L’Eté meurtrier de Jean Becker : vengeance hors sol

adjani

L’Eté meurtrier (1983) de Jean Becker est l’un des rares films français ayant recours à une narration alternée, chaque protagoniste de l’intrigue racontant tour à tour ce qu’il en a vu, procédé d’origine littéraire qui a sans doute trouvé son expression la plus aboutie au cinéma dans Eve (1950) et La Comtesse aux pieds nus (1954) de Mankiewicz. Cela seul en fait un film particulier qui mérite d’être vu. Le film adapte un roman de Sébastien Japrisot et reprend à son compte sa narration éclatée. La voix-off de Pin-pon Montechiari (Alain Souchon) nous raconte donc l’arrivée dans son village de Provence d’Eliane Wieck (Isabelle Adjani), la fille belle comme un soleil et peu farouche d’une femme autrichienne et d’un homme taciturne et paralytique (Michel Galabru). Pin-Pon est lui-même le fils d’un émigré italien qui s’est installé au village il y a plus de vingt ans. Au grand dam de sa mère qui s’en méfie comme la peste, Pin-Pon tombe amoureux d’Eliane, qui se déclare bientôt enceinte de lui ; mais la jeune fille montre d’inquiétants signes d’instabilité mentale liés à un terrible secret familial. Ce secret nous est révélé par Eliane elle-même quand elle prend la relève de la narration, puis par sa mère, et il s’avère bientôt qu’Eliane a mis en place l’écheveau d’une vengeance : il s’agit de faire payer aux Montechiari les outrages qu’aurait fait subir à sa mère le père de Pin-Pon.

Le procédé narratif fonctionne bien dans l’ensemble d’autant plus que l’interprétation est d’excellente qualité, Isabelle Adjani payant de sa personne puisqu’elle est nue la moitié du temps (c’était une époque où, semble-t-il, certains croyaient peut-être que le degré de maturité d’un film était corrélé au nombre de scènes de nu). Elle parvient surtout à faire voir la détermination aussi bien que la folie d’Eliane, femme fatale en même temps que petite fille dont le visage peut changer d’aspect dans l’intervalle de quelques secondes. Mais c’est toute l’interprétation qui s’avère convaincante (Souchon, Galabru, Suzanne Flon ne sont pas en reste).

Hélas, l’accent mis sur l’engrenage du récit se fait au détriment de la mise en scène. Pour diverses raisons, et après plusieurs mois de réflexion, Jean Becker a choisi de ne pas situer cette histoire géographiquement, topographiquement, alors que ce qui faisait de son père Jacques un grand metteur en scène, c’était précisément son aptitude à intégrer ses personnages dans leur environnement, à le faire ressentir. On peut le regretter car, j’en ai la conviction, c’est par le particulier que l’on atteint à l’universel au cinéma. Ici, malgré les plans des personnages au travail, nul plan d’ensemble qui fasse vraiment voir le village, les maisons, nulle respiration dans le récit, qui permettent d’en comprendre l’environnement. Certes, la densité narrative du récit ne permettait pas de perdre trop de temps en route. Mais ce sont toujours les mots qui font avancer le récit, qui le dévoilent, non les images – à l’exception de l’impressionnante scène de viol. La caméra de Jean Becker n’a d’yeux que pour Adjani – on peut le comprendre – dont le corps prend du coup la place du paysage du film, un corps emprisonné puisque la toile de la vengeance qu’elle croit tisser va devenir le linceul de ses espoirs d’une vie rachetée, le violeur n’étant pas celui qu’elle croyait. Thème de la vengeance impossible qu’un Chabrol connaissait bien. Lorsque Giono racontait une intrigue provençale à plusieurs voix dans son roman Les Âmes fortes (1950), que Japrisot a peut-être lu, il parvenait par son génie littéraire à la situer, à faire imaginer l’au-delà du cadre de l’intrigue. C’est ce qui manque à ce récit policier pour dépasser la surface de son intrigue, pour faire voir le champ de la fatalité comme dans les grands films noirs – car le film se veut un film noir ensoleillé. Cela n’en reste pas moins un bon film, avec une excellente direction d’acteurs, qui fut un très grand succès populaire en France l’année de sa sortie.

