
Premier film de Pier Paolo Pasolini, Accattone (1961) raconte l’histoire d’un homme, d’un maquereau privé de conscience, qui vit des revenus gagnés par les prostituées qu’il exploite. En d’autres termes, c’est un exploiteur, un marchand de chair, qui prélève sur le corps des femmes une dîme propre à payer sa chaîne en or et ses jeux de cartes entre amis. Lui-même ne se perçoit pas ainsi. Vivant dans une banlieue déshéritée de Rome, au sein des Borgate, sans éducation, sans parents, sans avenir, sans amour, autre que celui qu’a dû lui porter son ancienne femme, et que lui portent encore les prostituées qu’ils emploie, il se croit obligé d’agir de cette façon. Pour vivre, il faut sortir ses griffes, clame-t-il. Ou le monde me tue, ou je tue le monde. Travailler, c’est donner son sang aux autres, et je ne veux pas vivre en esclave. Car Accattone ne veut pas travailler de ses propres mains sous la férule d’un autre : ce serait pour lui et ses camarades de désoeuvrement une honte et une renonciation. Une renonciation à quoi ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Un jour qu’il s’est décidé à travailler, Pasolini le filme à la fin de sa journée de labeur, épuisé d’avoir chargé un camion de cercles métalliques et murmurant par devers lui : « C’est Buchenwald ». Comparaison honteuse en soi mais qui montre bien ce qu’il manque à Accattone : une conscience de ce qu’il fait et ce qu’il dit. Sans doute n’est-il pas homme à supporter un dur labeur, et des efforts répétés. Mais c’est surtout un homme qui vit en dehors de la conscience de ses actes, en dehors de la société, en dehors de l’Histoire, en dehors de la Rome géographique et de la Rome légale, poursuivant une histoire qui vient du fond des âges et que Pasolini continue à raconter dans ce terrible et poignant premier film : l’histoire de la pauvreté subie sans conscience. Et c’est pourquoi Pasolini interrogera si souvent l’antiquité dans ses films : selon lui, cette periode n’est pas totalement close, du moins pour les plus démunis.
Dans son magnifique livre Le Christ s’est arrêté à Eboli, paru en 1945, Carlo Levi racontait cela à propos de la pauvreté des paysans de Lucanie, dans le sud de l’Italie : de l’autre côté des montagnes les séparant de Naples, esseulés dans un paysage de soleil ardent et d’argile blanchi, les paysans enduraient une pauvreté millénaire sans rien savoir du cours de l’Histoire, sans rien comprendre de la campagne d’Abyssinie dont leur rebattaient les oreilles les podestats fascistes des villages blancs. Ils étaient, raconte Levi, privés de toute conscience historique et individuelle, exclus de toute notion de progrès, en dehors de l’Histoire, laquelle n’était pas arrivée jusqu’à eux, le Christ s’étant métaphoriquement arrêté à Eboli sans les atteindre.
Pour Accattone, « mendiant » du nord, c’est toutes proportions gardées la même chose, il est hors de l’atteinte de la conscience, hors de l’atteinte de la compréhension de ce qu’il fait, en-dehors du temps historique et de l’avancée de la civilisation romaine, reproduisant peut-être le comportement de son père qu’il ne connait pas, de même que Stella (Franca Pasut) sera prête à reproduire le métier de prostituée de sa mère, et c’est pourquoi Pasolini ne condamne pas son personnage indigne, malgré la vilénie de ses actions, alors même qu’il vole ses femmes et son propre fils enfant. Mais cette exclusion de la conscience lui interdit toute rédemption. Plusieurs fois, Pasolini filme Accattone avec en arrière-plan, ici une croix, là une procession religieuse, ailleurs une église dédiée à Saint-François, le Saint de tous les pauvres italiens, et c’est comme pour nous dire que si Accattone tendait les bras, faisait un pas, peut-être qu’il pourrait être sauvé, c’est-à-dire prendre conscience de l’horreur et de l’irrationnalité de ses actes. Et vers la fin du film, on pourait croire un temps, à tort, que son amour pour Stella pourrait l’amener à faire ce pas. Mais cela lui est impossible.
