Le Train de Pierre Granier-Deferre : une rencontre

Le Train (1973) est un beau film romanesque. Romanesque parce que c’est un film qui s’embarrasse assez peu de réalisme, qui n’en fait pas sa boussole, qui fait primer son histoire d’amour sur le fond historique du récit, celui de l’exode de mai 1940 après la catastrophe de la percée de Sédan par les forces allemandes. Beau parce que le récit, et en particulier sa chute, refuse l’esprit de résignation et de regret qui imprègne le livre de Simenon dont le film est tiré. Dans les livres de Simenon, on a souvent l’impression que les personnages ne peuvent faire autrement que de céder aux circonstances, au destin, ne peuvent s’empêcher d’agir, ou au contraire ne peuvent s’empêcher de ne pas agir. Dans son roman Le Train, Simenon racontait comment un réparateur de radio sans histoire vivait une brève histoire d’amour avec une femme rencontrée par hasard pendant l’exode et cet épisode était comme une parenthèse dans sa vie rangée de petit bourgeois qui n’aurait jamais pu quitter sa femme. Dans son film, Granier-Deferre trahit Simenon, pour le bonheur de son spectateur las de la grisaille et de l’esprit de résignation de Simenon, en imaginant que Julien Maroyeur (Jean-Louis Trintignant) va finalement tout sacrifier, femme et enfants, sécurité et confort, sa propre vie même pour cette femme qui lui est presqu’inconnue avec laquelle il n’aura passé que quelques jours.

Le film n’est pas sans imperfection, que ce soit sur le plan du récit, qui parfois s’enlise en compagnie des personnages secondaires du wagon, ou sur le plan de la mise en scène qui alterne de façon parfois un peu mécanique plans larges et plans ressérés, et dans son désir de raconter en reliant les images d’archives et les images fictionnelles du récit, Granier-Deferre a l’étrange idée d’un raccord de couleur douteux sur le plan du régime esthétique, où le noir et blanc des archives devient graduellement couleurs du film, ce qui semble vouloir mélanger ce qui ne peut l’être, le documentaire qui ne ment pas et le romanesque qui ment pour consoler le spectateur. Néanmoins, si l’on met de côté cet impair, Granier-Deferre peut compter sur deux atouts pour introduire cet esprit romanesque dans son récit : Romy Schneider et la musique de Philippe Sarde. Dans les années 1970, Schneider convoquait à chacune de ses apparitions un alliage paradoxal de beauté et de tragique. Son port altier et la pureté de ses traits la désignaient comme souveraine en son royaume, mais son regard triste et fixe démentait toute possibilité de bonheur ; l’écart entre cette beauté tranquille et cette tristesse cachée ouvrait un espace où résidait un mystère que le spectateur ne pouvait élucider. Granier-Deferre qui, à intervalle régulier, filme les paysages que traverse le train, parti-pris illustratif que l’on peut prendre superficiellement pour de « l’académisme » (pour autant que ce mot veuille dire quelque chose), alors qu’il s’agit toujours de romanesque, montre très bien le pouvoir de fascination de ce visage dans une scène où il se met à filmer en gros plan, en regard subjectif, se détachant dans la pénombre du wagon, le visage immobile de Schneider comme s’il s’agissait d’un paysage, plus exactement d’une falaise de marbre que la caméra descendrait. En un regard, Julien est pris, et le spectateur aussi. Et cela, c’est une très belle idée de mise en scène.

Le deuxième atout dans la manche de Granier-Deferre, c’est la musique de Philippe Sarde. A chaque fois que surgissent les images d’archives montrant les avions de la Luftwaffe ou les blindés de la Wehrmarcht fondre sur la France agonisante, cette musique retentit à grand renfort de violons, de cuivres et de percussions. On a pu là aussi faire à Granier-Deferre le reproche d’un mélange des genres comme s’il n’était pas possible de raconter un récit de guerre en le mettant en musique. Mais c’est ne pas voir, justement, que le romanesque du film est annoncé d’emblée par cette première séquence, prologue musicale autant qu’introduction historique, sans prendre le spectateur à revers par la suite. Le fond historique n’est ici qu’un contexte, voire qu’un prétexte, il s’agit de dire le pouvoir de fascination qu’une femme comme Anna, que joue Romy Schneider, peut avoir a priori sur un homme sans histoire comme Julien, que joue Trintignant ; il s’agit de faire se rencontrer Schneider et Trintignant et de les faire s’étreindre malgré les coups de boutoir de l’Histoire et des circonstances. Et cela, la musique l’a tout de suite annoncé au spectateur, qui attend donc à la fin que Julien se livre à cet acte d’amour fou pour cette femme si belle qu’il n’a vue que quelques jours, à savoir la revendiquer comme sienne en lui caressant le visage, comme étant à lui pour toujours cette femme juive allemande d’abord en fuite puis prisonnière, se livrant ainsi aux mains de la police veule de Vichy, une femme donc qui est l’exacte opposée de la silhoutte insignifiante au petit visage pâle du livre de Simenon. Et c’est pourquoi le spectateur est si content de cette fin magnifique, qui rachète les faiblesses du film, où l’amour fou l’emporte, où le visage éperdu de Schneider qui s’affaisse est si émouvant, où la douceur énigmatique de Trintignant contient l’écho de sa douleur, qui est maintenant enfouie ou libérée dans quelqu’autre monde avec son récent décès, et où retentissent si forts les violons de Philippe Sarde. Julien ne peut abandonner Anna à son sort même si cela signifie pour lui se perdre aussi. Simenon est trahi, son usant esprit de défaite refusé ? Oui, et c’est tant mieux. Les films romanesques français qui sont à la recherche de moments de beauté, fussent-ils comme ici réservés à quelque scènes, ne sont pas si légions que cela, car notre cinéma s’est parfois anémié à force de croire au seul pouvoir du réalisme et du prosaïsme ; défendons-les.

