Dans le beau générique de Six Femmes pour l’assassin (1964) de Mario Bava, les personnages apparaissent figés, pareils à des statues de cire exposées dans une galerie éclairée de lumières rouges et jaunes. Bava invente ici, sans le savoir, le premier giallo (jaune en italien), faisant en sorte que les couleurs criardes soient une des caractéristiques principales du genre à venir. S’il filme les personnages comme des mannequins, c’est parce qu’il ne leur assigne pas d’autre destin que d’être étranglés, frappés, brûlés par l’assassin sans visage et aux mains gantées qui va sévir dans la maison de haute couture de la Comtesse Cristina (Eva Bartok). Ces personnages-mannequins semblent attendre, durant ce générique, que tombe le couperet du destin. Ils sont aux aguets, les yeux grands ouverts, inquiets, comme s’ils se savaient déjà condamnés d’avance. C’est qu’ils sont déjà tous compromis d’une manière ou d’une autre, ennuis d’argent, chantage, substances illicites, meurtre préalable à l’intrigue. Il n’y a qu’à voir, peu après le prologue, la série de regards éperdus qu’ils jettent vers ce journal intime d’une victime, où sont consignés les secrets des uns et des autres, sur lequel l’assassin comme ses futures victimes veulent mettre la main.
Ce générique annonce d’emblée ce qui va advenir, pétrifie par avance des personnages interchangeables et à la psychologie immobile, à peine différents des mannequins d’osier que l’on trouve partout dans la demeure de la Comtesse. Aucun d’eux ne pourra nous servir de guide dans le film car leur temps est compté. Le seule guide, le seul Virgile qui nous accompagne, c’est la mise en scène de Bava qui est le prisme, le point d’entrée, par lequel le spectateur va voir cette histoire où s’enchainent les meurtres chocs pour une raison d’abord inconnue. D’un point de vue esthétique, le film se présente lui aussi comme décor unique, galerie unique : tous les appartements des différentes modèles, qui appartiennent à une haute société vaguement décadente, se ressemblent et sont éclairés pareillement par Bava : décorations et mobiliers baroques où l’unité du ton est déchiré par des éclats ou des clignotements de couleur soudains, venus d’on ne sait quel hors champ. Bava tire à lui l’environnement du film, il l’attire autant qu’il est possible dans son monde d’outre-tombe. Cependant, le charme n’opère pas autant que dans Le Corps et le fouet, par exemple, où le cadre gothique du château se prêtait mieux au monde morbide de Bava et où, surtout, était donnée comme horizon aux personnages, non pas les seuls coups reçus de l’assassin, mais une ouverture vers un monde de fantômes au-delà de la mort. Ici, la prédilection de Bava pour les atmosphères baroques et gothiques, certes manifeste dans l’usage des brumes et des couleurs, reste contrainte par la ville, par l’intrigue policière aussi, qui n’est pas très approfondie, et dont la mécanique dans le dernier tiers est assez prosaïque sinon répétitive. Il est donc permis d’être un peu déçu par ce film, dont l’importance historique pour le cinéma de genre italien est incontestable, mais qui pris en lui-même, indépendamment de sa place, n’est pas tout à fait à la hauteur des attentes, la plus belle scène restant le générique inaugural. Bava dessinait les traits du giallo en même temps qu’il en annonçait les limites.
On sait l’étrange destin de Six Femmes pour l’assassin qui contient déjà toutes les figures de style du giallo mais n’en recueillit aucun laurier commercial, passant plus ou moins inaperçu à sa sortie (au point de n’être sorti en DVD/Blu-ray que tout récemment). En lieu et place de Bava, c’est Dario Argento qui sera le récipiendaire de tels lauriers, en rencontrant cinq ans après un grand succès public avec son Oiseau au plumage de cristal (1970), sans compter ses films suivants. Ce qu’Argento ajouta par rapport aux mondes figés dans une putréfaction avant l’heure de Bava, c’est un point d’entrée (un personnage principal), le goût du mouvement, un don particulier pour le découpage des scènes d’action (autant dire des scènes de meurtre), filmées selon un principe de séquence, comme de véritables petits films dans le film, toutes choses qui devaient apporter aux caractéristiques déjà posées par Bava, une vigueur, une énergie, propres à mieux retranscrire l’environnement urbain et moderne du giallo sur le long terme. Si bien que l’on peut certes dire que sans Bava, le giallo n’aurait pas été inventé, mais sans Argento, il n’aurait pas non plus été le même. Le genre entier y perdit en poésie, car Argento n’est pas un poète au contraire de Bava (qui en est un à sa façon morbide de cinéaste des brumes), ce qu’il y gagna en excitation.
Strum
J’ai le film en stock, mais je ne l’ai pas encore vu. Je vais tâcher de le voir bientôt et je reviendrai lire dans la foulée.
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Peut-être que j’en attendais trop mais j’ai été déçu même si le film possède des qualités esthétiques indéniables bien sûr.
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Vu hier soir, et à nouveau conquis par la farandole de fables, formes et figures développées par Bava. Je comprends la frustration de ton propos qui, dans l’analyse, déplore le sacrifice d’une poésie macabre pour le pur exercice de style. Il y a pourtant dans les ombres et les non-dits du scénario, dans l’organisation d’un récit qui ne laisse aucun répit, dans le décompte macabre du titre programmatique, quelque chose de ce cinéma vif et instinctif, un « cinéma de pulsion » comme le définissait Deleuze, qui me convient pleinement.
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Un cinéma de pulsion, la formule est tout à fait juste et pourrait illustrer bien des scènes de meurtre du film.
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