Fellini, un ami proche de Pasolini à l’époque, qui l’avait emmené dans les banlieux déshéritées de Rome, a raconté dans certains de ses films des années 1950 l’irruption de la conscience chez ses personnages. La Strada, c’est une telle histoire, c’est l’histoire de la conscience qui naît chez Zampano lorsqu’il reconnait à la fin du film qu’il est un misérable ayant exploité une femme qui l’aimait. Cette rédemption ne sera pas accordée à Accattone car Pasolini, qui avait une vision pessimiste du monde moderne, ne croyait pas comme Fellini que la conscience puisse naître par les actes chez ceux qui ont été oubliés par l’Histoire et la société, ni ne puisse naître dans la société de consommation privée elle aussi de conscience selon lui, du moins pas sans aide extérieure, sans prise de conscience générale ; dans Théorème, la prise de conscience survenait d’ailleurs dans une famille bourgeoise à la suite de la visite d’un nouveau messie. Accattone n’en est pourtant pas si loin de cette conscience, de cette grâce qui lui échappe, au sens où il pressent inconsciemment qu’il fait le mal, et c’est pourquoi il arbore ce regard malheureux pendant tout le film, c’est pourquoi il ne se sent « bien » que quand la mort vient pour le délivrer enfin de la vie ; la mort, cette échappatoire quand on ne peut tuer le monde et quand on refuse d’être tué par lui. Son impression de liberté n’est qu’un leurre et sa vie de parasite ne le rend pas heureux – comment pourrait-il se contenter d’une telle vie ? Parfois, Accattone regarde songeur une procession religieuse qui passe, d’autre fois, on l’entend murmurer des prières à un dieu muet, et puis le voilà qui tombe amoureux d’une femme aux cheveux d’or et aux yeux candides, fleur issue des immondices qui travaille dans une décharge à ciel ouvert. Mais c’est plus fort que lui, il s’emploie à nouveau à la prostituer pour en tirer un profit, ce misérable. Il ne pourra pas, comme le Raskolnikov de Dostoïevski, trouver la rédemption grâce à l’amour d’une prostituée. A la fin du film, il essaie de travailler mais son corps à lui n’est pas aussi fort que celui des femmes qu’il exploite, et privé de la boussole de la conscience, il est comme un corps sans volonté pérenne, un corps soumis aux pulsions ancestrales, comme lorsqu’il se bat comme un chiffonnier dans la rue pour un rien, un mot malvenu qu’il ne comprend même pas. Et pourtant, il aura essayé, il commence même à rêver, à rêver à sa propre mort certes, dans une séquence annonciatrice à la fois de la fin du film et de la manière de cinéaste de Pasolini où s’estompe peu à peu la frontière entre réalité et rêve, prose et poésie. Il n’y a rien de poétique dans la vie de voyou d’Accattone, c’est la forme que choisit Pasolini pour raconter qui s’en approche parfois.
Pasolini et son chef opérateur Tonino Delli Colli filment dans une lumière claire, une lumière qui n’épargne rien ni personne, une lumière si forte qu’elle rend aveugle Accattone (joué par Franco Citti qui sera d’ailleurs Oedipe aux yeux crevés pour Pasolini), ce chemin de damné qui est une sorte de passion pour ce personnage de laissé-pour-compte. Comme dans L’Evangile Selon Saint-Matthieu qu’il tournera peu après, Pasolini convoque une musique sacrée pour raconter son histoire, celle de La Passion selon Saint-Matthieu de Bach dans une version au tempo très lent (celle magnifique de Klemperer?), qui scande la traversée par Accattone des différents cercles qui le rapprochent de l’enfer – toi, qui entre ici, abandonne tout espoir, disait Dante qui est cité, et cela aussi c’est une histoire éternelle. La mise en scène alterne, d’une part, les champs-contrechamps frontaux où les corps des voyoux, gras ou maigres, secoués par des rires d’enfants et des gestes de violence d’adultes abétis, s’emparent de l’écran, comme si Pasolini était captif de leur laideur, et, d’autre part, les travellings qui racontent les errances d’Accatone dans les ruelles poussiéreuses et embrassent, à l’arrière-plan, la ligne des maisonnettes et des HLM qui barrent l’horizon et interdisent tout espoir.
Strum
Magnifique texte….et merci d’avoir rappellé ‘le christ s’est arrêté à Eboli’…
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Merci ! Oui, c’est très bien, Le Christ s’est arrêté à Eboli !
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Mon cinéma reprend actuellement plusieurs films de Pasolini.
Je suis donc d’abord allée voir cet Accatone avec lequel je te trouve bien indulgent.
Le jeu des acteurs m’a été assez insupportable d’un bout à l’autre du film. Sauf Paul Citti qui s’en sort parfois pas trop mal avec son air de chien battu (et ses faux airs de Guy Bedos). Les autres ne font que hurler, s’agiter. Je n’avais même pas envie de leur dire de cesser d’être aussi cons tous ces garçons mais de se taire !!! Les filles ne sont pas mieux loties, toutes des putes agitées et qui hurlent elles aussi. L’attitude constamment voûtée de la naïve Stella est pénible aussi même si elle hurle moins que les autres. Et la mater dolorosa qui vit chez/avec Accatone, pénible.
