Est-ce le premier giallo ? Probablement pas, il faudra attendre Six femmes pour l’assassin (1964), car La Fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava, film en noir et blanc, est dépourvu des images chocs et en couleurs, ainsi que du rituel précédant les meurtres, de ce genre particulier du cinéma d’horreur italien, qui connut son heure de gloire dans les années 1970. Mais c’est un film-lisière qui défriche le territoire du giallo. Il en est l’aube et l’annonce en fixant plusieurs de ses règles : une jeune fille innocente aux grands yeux témoin d’un meurtre ; un tueur en série qui tue à l’arme blanche en suivant une méthode et dont l’identité toujours surprenante n’est connue qu’à la fin ; une atmosphère où se confondent le rêve et la réalité et qui résulte d’un travail de mise en scène approfondi ; une maison qui recèle un secret et plus généralement cet intérêt pour l’architecture et les décors (extérieurs et intérieurs), considérés comme partie prenante de l’action et lieu du crime.
Dans La Fille qui en savait trop, le lieu du crime est la Place d’Espagne à Rome. C’est là que Nora Davis (Leticia Roman) a vu une jeune femme se faire poignarder une nuit. Bava cadre la place presque systématiquement en contre-plongée, cadrage récurrent de la peur. Du coup, l’église de la Trinité des Monts, qui n’avait pas encore été rénovée à l’époque, apparait bien menaçante en haut du cadre. Cette place de l’architecture italienne dans certains giallo est curieuse, comme si c’était son extraordinaire beauté qui avait engendré par compensation l’idée de ces meurtres à l’arme blanche (le sordide rencontrant le sublime, le second essayant de cacher le premier) et ces tueurs en série recherchant dans leur folie une sublimation esthétique du meurtre à travers les rituels des âges passés.
Mais n’anticipons pas sur ces meurtres ritualisés qui deviendront les leitmotivs du genre. Car dans La Fille qui en savait trop, il n’y a pas encore de tels rituels. On ne voit ni la préparation des meurtres, ni même leur exécution, qui ont lieu hors champ. Ainsi, bien que le titre fasse référence à L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock (1956), et que Psychose (1960) ait eu une grande influence sur le giallo d’un point de vue thématique, Bava se démarque du maitre du suspense (qui n’hésitait jamais à filmer les meurtres) en plaçant plutôt sa mise en scène dans les pas de Jacques Tourneur, en utilisant les pouvoirs de la suggestion et les maléfices de la nuit. La photographie du film, avec ces grandes tâches sombres qui apparaissent sur les images, évoque notamment le noir et blanc des grands films d’horreur de Tourneur des années 1940 (La Féline, Vaudou, L’homme-léopard). Quant au mystère entourant l’assassin, il fait penser à ces secrets de famille des romans gothiques anglais (où les lieux de l’action et l’architecture des maisons avaient d’ailleurs également beaucoup d’importance), auxquels Bava rendait d’ailleurs hommage dans ses films précédents. La Fille qui en savait trop est bien un film-lisière.
Quelles que soient ses influences, Bava s’avère ici remarquable metteur en scène, valant pour son style propre, ne découpant que ce qui est utile, n’hésitant pas, quand cela est nécessaire, à flouter son image (un voilage sur l’objectif sans doute) pour suggérer le cauchemar (la vision du meurtre), ni à recourir à des cadrages singuliers (Nora se réveillant à l’hôpital). Mais c’est surtout cette photographie mouchetée et moirée du film, assurée par Bava lui-même et comme tissée dans l’étoffe de la nuit, qui séduit. En suggérant plus qu’en montrant (ce qu’omirent de faire nombre de giallo par la suite, et plus encore hélas les films d’horreur d’aujourd’hui), en recréant une esthétique de la nuit, Bava fait de la vision de cette série B à la longue descendance un vrai plaisir.
Strum
Il s’agit pourtant certainement du premier giallo, dixit Mad Movies, qui en connaît un rayon sur le sujet. De nombreux gialli garderont d’ailleurs les assassinats hors champ. Et l’aube du jour n’est-elle pas déjà le jour elle-même ? ^_^
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Ah, cela se discute à mon avis, et Mad Movies n’est pas parole d’Evangile. Mais effectivement, film-lisière, aube, film qui annonce le genre, tout ce vocable que j’utilise renvoie à un jour, ou un genre, qui a déjà commencé, je te l’accorde, et c’est cela qui est le plus important.
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Je suis bien d’accord, les frontières du giallo sont mouvantes et ce Bava aime à se glisser entre chien et loup. J’ai vu ce film il y a fort longtemps et, plus que le scénario, c’est le choc esthétique qui me reste en mémoire. L’influence de Tourneur m’apparaît clairement en lisant ton propos, d’autant plus pertinent que Bava travailla avec le franco américain sur « la bataille de Marathon ». Bien vu !
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Merci, je ne savais pas ou j’avais oublié pour leur collaboration sur La bataille de Marathon où effectivement Bava était le directeur de la photographie de Tourneur. Tout se recoupe donc.
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Sur les gialli je serai discret, ma passion du cinéma italien ne m’ayant pas encore conduit jusque là. Par contre, très friand de la trilogie Tourneur, je sais ce qu’il me reste à faire.
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C’est surtout la photographie, qui m’y a fait penser, pas les thèmes donc cela reste différent. Et puis Bava ne disposait ici que d’un petit budget. Mais ça devrait te plaire quand même.
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