Le Conformiste de Bernardo Bertolucci : passé, présent, instinct de survie

Adapté du roman d’Alberto Moravia, Le Conformiste (1970) est un film où les effets de lumière affectés de Vittorio Storaro et l’arbitraire du montage agacent au début, mais qui finit par émouvoir grâce à l’interprétation de Jean-Louis Trintignant et, surtout, l’idée de Bertolucci de donner des sentiments amoureux au personnage froid du roman. Le livre de Moravia, dans le sillage de L’Enfance d’un chef de Sartre, racontait de manière schématique, avec une écriture blanche et par trop explicative, l’itinéraire d’un fasciste sous Mussolini : Marcello Clerici, victime d’une agression pédophile enfant, se sentant différent du reste de ses camarades et craignant de devenir homosexuel, trouvait dans le fascisme le moule pouvant donner à sa vie une forme et une raison d’être. Devenir comme les autres fascistes, s’intégrer dans un mouvement exigeant que l’individu disparaisse au profit d’un ordre collectif, fut-il guidé par des principes immoraux et irrationnels, permettait à Marcello de ne se plus se demander qui il était.

Bertolucci raconte la même histoire, avec le même traumatisme d’enfance, mais avec des partis-pris qui changent la perspective du récit. D’abord, il fait de la journée de 1938 où les époux Quadri sont assassinés le point d’ancrage temporel et émotionnel du récit alors que le roman suivait une narration entièrement linéaire. Organisateur de l’assassinat des Qadri, Clerici se souvient dans sa voiture de son enfance, de ses parents, de son adhésion au parti fasciste, de cette femme médiocre qu’il a épousée sans l’aimer pour se conformer à l’ordre social. A la confusion de ses sentiments et de ses souvenirs, font écho les jump cuts du montage et les coquetteries de lumière de Storaro qui détournent plus d’une fois l’attention du spectateur. L’objectif de ces effets de lumière était sans doute de rendre compte de l’irrationalité du fascisme, de sa vision déformée de la réalité le rapprochant d’un mauvais rêve, d’un inconscient livré à lui-même, sauf que c’est la « normalité » du fascisme qui attirait Clerici, fascisme dont l’architecture par ses lignes et ses couleurs était autre que les configurations lumineuses complexes imaginées par Storaro, et l’on peut dès lors s’interroger sur l’intérêt de cette lumière théâtrale et ostentatoire, de ces angles de prise de vue baroques dans le premier tiers du récit. Dans une scène du film où Clerici et Qadri se souviennent d’un ancien cours de philosophie, les visions du fascisme sont comparées aux ombres projetées sur les murs dans le mythe de la Caverne de Platon, mais justement ces ombres ne sont pas bariolées.

Heureusement, une fois que le récit se stabilise, une fois que Clerici et sa femme Giulia (Stefania Sandrelli) arrivent à Paris, Storaro se fait plus discret, et le film prend enfin son essor pour deux raisons liées aux choix d’adaptation de Bertolucci : d’abord, Clerici tombe amoureux d’Anna (Dominique Sanda), la femme de Qadri, son ancien professeur de philosophie que le parti fasciste l’a chargé d’assassiner ; heureuse idée que cet amour absent du roman, qui suscite chez le mutique Clerici un dilemme entre amour et devoir, ou plutôt liberté de désirer et conformisme, dilemme qui se cristallise dans les gestes brusques et les regards fixes du personnage (à l’inverse du Clerici sans âme ni affect de Moravia). Ensuite, la médiocrité réelle de Giulia devient une sorte de candeur presqu’émouvante, qui se traduit par un comportement de mondaine exubérante, comme si elle était à la fois inconsciente des enjeux et en même temps consciente que quelque chose se trame, comme si les rires en cascades de Giulia masquaient une peur d’en savoir plus sur les activités secrètes de son mari. Perpétuellement ivre de joie, elle danse indifféremment avec Anna qui est lesbienne et essaie de la séduire, le professeur Qadri qui tente sa chance lui aussi et son mari mutique et lâche. Ce sont ces sentiments, faits de passions violentes et de craintes, ce chassé-croisé amoureux, qui font l’intérêt et l’ambiguité du film, et c’est parce que l’on est convaincu que Clerici est réellement épris d’Anna, que l’on regarde avec tant d’horreur la scène de l’assassinat du couple, à laquelle Clerici assiste immobile sans faire un geste : ici, le baroque de Storaro trouve enfin sa raison d’être et fait écho aux cris d’effroi d’Anna. Dominique Sanda apporte à cette dernière son enigmatique sourire et ses yeux d’eau, elle qui incarna la même année l’inoubliable Micol du Jardin des Finzi-Contini ; Bertolucci la filme comme fasciné, la déshabillant gratuitement dans une scène.

La fin où se perpétue l’homme conformiste, prêt à endosser un nouvel avatar pour survivre dans la nouvelle société qui va suivre la chute du régime fasciste, est une nouvelle et intéressante modification apportée au récit d’origine de Moravia, suggérant que l’histoire se poursuivra hors-champ et que chaque époque possède ses conformistes, parfois les mêmes recyclés dans d’autres rôles, Bertolucci établissant un lien avec le présent. Le conformisme est un instinct de survie non borné par le temps. Quel instinct, quelles blessures, guidaient les rares inflexions du visage immobile de Jean-Louis Trintignant, récemment disparu ? Il est ici remarquable, à la fois miroir qui reflète le regard des autres, et projection d’un désir impuissant. Musique de Georges Delerue qui renforce le coeur émotionnel du récit.

Strum

Cet article, publié dans Adaptation, Bertolucci (Bernardo), cinéma, cinéma européen, cinéma italien, critique de film, Littérature, Moravia (Alberto), est tagué , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour Le Conformiste de Bernardo Bertolucci : passé, présent, instinct de survie

  1. Merci pour ce post Strum, très intéressant. Je n’ai pas lu le roman mais la comparaison est éclairante (moins que la lumière de Storaro apparemment).

    Je n’ai pas lu le roman mais j’ai aussi vu le film il y a très longtemps, je me souviens d’un Trintignant impérial effectivement. Il faudrait que je le revoie.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s