Strum

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10 commentaires pour L’Eté meurtrier de Jean Becker : vengeance hors sol

  1. J’ai vu ce film pour la dernière fois il y a très longtemps, peut-être vingt ans, mes souvenirs commencent donc à dater. J’en garde un excellent souvenir, ce qui m’avait frappé, c’était surtout l’interprétation. Adjani bien sûr mais aussi, et surtout, Souchon qui n’est pas un comédien de métier que je sache et qui est impérial dans son rôle de naïf un peu lunaire.

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    • Strum dit :

      Oui, Souchon est excellent. Comme tu dis, c’est un film très bien interprété. Dommage que la mise en scène ne soit à mon avis pas tout à fait à la hauteur de l’ensemble. Pas facile à découper il faut dire vu la densité de la narration (il se passe beaucoup de choses).

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  2. Martin dit :

    Hello Strum. Pas trop de souvenirs de ce film, si ce n’est que j’avais bien aimé l’intrigue. La mise en scène n’est visiblement pas mémorable, mais tant pis ! En général, j’aime bien les histoires écrites et/ou adaptées de Sébastien Japrisot.

    Adjani est quand même une actrice formidable ! Je ne comprends pas pourquoi elle est parfois si peu aimée…

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    • Strum dit :

      Oui, l’histoire prend le pas sur les images et j’attache toujours beaucoup d’importance à ces dernières. Adjani est une grande actrice. Elle n’est pas toujours aimée à cause de certaines attitudes publiques il me semble. Mais peu importe ces dernières pour moi.

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  3. tinalakiller dit :

    J’ai beaucoup aimé le film (tout en étant d’accord avec toi sur la partie concernant la mise en scène) avec sa narration très bien fichue et ses interprétations de qualité.
    (j’ai commencé à lire le roman de Japrisot et c’est pas mal du tout pour l’instant).

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  4. Pascale dit :

    Sans doute le meilleur, et de loin, Jean Becker. Le pire étant le détestable Deux jours à tuer.

    J’aime beaucoup ce film forcément puisque pour moi les acteurs l’emportent souvent sur le reste.
    Mais j’ai en mémoire de larges plans sur la montagne environnante (lorsque El est au bord de la route et qu’elle va crier Forza Italia), des images du village (le garage, le bar, la fête où l’on danse) et de la ville lors de la course cycliste, la scène du limonaire transporté dans la montagne (magnifique scène), l’appartement minable de l’instit, puis vers la fin l’hôpital, l’entreprise où se rend PinPon avec son fusil… Je trouve au contraire que ce film est bien ancré dans un environnement, qu’on voit que les gens travaillent et où ils travaillent.
    Ou alors je n’ai pas compris ce que tu voulais dire.

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    • Strum dit :

      C’est une question de mise en scène et d’échelle de plans. Les personnages ne sont pas ancrés, intégrés, dans l’environnement de la région. Il n’y a aucun plan d’exposition. Les acteurs sont filmés de près en champ-contrechamp. Dans la scène dont tu parles (Forza Italia), il n’y a pas de plan large où l’on voit vraiment la montagne. En revanche, c’est vrai, on voit les gens travailler, ce qui est rare aujourd’hui et il y a la scène du bal et de la course cycliste. Il se trouve que suite à mon article, Louis Becker, producteur et fils de Jean Becker, m’a confirmé que le film avait été filmé avec en tête l’idée qu’il ne fallait pas l’ancrer dans son environnement méridional.

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  5. princecranoir dit :

    J’ai vu ce film pour la dernière fois il y a fort longtemps. Ne me restent que des bribes de scènes liées essentiellement à la présence des acteurs (et de l’actrice à n’en pas douter). Depuis, j’ai cultivé une certaine méfiance vis à vis des films de Jean Becker.
    Ton excellent article fait office de réhabilitation à mes yeux (tout comme le com de Pascale qui le place à part dans la filmo du réalisateur). Je me résoudrai donc un jour à revenir à cet « été meurtrier », que je verrai très certainement d’un autre œil.

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