Dans les films de Dario Argento, il y a souvent une image traumatique qui revient, qu’elle soit inaugurale et visible d’emblée ou qu’elle soit enfouie. Dans Quatre mouches de velours gris (1971), son troisième film, l’image récurrente est un rêve : Roberto (Michael Brandon), batteur dans un groupe de rock progressif, se voit sur une esplanade en Arabie Saoudite où un bourreau s’apprête à lui couper la tête. Récurrence d’autant plus étrange que Roberto s’imagine être un meurtrier puisqu’au début du film, il tue accidentellement, du moins le croit-on alors, un inconnu qui le suivait depuis une semaine. On pourrait supposer dès lors qu’il soit hanté par ce traumatisme initial (comme dans L’Oiseau au plumage de cristal (1969), le premier film du cinéaste, qui s’ouvre aussi sur un meurtre) plutôt que par ce rêve. Or, non seulement il n’en est rien mais il s’avèrera que c’est le rêve qui disait vrai (il était prémonitoire, quoique se rapportant à une autre personne que Roberto) alors que la réalité était tronquée, mensongère.
Cette primauté du rêve ou plutôt du cauchemar sur la réalité, de l’image mentale sur ce que l’on croit voir, est typique du cinéma d’Argento. La séduction exercée par les images de ce maître du giallo, ce genre du cinéma italien où un maniaque assassine ses victimes avec une arme blanche, tiennent principalement à trois choses : un découpage très particulier, où les liaisons entre les images obéissent souvent aux règles irrationnelles du rêve ; un usage fréquent de plans subjectifs très bien composés (des travellings axiaux) nous mettant à la place des personnages et suscitant un sentiment d’angoisse ; une musique particulièrement adaptée. Ces deux premières caractéristiques sont apparentes dans tout le prologue de Quatre mouches de velours gris, où le montage parallèle fait voir les pensées vagabondes de Roberto pensant à l’homme qui le suit, comme dans une nouvelle de Borgès, et où il semble ensuite passer physiquement d’un lieu à l’autre sans crier gare selon une logique propre au rêve (où les théâtres de la conscience sont mouvants). De même plus tard dans le récit, dans la séquence où la bonne de Roberto se trouve dans un jardin où, soudain, le bruit environnant s’arrête, où en un plan l’on passe du jour à la nuit, passage incongru dans le réel, mais plausible dans un rêve. Quant aux plans en caméra subjective, ils sont légions, la caméra s’attardant comme à l’accoutumée dans les premiers films du cinéaste sur des motifs architecturaux de Rome, comme si le rêve clamait pour sien ces constructions dont l’origine réside dans l’imaginaire, et donc les images mentales, des architectes les ayant conçues.
La progression narrative du film est à première vue typique d’un giallo d’Argento : tandis que Roberto s’inquiète pour la sécurité de sa compagne (Mimsy Farmer) et que les cadavres s’amoncellent, l’assassin reste dans l’ombre jusqu’à la révélation finale. Dans le cinéma d’Hitchcock, où le thème du faux coupable est récurrent, le héros est généralement complètement innocenté, l’assassin lui étant inconnu. Chez Argento, l’assassin fait au contraire partie de l’environnement proche du protagoniste principal, au point que celui-ci peut endosser ses rêves (comme ici) quand il n’est pas coupable lui-même (Ténèbres et son dédoublement de personnalité). Néanmoins, Quatre mouches de velours gris brasse plusieurs atmosphères (« Swinging Rome », giallo, fantastique, comique) qui en font une oeuvre baroque et assez à part chez Argento, non dénuée de défauts (le film est un peu long notamment dans la séquence finale), et aux digressions aussi distrayantes qu’inattendues (alterne avec les scènes d’angoisse une veine comique portée par Bud Spencer en marginal se faisant appelé Dieu, Jean-Pierre Marielle en détective homosexuel fier de ses 84 échecs et un facteur farfelu). On regrettera que la musique d’Ennio Morricone soit cette fois sous-employée (Argento lui préférant souvent le rock progressif du groupe de Roberto, inspiré manifestement de Deep Purple). Cependant, le film reste à voir pour ces séquences assez fascinantes où son découpage obéit à la logique du rêve. En outre, les expérimentations visuelles et narratives auxquelles se livre ici le cinéaste seront canalisées, réconciliées, dans le film qui va suivre, son meilleur et le chef-d’oeuvre du genre, où il s’agira à nouveau d’essayer de deviner ce que cache une image traumatique inaugurale : Les Frissons de l’angoisse (Profondo Rosso) (1975). Quatre mouches de velours gris est longtemps resté invisible à cause de la faillite de la société de production du film mais on peut de nouveau voir le film.
Strum
Hé ! Deux chroniques le même jour, tu nous gâtes !
D’Argento, je ne connais encore que « Suspiria ». Je n’ai donc pas vu ce film, mais tu me donnes envie de lui consacrer l’une de mes séances de rattrapage. En fait, j’avais mis « L’oiseau au plumage de cristal » (quel joli titre !) et « Phenomena » dans mon viseur, mais je vais considérer l’idée d’y ajouter ces « Mouches ». Cela m’a l’air assez baroque, mais la rareté incite à s’y attarder, comme tu l’as joliment fait.
En dépit même du genre, Argento est un réalisateur qui a compté, non ? 😉
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Oui, je suis en retard dans mes chroniques et j’ai écrit les deux dans la foulée. J’ai quelques textes à écrire avant mon départ en vacances dont un autre aujourd’hui. 🙂 Argento est un excellent réalisateur et j’admire sa capacité à mettre en images ses visions ou plutôt ses cauchemars. Dans son genre, Les Frisson de l’angoisse est un grand film – j’avais moins aimé Suspiria curieusement. J’ai vu tous ses films jusqu’à Phénomena, lequel me semble un cran en-dessous même s’il y a des scènes impressionnantes. Je n’ai pas vu les derniers qui me semblent plus gores – chose que je n’aime pas beaucoup. Sinon, L’Oiseau… est très bien aussi.
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