est sans doute pas un hasard, la meilleure du film, la mieux écrite dans sa progression dramatique, la mieux filmée et découpée, la plus palpitante et mobile, au sein d’un ensemble assez plat et statique sur un plan visuel. Cette scène est d’autant plus forte qu’elle ressuscite temporairement le mari par l’image, qui n’avait jamais été vu jusqu’alors, et qu’elle donne enfin à voir une représentation des relations entre Sandra et Samuel, dont le spectateur n’avait pu se faire une idée qu’à travers les demi-mots de Sandra. Habileté supplémentaire : on ne voit pas la scène de violence qui achève la dispute, que Triet coupe avant son terme. Toujours ce hors champ, qui est comme un trou noir.

Explorons davantage le sujet de la place que chacun s’est constitué. Postulons que Daniel se soit effectivement suicidé en sautant du dernier étage, puisque c’est le plus probable. S’il l’a fait, c’est qu’il ne trouvait plus sa place, pas seulement au sein du couple qu’il constituait avec Sandra, mais au sein de sa propre vie, vie qui ne semble pas tellement intéresser Justine Triet. Or, la place de la caméra, et donc ce qu’elle filme, et comment elle le filme, est primordiale. Justine Triet l’utilise d’une manière qui nuit parfois au plaisir et à la force que distille ce film par ailleurs très bien écrit et construit. La reconstitution menée au chalet par le juge d’instruction est filmée avec une caméra portée qui brouille la vision et donne la nausée ; elle est utilisée de manière volontairement malhabile puisqu’elle est censée (les images seront montrées à l’audience) être tenue par un cinéaste de piètre qualité diligenté par l’instruction. De même, le régime d’images auquel a recours Justine Triet lorsqu’elle insère dans son film des images de BFM TV est celui télévisuel des scènes d’information continues qui ne jurent que par les images et les formules choc. Mais dans ce cas, pourquoi commencer le film par cette même caméra portée donnant le mal de mer lorsque l’on voit Daniel se préparer à sortir avec son chien ? Pourquoi ne pas distinguer plus nettement les régimes d’image, puisque le film de Justine Triet n’est pas censé être un reportage de BFM TV ni une reconstitution d’un crime ? Si la justification en est documentaire – le film se voulant documentaire sur les relations de couple et les scènes de procès – on ne voit pas bien pourquoi une approche semi-documentaire, relevant de la représentation de la vie quotidienne, devrait nécessairement impliquer une relative pauvreté visuelle – la scène de la dispute échappe d’ailleurs à ce reproche. La beauté d’une forme n’est pas l’ennemi de la vérité (et en était même une condition dans le feu cinéma classique). Heureusement, ces scènes de caméra portée agitée éparpillant le cadre sont rares, mais leur est substituée dans les scènes de procès et de dialogues familiaux, des gros plans ou de plans serrés qui permettent certes aux acteurs de donner leur pleine mesure mais qui par leur dénuement formel et leur clarté d’exposition ôtent au film l’ambiguïté qu’une telle histoire de mort aux circonstances inconnues aurait pu susciter.

D’où ce dernier déplacement : le seul mystère qui reste (puisque de meurtre il ne semble pas y avoir et que les relations de couple ont été en partie élucidées par le flashback), c’est la réaction de l’enfant auquel est confié la mission de dire la vérité judiciaire. La vérité siège dans l’oeil (aveugle) de celui qui porte un regard sur le monde. Or, Daniel, s’il entendait les disputes de ses parents est le seul, parce que malvoyant, qui ne pouvait précisément pas voir la chute de son père. Tout ce que Daniel peut émettre, ce sont des hypothèses raisonnées à partir desquelles il va faire un choix. L’enfant aveugle n’est pas ici un prophète disant la vérité, pareil au Tirésias de la mythologie grecque. Cette histoire de couple n’appartient pas au mythe, et il faut justement que le mythe quitte les lieux de la scène pour qu’une autre réalité se noue dans le triangle familial. Daniel n’est qu’un enfant tachant de survivre, comme il a dû survivre à la perte de son nerf optique. Et lorsqu’il parle au nom de son père, ce n’est pas le père qui parle, dont le personnage n’a que peu d’importance, c’est la voix de l’enfant que Justine Triet superpose sur les lèvres du disparu lors d’un autre flashback visuel. Chacun au sein de cette famille détenait une partie de la vérité avant le drame, l’homme décédé pas moins que les deux autres ; il était un sommet du triangle. Le moins fort sans doute, mais en mourant, il fait mourir une partie de cette vérité insondable. Sandra et Daniel qui restent après lui reconstitueront quelque chose, mais il restera à jamais, désormais, au moins pour Daniel, une pièce manquante, que le chien auprès duquel Sandra s’allonge à la fin ne pourra pas remplacer.