Bref, je trouve que le réalisateur (mais je me trompe sans doute) est méprisant avec tout le monde, les hommes, les femmes, les pauvres et j’ai trouvé que tous ces acteurs qui jouent très mal (ou sont mal dirigés) avaient bien du mal à représenter la misère que Pasolini semble vouloir évoquer.
Je n’ai pas aimé l’utilisation de Bach et toutes les bondieuseries.
J’ai par contre été impressionnée par la lumière du film. C’est tout, c’est peu.
Je suis donc très déçue car du coup, j’hésite vraiment à voir les autres films que j’avais vus toute jeunette mais que je n’avais sans doute pas bien compris sans que ça me laisse cette sensation désagréable.
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C’est le jeu plus ou moins naturaliste d’acteurs qui n’étaient pas tous des acteurs professionnels à l’époque. « Méprisant », non, je ne crois pas. Au contraire, Pasolini filme sans condamner une certaine brutalité de comportements, un comportement sans conscience comme je le dis. Les « bondieuseries » dont tu parles d’une manière que je trouve en l’occurence assez « méprisante », je t’avoue que je ne sais pas ce que c’est dans ce contexte. Il y a des gens qui croient, c’est un fait, et l’Italie, a fortiori dans les années 1960, était un pays de traditions où l’on fêtait souvent les saints, avec les processions qui vont avec. Pasolini rend compte de cela et ne pas filmer ce que tu appelles des « bondieuseries » aurait été mentir sur ses propres croyances et sur la réalité de l’Italie. Sinon, La Passion selon Saint Matthieu de Bach est une des plus belles musiques du monde et je suis donc toujours heureux de son utilisation. Si tu n’as pas aimé le film, ne regarde pas les autres films de Pasolini en effet. Il n’y a aucune obligation bien sûr et chacun a ses propres goûts.
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Je te sens agacé par mon commentaire. Je l’ai déjà ressenti à plusieurs reprises en me disant que c’était une mauvaise interprétationde ma part.
De toute facon, tu ne me fais qu’exceptionnellement l’honneur de ta visite et cela fait longtemps que ça n’est pas arrivé alors qu’il me semble que les blogs génèrent en principe des visites réciproques.
Je peux comprendre que mes avis ne t’intéressent pas. Je m’abstiendrai donc dorénavant car je ne veux pas importuner.
Bonne continuation.
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Agacé, mais non. Je te réponds rapidement et de manière directe – comme toi tu dis les choses directement en ayant un avis, ce que j’apprécie – car je n’ai pas toujours le temps de mettre les formes. Ce serait dommage de mal prendre une réponse directe quand on est soi-même directe. En l’occurrence, je notais le paradoxe de taxer Pasolini d’être méprisant alors qu’il a vécu dans ces banlieues de Rome qu’il connaissait donc bien tout en parlant de « bondieuseries », terme qui me parait un peu méprisant. Si tes avis ne m’intéressaient pas, je n’y répondrais pas… si je te rends peu de visites, c’est que je croule sous le travail depuis plusieurs mois et j’éprouve beaucoup de peine à publier sur le blog – tu auras remarqué que mon rythme de publication a beaucoup baissé – et j’ai d’autant moins de temps pour les visites d’autres blogs, ce que je regrette – néanmoins, je te lis régulièrement.
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Bon, disons que j’ai mal interprété… de toute façon je préfère continuer à te lire car tu m’as fait découvrir de belles choses (et d’autres moins).
Je suis sans doute méprisante vis à vis des bondieuseries mais oui, j’ai du mal à comprendre que des gens intelligents puissent croire (en Dieu).
Mon petit fils de presque 9 ans est allé à un mariage religieux dernièrement. Il m’a dit : « qu’est-ce que j’ai entendu comme bêtises (je reste polie) ! » (pendant la messe… interminable bien sûr). J’ai failli applaudir 🙂
J’ai poursuivi ma découverte de Pasolini et l’ai finalement interrompue car vraiment, je ne comprends rien à ce cinéma. Notamment Salo auquel je n’ai RIEN compris quand on nous précise qu’il faut y voir une critique virulente du fascisme. Je me suis sentie sale en sortant de la salle.
Je n’en aurai donc vu que 4.
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Et puis si tout le monde était toujours d’accord, les discussions cinéphiliques finiraient par tourner en rond. Je n’ai pas vu Salo et je ne le verrai pas – je n’en vois pas l’interêt. Il y a quelques films de Pasolini que j’aime mais je ne le mets pas sur le même plan que les grands réalisateurs italiens.
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