
Profondo Rosso (1975), rouge profond, nous dit le titre original de ce film somme de Dario Argento qui synthétise la première période de sa filmographie (celle du giallo policier) et annonce la suivante (celle du giallo fantastique). L’attrait que peut procurer certains films du cinéaste est d’ordre esthétique et l’on trouve en particulier dans Les Frissons de l’Angoisse une attention aux décors qui fait le charme et le mystère du film pour des yeux attentifs. Déjà, dans La fille qui en savait trop, Mario Bava, l’inventeur du giallo, faisait de la Place d’Espagne à Rome le lieu du crime, et la grande demeure de Six femmes pour l’assassin était un personnage en soi. Mais Argento accentue encore cette prévalence des décors ici, fort de l’usage d’échelles de plan intègrant toujours les personnages dans un lieu précis, un cadre plus grand qu’eux-mêmes. En témoigne tout le début du film, construit autour de trois décors : le décor de la répétition du groupe de jazz de Mark (l’église Santa Constanza à Rome), le décor de la séance de parapsychologie (un théâtre turinois) et le décor plusieurs fois utilisé où Mark discute avec son ami Carlo et devient témoin du premier crime (la Fontana del Po de Turin et sa gigantesque statute allongée). Tout familier de l’architecture italienne ne peut qu’être frappé par ce constat : en Italie, l’atmosphère semble naître de la pierre et du marbre, se confond avec l’architecture, comme si celle-ci avait arrêté, capturé, le temps. Aller en Italie, c’est retrouver le lieu mélancolique de demeures qui résistent au temps, qui conservent une histoire, qui continuent de préserver les mythes du passé. Ce goût de la beauté architecturale est propre au cinéma italien, et n’est que rarement visible hélas dans les films français, où l’architecture intéresse souvent peu les cinéastes, à quelques exceptions près. Ce goût d’Argento pour l’architecture lui permet de composer son film selon une scénographie particulière (cette idée de scène presque théatrâle étant propre à tout un pan du cinéma italien) qui fait des Frissons de l’angoisse l’un des fleurons du genre du giallo et sans doute son représentant le plus célèbre.
Lorsque Mark et Carlo discutent au début du film de la nature de la réalité à côté de la statue allégorique du Po et que Carlo affirme que chacun ne détient qu’une parcelle subjective de la vérité, un des thèmes clés du film, on peut voir que la statue est environnée d’immenses fenêtre grillagées. De même, de roides colonnes cernent la place, tout comme elles cernaient Mark et son groupe au moment de leur répétition. Ces grillages et ces colonnes disent déjà que Les Frissons de l’angoisse va raconter la traque d’un assassin dont l’esprit est cloisonné dans un lieu où le temps ne s’écoule plus, qui est emprisonné au centre d’une pièce qui s’est faite image, lieu du traumatisme d’un meurtre familial commis pendant son enfance. C’est signifier l’importance des images et des souvenirs qui peuvent hanter une mémoire. Argento parsème également son film de très gros plans à intervalle régulier, comme des images mentales où le rouge devient couleur dominante par le simple effet d’une touche de rouge sang au centre du plan. D’autres fois, sa caméra très mobile traverse le décor par des travellings ou des mouvements circulaires. Le cercle : cet autre motif de l’enfermement. Du cercle, on passe ensuite dans le récit au motif de la maison hanté, qui l’amène à la lisière du fantastique, sans jamais y entrer (les films de sorcières d’Argento seront pour plus tard). C’est dans cette demeure patricienne gardée par un dragonnier de Tenerife qu’eut lieu le meurtre originel, que le tueur prisonnier du passé ne cesse de vouloir rééditer.
Dans cette maison aux ornementations baroques, qu’Argento prend un plaisir visible à filmer, Mark trouve caché sous le platre d’un mur le dessin du meurtre, mais n’en voit qu’une partie, ne pouvant dès lors comprendre ce qu’il signifie, confondant l’assassin et sa mère ; de même, lors de la scène du premier meurtre du film, Mark confond le reflet du tueur dans un miroir avec un tableau. Cette incapacité de l’homme à interpréter correctement la réalité, ou plutôt cette primauté de l’interprétation subjective sur une vérité élusive, était le thème de Blow Up d’Antonioni auquel Argento emprunte David Hemming, qui joue ici Mark. Hormis ce thème et ce comédien, les similitudes entre les deux films s’arrêtent là et c’est heureux. Argento apporte en effet à son récit, outre les éléments horrifiques propres au Giallo, des touches de comédie policière lui conférant une légèreté bienvenue (a l’instar de Quatre mouche de velours gris), sous la forme d’une allègre guerre des sexes entre Mark et la journaliste qui enquête à ses côtés, dont on peut supposer qu’elle n’est pas sans lien avec les rapports entre Argento et sa compagne Daria Nicolodi qui incarne avec verve et espiéglerie ladite journaliste. La vanité masculine s’en trouve tournée en dérision. Sans doute faut-il aussi voir dans ces scènes de badinage et de discussions le résultat d’une imprégnation par le récit de l’atmosphère italienne, de ses cafés bruyants où l’on ne s’entend pas au téléphone, de ses places nocturnes que l’on peine à quitter, de ses maisons dissimulées derrière la brume. Conformément au genre, les meurtres déroulent quelques images sadiques, mais la violence reste mesurée comparée à d’autres giallo et a fortiori aux films d’horreur d’aujourd’hui où le gore est devenu le substitut de l’inspiration. La musique des Goblins, du rock progressif des années 1970 où la basse et l’orgue se taillent la part du lion, et qu’Argento utilise avec prodigalité, participe de l’atmosphère d’ensemble. Le film fut un grand succès public en Italie et assura un peu plus la place d’Argento comme maitre du giallo.
Strum
« Profondo rosso » est un film esthétiquement remarquable, comme tu le dis très bien. C’est un film fascinant. Le sens de l’espace y est épatant. J’apprécie le lien que tu établis avec l’architecture italienne qui « capture le temps ». Comme d’autres Italiens, Argento est un grand inventeur de formes.
J’aimeAimé par 1 personne
Merci Valfabert. Oui, c’est étonnant le nombre de cinéastes italiens qui possédent un sens esthétique, qui n’est pas toujours partagé par les cinéastes français.
J’aimeJ’aime
Un sens esthétique qui a fini par se dissiper avec les années hélas.
Très belle analyse Strum. Il me faut revoir le film maintenant.
J’aimeJ’aime
Merci beaucoup. Je n’ai pas vu ses films récents, mais en effet, ils n’ont pas bonne réputation – j’ai l’impression que la qualité de ses films s’est détérioriée quand il a cessé de travailler avec Daria Nicolodi justement.
J’aimeAimé par 1 personne