Sandra, qui semble si forte tout le long du film, vivra-t-elle avec un sentiment de culpabilité pouvant la miner comme il a miné Samuel ? Rien n’est moins sûr, pas seulement à cause de la froideur apparente du personnage mais parce qu’il lui reste une issue de secours, qui est peut-être le secret de sa force et de son contrôle sur soi : la fiction. Elle est écrivaine et une porte d’entrée du film aurait justement pu être ce sujet-là : Sandra, écrivaine de fiction qui utilise la matière de sa vie familiale pour nourrir ses livres et se lancer à la recherche de cette autre vérité : celle que fait parfois miroiter indirectement la fiction, quand elle se donne pour fiction sans honte. Et cette idée de la fiction bat précisément en brèche, me semble-t-il, celle de la représentation documentaire qui ne peut jamais, a fortiori en utilisant le vain simulacre d’une caméra portée agitée, donner à voir la vérité puisque la fiction rend nécessaire une modification de la matière et des formes de la réalité.

Mise à part Swann Arlaud peut-être, peu crédible en avocat, l’interprétation est excellente de bout en bout, ce qui souligne les qualités de directrice d’acteurs de Justine Triet, en particulier Sandra Hüller qui est de la plupart des plans, et dont le visage minéral projette avec conviction la force de son personnage tout en étant émouvante dans certaines scènes, et Milo Machado Graner aux grands yeux qui joue l’enfant au regard voilé. Palme d’or au Festival de Cannes 2023.

Strum.

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13 commentaires pour Anatomie d’une chute de Justine Triet : histoire d’un couple

  1. Jean-Marc dit :

    Une belle analyse très complète. Mais elle a l’inconvénient grave de souligner des éléments du récit qu’il aurait fallu taire pour ne pas gâcher la perception du futur spectateur. Je conseille à qui n’a pas encore vu le film de lire cette critique APRÈS

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    • Strum dit :

      C’est vrai, je plaide coupable. Par ma manière de parler des films, il peut m’arriver d’en dire beaucoup, et il est difficile de réfléchir à ce film-là sans en révéler certains développements. Je vais mettre un avertissement au début du texte.

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  2. Pascale dit :

    Je suis d’accord avec Jean Marc, tu en révèles beaucoup, le spectateur étant pratiquement placé en position de juré, il faut lui laisser ce petit « pouvoir ». Et le verdict est quand même le petit suspense du film… Personnellement, même accidentellement je pense qu’elle l’a poussé :-)))
    En tout cas, bravo pour cette anatomie d’un procès. Et d’avoir pu en dire autant car en ce qui me concerne, plus je pense à ce film moins il m’impressionne (ce dont j’ai au moins besoin pour apprécier qu’un film ait reçu une palme d’or).
    Je suis d’accord, la meilleure scène est celle de la dispute. Mais j’ai trouvé qu’il était vraiment facile que le mari enregistre. Comment la réalisatrice se serait elle dépatouillée sans cela et avec si peu d’intervenants ! Et aussi que Daniel soit mal voyant est commode puisqu’il n’a rien pu voir. C’est en tout cas lui, le personnage et l’interprétation de Milo qui m’ont le plus intéressée. Le seul aussi à faire ressentir ce dont le film est totalement dépourvu : l’émotion. Peu à peu, c’est cet enfant qui devient le coeur du sujet. Jusqu’à mettre sa mère dehors… (ce que j’ai trouvé un peu excessif).
    Les scènes de séduction entre Sandra et son ami avocat sont complètement inutiles. Pourquoi faut-il sous entendre que cette femme séduit tout le monde ?.. sauf l’intraitable procureur 🙂
    Quant à Sandra Hüller, son visage minéral est loin d’être pour moi synonyme d’une bonne interprétation que j’ai trouvée au contraire sans nuances. Mais je dois être la seule à penser ainsi. Elle croule sous les louanges cette actrice.
    Ce film aurait-il fait tant de bruit s’il n’était la palme ? Nous ne le saurons jamais.
    Un bon petit film pour moi mais sans réalisation marquante.

    comment elle le film, 
    Plans serré

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  3. Strum dit :

    J’ai inséré un « attention spoilers ». Oui, j’en sors déçu, en particulier par la mise en scène. L’interprétation est excellente, et est à mon avis à être mise au crédit du film, mis à part peut-être Swann Arlaud dans le rôle de l’avocat qui n’est pas très crédible.

