Théorème de Pier Paolo Pasolini : révolution

théorème

Théroème (1968) de Pier Paolo Pasolini est un film révolutionnaire, mais qui est exempt de toute violence inutile, du désir de dictature de la doxa marxiste qui annonce l’inévitable corruption de ses principes – Pasolini se voulait en dehors des partis. Dans l’Evangile selon Saint Matthieu (1964), il avait présenté le Christ comme le premier révolutionnaire, faisant valoir les affirmations les plus virulentes, les plus hostiles à la société, à l’institution de la famille, de Saint Matthieu (« je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa propre maison… »). Or, nulle hostilité n’est perceptible chez cet étrange et mutique jeune homme (Terence Stamp) qui vient séjourner au sein d’une famille de la haute société milanaise. Ce n’est pas par ses paroles qu’il va exercer un ascendant sur chacun, c’est par son corps, par le désir sexuel qu’il va susciter en chacun, par la chair (application littérale et contraire au dogme chrétien du « verbe s’est fait chair » de Saint Jean). Le père (Massimo Girotti), la mère (Sylvana Mangano), le fils (Andrès José Cruz), la fille (Anne Wiazemsky), Emilia la servante (Laura Betti), chacun va succomber à cet envoyé, dont on imagine que pour Pasolini il a la beauté de Dieu plutôt que du diable. Son arrivée concorde du reste avec celle de la couleur dans le film, comme si la vie jaillissait de lui, bien que la photographie conserve quelque chose de triste.

Et puis, l’envoyé annonce son départ et tout s’écroule. La famille se désagrège. C’est en cela que le film est révolutionnaire : il affirme le caractère « inauthentique » (dixit Pasolini), vide, factice, temporaire, de la vie bourgeoisie, que ce nouveau messie aura révélé. Il prétend qu’elle n’est pas l’état naturel de l’homme, qu’elle est équivalente à la traversée du désert par les Hébreux durant l’Exode que Pasolini cite expressément. La maison du film, plantée sur sa pelouse comme une bâtisse inerte, a elle-même des allures de décor factice. Les plans inauguraux en noir et blanc montrent l’Italie comme un pays d’usines où le silence s’est fait. Pendant tout le film revient un plan de ce désert métaphorique, que l’on reconnaît comme un cratère de volcan, celui de l’Etna. Pour Pasolini, toute révolution doit d’abord être personnelle : c’est ce qui fait son honnêteté d’homme et le distingue des apprentis révolutionnaires qui prétendent imposer leur volonté à d’autres, dont ils ne savent rien, au nom de leurs propres pulsions qui ne les rendent pas plus dignes d’être au pouvoir. Non pas que Pasolini connaisse la vie bourgeoise, dont il se figure qu’elle est essentiellement le lieu de figures imitées, issues d’un moulage, léguées de génération en génération, sans qu’elles soient réellement désirées, expérimentées et consenties par la chair, alors qu’elle est essentiellement une vie de famille comme une autre, chacun ayant ses raisons, selon le mot renoirien Mais Pasolini affirme que tout changement doit venir de l’intérieur, doit être ressenti d’abord comme une nécessité dans la chair et dans les idées.

Quand l’émissaire disparaît, c’est comme si la mer s’était retirée d’un rivage : il ne reste rien. Mais il n’a lui-même rien détruit qui n’ait été déjà détruit par la société de consommation que Pasolini exécrait. L’écume, le vernis, des jours a été emporté et a révélé le vide de cette vie bourgeoise, comme dans le livre Mars de Fritz Zorn, où le protagoniste, élevé dans une famille de la haute bourgeoisie de Zurich qui forme un rempart vis-à-vis du monde extérieur, ne perçoit plus que du vide une fois sa prise de conscience survenue. Dans Théorème, chacun réagit différemment à ce vide béant révélé : la jeune fille, ayant perdu toute espérance, tombe dans un état de catatonie ; le jeune homme quitte la maison et devient peintre comme s’il voulait retrouver le visage du dieu enfui à travers l’art ; la mère, qui se croyait frigide, couche avec des jeunes gens à sa ressemblance comme si elle aussi cherchait à retrouver son visage, mais à travers son corps, à recouvrer un sentiment de plénitude ; le père obéit au message du Christ et se défait de toutes ses possessions, de tous biens, léguant son usine à ses ouvriers (scène qui ouvre le film). Selon une perspective nietzschéenne, ne restent donc pour les personnages que des pulsions, des volontés, plus ou moins avouables, plus ou moins contrôlables, que les devoirs assignés par la société bourgeoise tentaient auparavant de dissimuler. Bien que le père en arrive au stade où il se voit lui-même errant dans un désert, la seule qui a conservé quelque chose du passage de l’envoyé, c’est Emilia, la servante : l’émissaire lui a laissé la grâce, qui éclipse les pulsions, et elle fera quelques miracles (Laura Betti conservant toujours un regard fixe et insondable), guérissant un enfant malade, lévitant dans les cieux, selon une perspective tout à la fois chrétienne et ancrée dans l’idée, marxisante celle-là, que dans la lutte des classes, la grâce, pour autant qu’elle existe, ne peut venir que des prolétaires, les bourgeois ne pouvant plus recevoir le sacré du fait de leur mode de vie factice selon Pasolini. C’est là qu’il faut rechercher l’origine du titre, l’argument du film relevant d’un théorème : « et si un émissaire divin revenait chez les possédants… »