Strum

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15 commentaires pour Le Train de Pierre Granier-Deferre : une rencontre

  1. lorenztradfin dit :

    Ton passage sur les « paysages » me dit qu’il faudrait que je revisionne ce film…

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  2. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Un des plus beaux rôles de Romy, magnifique du début à la fin : tout se passe dans un regard, un geste suspendu, une nuque frémissante, un sourire hésitant. Et quelle fin bouleversante. J’ai versé beaucoup de larmes tellement j’ai été submergée par l’émotion. La médiocrité des sentiments du roman de Simenon cède la place à la grandeur d’âme. Le réalisateur s’est inspiré « librement » du roman (clin d’œil au film Le jardin des Finzi-Contini) et je n’avais qu’une seule envie, le remercier de ce beau cadeau, tant cette fin rachète toutes les petites maladresses du film. Merci pour ce beau billet, Strum, c’est toujours un plaisir de te lire. Et petit hommage en passant à Jean-Louis Trintignant. Quel beau couple ils forment à l’écran.

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle, cela fait plaisir d’avoir de tes nouvelles ! J’espère que tout va bien pour toi. J’avoue que j’ai versé une larme à la fin également. C’est vrai qu’ils forment un « beau » couple – beau, on y revient ! 🙂

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  3. 100tinelle dit :

    ohlala, j’ai abusé de l’adjectif beau dans mon commentaire, désolée. Mais quand je relis la fin de ton billet, ce n’est pas sans doute un hasard non plus : « Les films romanesques français qui sont à la recherche de moments de beauté, fussent-ils comme ici réservés à quelque scènes, ne sont pas si légions que cela, car notre cinéma s’est parfois anémié à force de croire au seul pouvoir du réalisme et du prosaïsme ; défendons-les. » Tout est dit 🙂

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  4. Bourdier dit :

    Merci pour cette analyse d’un film qui eut un succès populaire plus que de critiques. Je partage le point de vue sur le romanesque mais pas celui sur les pseudos imperfections. Car l’inscription volontaire dans l’image des archives, des paysages français, des personnages secondaires (peut-être saisis à grands traits comme des esquisses de caractères) ancrent plus encore cette histoire entre deux êtres qui se rencontrent dans une réalité particulière.

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    • Strum dit :

      Avec plaisir, merci pour votre commentaire. C’est vrai mais disons que sur le plan de la mise en scène, le film est sans génie, ni grandes inspirations mise à part les quelques scènes que je cite. Mais ça reste un bien beau film et la perfection n’existe pas de toute façon.

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  5. Salut Strum, très beau ton passage sur Romy, c’est exactement ça.

    Je n’ai pas vu le film donc je ne peux pas te dire ce que j’en pense mais cela donne envie (cela dit la simple présence de Romy donne envie en ce qui me concerne)

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  6. Pascale dit :

    Ah je suis d’accord, les histoires annexes (Régine, Marquand, Biraud) sont en trop ou au moins pas bien intéressantes : ça a l’air tellement cool d’être dans ce train… Par contre l’idée géniale et consolatoire est d’avoir permis à deux « voyageurs » de vivre une parenthèse enchantée dans ces moments de pure horreur. Je ne me souvenais plus qu’il y avait des passages documentaires. J’ai revu le film à la mort de Trintignant.
    Le moment où il découvre le visage parfait, triste de Romy assise au fond du wagon est un moment de bonheur cinéphile. Une image, un instant qu’on ne peut oublier.
    Et cette fin que j’avais oubliée… où Trintignant sacrifie tout pour cet instant fugace, éternel et suspendu. Quand il part, j’ai cru qu’il partait. J’avais oublié aussi qu’il se retourne et revient caresser ce visage dignement implorant, résigné. Pour moi ce n’est pas la revendiquer comme sienne mais la rassurer, la consoler, lui dire « je suis là, je t’ai toujours aimée » et tout abandonner pour ce geste.
    Romy la parfaite, les violons de Philippe Sarde, le sourire de Trintignant :

    Le doux Granier Deferre, une « gomme » 🙂

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    • Strum dit :

      Il la revendique « sienne », comme étant sa « femme », face à la police de Vichy puisque juste avant il avait fait mine de l’ignorer. La fin est assurément ce qu’il y a de mieux dans le film.

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  7. princecranoir dit :

    Je suis loin d’être un fanatique de l’œuvre de Granier-Deferre, et je ne le compte assurément pas parmi le plus inspiré des adaptateurs de Simenon. Néanmoins, revenant de la très belle exposition Romy Schneider à la Cinémathèque de Paris, il me vient le puissant désir de voir ce film qui compte parmi ceux que l’actrice a voulu tourner comme pour exorciser cette période trouble qui la renvoie à son vécu familial. Je crois en revanche que, sur les cinq films qu’elle a tournés se situant durant la seconde guerre mondiale, « le vieux fusil » reste le plus fort.

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    • Strum dit :

      Je dois confesser n’avoir jamais vu Le Vieux fusil. Je le verrai sûrement un jour, mais j’appréhende la dureté du film et comme j’aime beaucoup Romy Schneider, je n’aime pas en général, les film où son personnage est maltraité. Je te conseille sans hésiter le film de Granier- Deferre. Romy Schneider y est fantastique et je trouve le film bien plus émouvant que le livre de Simenon – mais je n’ai jamais été grand amateur de ce dernier, et de sa vision du monde résignée. Merci de ta visite !

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