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    • Pascale dit :

      Bravo pour la mise en garde 🙂
      J’aime beaucoup Swan Arlaud mais il est vrai que malgré ses plus de 40 ans il a toujours une tête d’enfant. C’est peut-être difficile de l’imaginer en avocat.
      Je suis d’accord pour la réalisation qui n’étincelle pas.
      Et selon moi l’interprétation de Sandra Hüller manque de mystère. Elle est monolithique. A l’instar de Olivia Colman je trouve que c’est une actrice très surestimée mais toutes deux font quasi l’unanimité. Les mystères des goûts et des couleurs 🙂

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      • Strum dit :

        Je trouve que Sandra Hüller remplit très bien les critères du rôle tel qu’il a été écrit. Si quelque chose manque de mystère ou d’ambiguité à mon avis, c’est la mise en scène que l’actrice est là pour servir. Mais comme tu dis, les goûts et les couleurs. 🙂

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  4. De mon côté, j’aurais voté pour la culpabilité de Sandra, et pas forcément pour un homicide involontaire. Je m’attendais d’ailleurs à ce que la dernière scène serve à retrouver l’arme du crime, après son acquittement.
    C’est là où on voit toute la difficulté de juger un procès.

    Plus largement sur le film, j’ai été déçu sur de nombreux points et notamment les incohérences… Le coup du chien et de l’aspirine, j’ai peine à croire que l’animal ne soit pas crevé, il y avait une dose suffisante pour tuer un homme.
    Le procès ne m’a pas non plus paru très réaliste, avec une absence d’enquête de personnalité, une absence d’expertise psychiatrique de l’accusée, un avocat pour l’accusée absolument éteint, et dont la double casquette d’amant aurait pu nuire à la défense de sa cliente… (Je suis d’accord sur l’inutilité de cette relation)
    Toutes les preuves n’ont pas toujours été relevées. Par exemple, lors de la dispute de la veille, le mari se serait frappé lui-même à plusieurs reprises le visage et aurait cogné dans le mur ? Alors pourquoi à l’autopsie aucun hématome au visage ou sur la main n’ont été relevés ? Personne ne réagit au procès, pas même l’avocat général. Ça ne sert à rien de montrer une fracture du doigt de x mois plus tôt, puisque cette fracture aurait pu avoir une toute autre cause…
    Il aurait cassé des cadres ? Où est le verre brisé ? Où sont ces cadres ?
    Et pourquoi serait-il soit tombé du troisième, soit assassiné du balcon du deuxième ? Il n’aurait pas pu être assassiné du troisième étage ?
    Il y a un parti-pris pour l’épouse dans le choix de ce qui est montré à l’écran.
    Les moments clefs d’un procès, comme les plaidoiries n’ont d’ailleurs pas été filmés. Le délibéré s’apprend à la télévision comme un point définitif, sans se préoccuper d’un appel possible du parquet… Ce n’est pas vraiment un film de procès, ce dernier ne servant que de prétexte à un contenu tout axé sur le passé.
    Par ailleurs, le facteur temps n’est pas mis en valeur, puisque sauf erreur, il s’écoule quasi un an entre le drame et le procès. Or, que s’est-il passé en un an ? Rien. C’est comme si le drame était hier. Les personnages n’ont guère évolué, ni personnellement, ni dans leurs relations sociales.

    Bref, je ne suis pas convaincu par ce film, je l’ai trouvé creux, balançant des évidences sur la vie de couple sans jamais atteindre l’habileté d’un Marriage Story. Il reste intéressant en bien des points, mais de là à mériter une palme d’or…

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    • Strum dit :

      On peut relever certaines incohérences en effet – merci pour cette énumération. Néanmoins, je n’ai pour ma part jamais douté de l’innocence de Sandra, précisément parce qu’il y a un parti-pris du film en sa faveur. Elle n’est jamais filmée comme une coupable et dans la mesure où le film s’attache à montrer de manière positive une femme forte, à laquelle on reproche pendant le procès son ascendant sur son compagnon, il aurait été illogique à mon avis qu’elle soit coupable. C’est un film de procès mais où le procès semble servir de prétexte en vue de parler d’autre chose que d’un crime. C’est du moins mon impression.