Pasolini filme sa parabole avec une frontalité caractéristique de son cinéma (déjà, c’est cette frontalité qui était frappante dans L’Evangile selon Saint Matthieu). Il n’y a pas, comme chez Fellini et Visconti, l’intercession de la beauté dans les images qui rachèterait le monde. Il n’y a pas non plus les liaisons, les digressions du récit, la vivacité de la langue et des gestes propre au cinéma italien. Il y a directement les images incarnées, réelles, comme vécues par Pasolini lui-même, qui filme ses personnages de près, comme s’il voulait écouter leurs confessions – d’ailleurs, les regards-caméra sont légions. C’est peut-être cette transparence, cette sollicitude paradoxale, qui fait que le film, quoiqu’on pense de ce qu’il raconte, distille une émotion poignante et inattendue étant donné les prémisses du récit, ne négligeant aucun personnage, le cinéaste faisant preuve de compassion vis-à-vis de tous les membres de sa famille comme son émissaire qui se donne à tous. Parallèlement au tournage du film, Pasolini fit de son récit un roman qui parut peu après. Le film fit scandale à sa sortie, recevant un prix à la Mostra de Venise décerné par l’Office catholique international du cinéma, qui fut ensuite retiré à la suite des protestations du Vatican et Pasolini fut même attaqué en justice, sans succès in fine quoiqu’il ait dû faire appel d’une première condamnation.

Strum

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7 commentaires pour Théorème de Pier Paolo Pasolini : révolution

  1. Mon dieu Strum, quel post 🙂 J’ai vu le film il n’y a pas très longtemps (l’an dernier je crois) et je suis passé complètement à côté des correspondances, des métaphores que tu mentionnes. Je vois ce que tu veux dire mais le film reste pour moi une œuvre abstruse, qui ne s’adresse pas à l’affect, un peu comme un de ces tableaux abstraits pour lesquels il faut un manifeste de cinquante pages pour comprendre ce que l’artiste a voulu dire.

    En tout cas merci pour ce post, cela éclaire un peu ma compréhension du film.

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    • Strum dit :

      De rien ! Il m’a semblé qu’on voyait ce que Pasolini voulait dire même si ce n’est pas un film facile en effet. J’ai trouvé que la dernière partie était assez émouvante et ne négligeait pas les « affects ». De Pasolini je préfère néanmoins L’Evangile selon Saint Matthieu.

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  2. Pascale dit :

    J’étais jeune quand je l’ai vu. Je n’ai jamais eu le « courage » de le revoir 🙂
    Mais après le sketch HILARANT et tellement bien vu de Guy Bedos, « Le film à la télé », je ne pourrai plus jamais le voir sérieusement. Je l’ai cherché sur Internet (le sketch) mais il a été supprimé par l’INA. J’espère que tu le connais.

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  3. Pascale dit :

    Ah c’est dommage. Dans mon souvenir ce sketch est un monument que ceux qui nont pas vu le film doivent moins bien comprendre tellement c’est le film, mais vu au premier degré…
    Il y a une phrase du style : le mec arrive, il nique toute la famille, le père, la mère, le fils, la fille
    la bonne, même le chien. Et il part. La mère couche avec tout le monde, le père laisse l’usine aux ouvriers, la fille court nue dans la colline, la bonne accomplit des miracles… Fin.
    Et il termine par : ce film a obtenu le Grand prix de l’office du film catholique 🙂

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