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  6. Rabain Jean-François dit :

    Cher Strum,
    J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ta critique du film Anatomie d’une chute. Le film m’a intéressé mais a suscité chez moi beaucoup d’interrogations. Le pédopsychiatre et le psychanalyste que je suis demande ici l’aide de l’avocat. Parlons d’abord de ce psychiatre qui intervient à la barre pour parler de son patient défunt et qui évoque la position « castratrice » de son épouse accusée de meurtre. Je passe sur la sottise de ce genre d’argument, qui est en fait un jugement, dont la partialité évoque surtout l’étroite relation qu’il entretient avec son patient, tout comme son identification inconsciente à ses difficultés. Dans les cas de divorce conflictuel, les hommes sont régulièrement accusés d’être des pervers narcissiques, aussi bien par les avocats de leurs conjoints que par leurs psychothérapeutes. Et vice versa. On peut remarquer combien les diagnostics psychiatriques sont utilisés comme des insultes… Plus sérieusement, le psychiatre a-t-il le droit de ne pas respecter le secret professionnel dans le prétoire, comme le montre le film ? Nous savons que le secret peut être levé en cas de maltraitance d’enfant ou de possibilité de passage à l’acte criminel. Mais toute violation du secret professionnel, quant au contenu des séances des patients, me semble inacceptable. Pourquoi ? Parce que c’est la seule condition du pouvoir « tout dire » à l’analyste, même les choses les plus irrecevables, comme l’a institué Freud avec la règle fondamentale de la psychanalyse. « Tout dire », c’est être impitoyable avec soi-même, s’interroger avec rigueur et faire un travail de découverte sur pensées inconscientes qui sont habituellement refusées/refoulées par le sujet. On voit bien, qu’ici, cette question est précisément celle que pose le film. C’est la question de la vérité. Et cette question intéresse à la fois le juge, l’avocat et le psychanalyste. Ou encore, le philosophe ou n’importe quel sujet, devrais-je ajouter. Quelles vérités (inconnues) nous traversent et peuvent-elles être cernées par un couple qui s’interroge ? Comment percevoir certaines vérités qui dérangent et mettre des mots sur ce qui lie et délie un couple, sur ce qui tisse le lien amoureux et le défait ? Vaste sujet, me diras-tu, mais n’est-ce pas celui qu’aborde ce film et qui en fait tout l’intérêt ? J’ai pour ma part, non pas été sensible au caractère dominateur ou « castrateur » de Sandra, comme dit le psychiatre prenant maladroitement la défense de son patient et si mal à l’aise avec la question de la domination féminine (j’inverse à dessein le terme du livre de Pierre Bourdieu sur La domination masculine), mais été surtout sensible à l’échec de l’écrivain et à son incapacité d’écrire face à la réussite de sa compagne. Le suicide de Samuel, le mari de Sandra, témoigne de son propre effondrement et de son incapacité à exister par et pour lui-même. Pas la peine d’être jeté dehors ou par la fenêtre par son épouse. C’est lui-même qui s’envoie ad patres. La question donc ici se déplace. Plus besoin d’accuser Sandra de meurtre… Ah, c’est bien utile le couple ! On rejette ses propres incapacités sur l’autre et le tour est joué. La scène d’explication entre Samuel et Sandra, à la fin du film, est particulièrement explicite et l’épouse ne se gêne pas pour dire à son mari toute son impuissance. La jalousie d’écrivain de son conjoint éclate au grand jour. L’autre bien sûr lui vole toutes ses idées et les meilleures pages de ses livres…. On peut penser à nos grands écrivains. Sartre/Beauvoir, Aragon et Elsa Triolet et plus près de nous Julia Kristeva et Philippe Sollers. C’est leur affaire, me diras-tu, et ils se sont bien arrangés, chacun, pour résoudre leurs différends. Bien sûr, mais la question qui se pose qui est bien celle de l’emprise ou encore de la fécondité qu’un écrivain peut avoir vis à vis de l’autre. Pas besoin d’ailleurs d’être écrivain pour vivre la même chose et pour souffrir dans un couple … ! Comment ça fonctionne un couple ? Ou bien ça se soutient, ou bien ça s’entretue… On peut projeter sur l’autre tous ses manques, tous ses échecs. L’amertume et le ressentiment empoisonnent alors le couple. Ci-gît l’amer est le titre d’un beau livre de Cynthia Fleury. On ne saura jamais dans le film de Justine Triet qui a vraiment filé par la fenêtre…
    Dernier point en non des moindre : la maltraitance d’enfant. On montre dans le film un enfant débordé, envahi, par des propos d’adultes. Faire comparaître Daniel, onze ans, comme témoin, même assisté, au milieu d’une cour d’assise, est d’une rare cruauté. L’interroger sans les égards et les précautions liées à son âge dans un prétoire, alors que sa mère est accusée de meurtre, c’est induire en lui tous les soupçons, faire surgir toutes les angoisses, tous les cauchemars. On manipule ici publiquement un enfant. Pour pousser un enfant au suicide on ne fait pas mieux ! Daniel, onze ans, y pense d’ailleurs, en se retrouvant devant la fenêtre d’où son père s’est jeté.
    Voilà pour les critiques. J’ai bien aimé cette question de la vérité abordée et traitée dans le film. Cette question de la vérité humaine si difficile à cerner. La vérité judiciaire n’est pas la vérité tout court. Mais qu’est-ce que la vérité ? Vaste question. La vérité est indécidable, indicible, voire irreprésentable. La vérité en psychanalyse est encore plus abyssale puisque liée à l’inconscient du Sujet. C’est donc à une vérité bien aléatoire que Daniel, enfant de onze ans, est, comme nous, spectateurs, confronté. Tu relèves avec raison dans ton analyse l’intelligence de la réalisatrice Justine Triet qui a décidé de ne pas montrer la chute de Samuel par la fenêtre. Comme la chute, la vérité est indécidable. Souvent fuyante ou à reconstruire lors des après-coups qui permettent de faire retour sur le passé. Freud appelait nachtraglich, la vision après coup qui remanie et remodèle nos souvenirs. Grâce à l’après coup, même l’histoire est imprévisible…
    J’ai bien aimé également cette scène où Sandra évoque sa position de mère-courage face au handicap de son fils. Loin de considérer celui-ci comme amoindri ou défaillant, elle met l’accent sur les capacités de l’enfant à vivre, sur tout ce qui peut s’épanouir encore chez lui. Un autre sens du corps peut prendre le relais d’une fonction défaillante. Ray Charles, qui a perdu la vue à l’âge de sept ans, est devenu un grand musicien…
    Encore bravo et merci pour ton analyse qui nous donne envie d’aller voir le film et de réfléchir.

    N.B. A signaler : lapsus calami au début du 5e chapitre. Lire Samuel (le père) et non Daniel (le fils).

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    • Strum dit :

      Bonjour et merci. En effet, c’est un film qui donne matière à réflexion, sur plusieurs sujets liés à la famille, au couple, à l’enfant, etc., sujets donc qui ne se rapportent pas à la question de savoir comment est mort Samuel qui n’est pas ici l’essentiel. Pour le reste, il est certain que la représentation par Justine Triet du procès prend certaines libertés avec la réalité (le psychanalyste qui se fait juge et donne son avis avec une indiscrétion rare, l’avocat général qui se balade partout, etc.) , mais comme c’est le cas de tous les films de procès, et celui-ci donne plutôt moins dans les effets de manche que les autres – on n’y voit d’ailleurs pas les plaidoiries, contrairement aux films de procès habituels, ce qui est symptomatique.

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  8. Très intéressant post Strum (j’ai vu le film il y a deux jours) : maintenant que tu le dis, c’est assez séduisant de voir dans le film la dégénérescence d’un couple qu’une simple histoire de procès, cela ne m’avais pas marqué sur le coup mais c’est une interprétation assez séduisante.

    Alors oui le procès comporte quelques incohérences, oui je n’ai jamais cru comme toi à la culpabilité de Sandra mais je trouve quand même que le récit est très bien tenu, captivant et la scène de la diffusion du message enregistré assez magistrale.

    Pour moi, un très bon film mais qui ne mérite peut-être pas les tonnes d’éloges qu’il a reçues (et qui ne vaut pas le Preminger)

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