
Le critique de cinéma, qui regarde des films dans un fauteuil et les commente immobile, est sans doute mal placé pour donner des leçons de moral aux metteurs en scène, car c’est dans l’action que s’éprouve la morale. Le travers critique consistant à juger un metteur en scène sur un plan moral, consciemment ou inconsciemment, n’est pourtant pas rare – et je ne suis pas le dernier à y céder. Il est tentant de succomber à cette tentation devant certains films d’Arnaud Desplechin, qui parait revendiquer le droit d’utiliser comme matériaux de base de ses films certains aspects de sa vie. Pourtant, cette revendication du cinéaste n’autorise nullement le critique à prendre pour argent comptant ce qu’il nous montre dans Frère et soeur (2022). Si la vie réelle de l’artiste peut être le point de départ de son inspiration, celui-ci se trouve toujours transformé, fondu avec d’autres éléments, d’autres sources artistiques, dans l’oeuvre créée. Dès lors, ce n’est pas parce qu’Arnaud Desplechin a une soeur écrivaine dans la réalité (situation proche, quoiqu’inversée, de celle du film) que Frère et soeur rend compte de manière précise de ses relations avec sa soeur et peut être réduit à une sorte de réglement de compte. Ce serait bien trop schématique ; un film n’est pas un livre ouvert, lequel n’existe du reste pas non plus ; réalité et fiction ne se confondent pas. Seul importe donc la question de savoir si les diverses sources d’inspiration de Desplechin se sont intégrées sans heurt dans le chaudron du film. Je n’en suis pas certain et le sentiment d’un ressassement par rapport aux oeuvres passées l’emporte.
Frère et soeur (2022) évoque à nouveau des relations conflictuelles au sein d’une fratrie, et plus précisément la relation d’amour et de haine qui unit Alice (Marion Cotillard) et Louis Vuillard (Melvil Poupaud), lequel s’est exilé dans les Pyrénées, s’est exclu du cercle familial. Alice et Louis sont contraints de se revoir après un accident de la route de leurs parents. Les Vuillard, un frère banni dont la compagne se prénomme Faunia, une soeur qui ne veut plus voir son frère, un personnage qui tombe, des retrouvailles liées aux problèmes de santé des parents : Frère et soeur est presqu’un remake d’ Un Conte de Noël, une variation sur ce même thème de la haine familiale (« Comment je me suis disputé« , motto de toute l’oeuvre), à ceci près que le film choral s’est rétréci, a perdu ses ailes, malgré cette séquence empruntée au Alice de Woody Allen où Louis s’envole dans les airs. Dans Un Conte de Noël, l’intégration des influences artistiques et mythologiques dans le récit était harmonieuse ; le personnage du frère banni, joué par Mathieu Amalric, était mi-Héphaistos, mi-bouffon shakespearien, mi-pythie grecque. Les causes de la haine résidaient dans cet ailleurs mythologique et on ne les questionnait pas. Dans Frère et soeur, Desplechin parait hésiter, du moins m’a-t-il semblé, entre l’idée que la haine entre frère et soeur a ses racines dans l’ailleurs du mythe ou de la religion, et l’idée qu’il faut lui chercher une cause psychologique. Car Alice le dit elle-même : si elle hait Louis, c’est parce que ce dernier est devenu un écrivain célébré. En d’autres termes, sa haine a des causes psychologiques explicitées par le dialogue : c’est la jalousie de l’artiste narcissique qui ne supporte pas que la lumière soit jetée sur un autre, fut-il de la même famille, au nom peut-être de cette autre idée, malfaisante celle-là, qu’une famille est comme le lieu d’un théâtre où chacun jouerait un rôle devant l’autre, l’enfant jouant devant les parents le rôle assigné, lesquels finiraient dans le pire des cas par privilégier un enfant sur un autre. En retour, la rancoeur de Louis (car de son côté, ce n’est pas de la haine, autre nuance importante), provient du fait qu’Alice n’est même pas venu voir son enfant avant sa mort tragique. Alors Louis est parti, justement parce que de son côté, il aime trop sa soeur pour accepter que la haine le consume. Alors il préfère ne pas la voir. Est-ce lacheté de son part ? Oui et non. Oui lorsqu’il s’en prend à l’enfant de sa soeur lorsqu’il le rencontre dans une librairie, tournant vers lui cette exaspération qu’il n’ose pas retourner contre elle ; non, car il espère toujours la réconciliation et est prêt à accepter tout ce qu’elle lui dicte, et ce que lui dictent les parents, pour y parvenir.
Une jalousie d’artiste qui pose les trétaux d’une haine fratricide : l’idée aurait pu donner lieu à un autre film, assez passionnant, mais il aurait fallu au scénario le Joseph L. Mankiewicz de Eve, qui abordait les rivalités artistiques dans le milieu du théâtre. Au lieu de cela, Desplechin et sa scénariste semblent faire le pari que cette haine peut disparaitre presque comme par magie, du moins sans que sa disparition fasse l’objet d’une explication répondant à la confession d’Alice, bref le pari que les deux signes négatifs représentés par Alice et Louis peuvent soudain former un plus, conformément à un principe mathématique et philosophique bien connu. La haine serait un irrationnel dénué de forme, une nuée, un principe gazeux, sujet à la dissipation dès que l’on souffle dessus, ou plus précisément qui s’efface dès que son désir n’a plus d’objet. Dans la scène de réconciliation du film où le frère et la soeur se retrouvent au café, Alice dit « pardon » et ce mot, qui fait sans doute écho au « je te hais » du passé semble pensé comme devant suffire à la résolution de la haine. Ce mot de « pardon » est très beau naturellement et pour sortir de la haine, il faut effectivement pardonner, ou plus exactement oublier. Mais puisque le film nous avait préalablement indiqué que la haine avait des causes psychologiques, le spectateur étonné de cette résolution soudaine imposée en hâte par le scénario, se retrouve contraint de rechercher une autre explication à cette réconciliation. Il n’en trouvera pas d’autre à mon avis que la mort des parents : une fois disparu le regard des parents, le frère et la soeur peuvent se réconcilier. Ils ne sont plus exposés sur une scène de théâtre avec les parents qui regardent, ils sont libérés de ce regard qui peut-être a pesé sur eux. Mais cette « explication » n’est qu’une supputation qui peut laisser un peu sceptique ; scepticisme qui grandit dans la scène un peu pochade qui suit, celle où Alice et Louis couchent ensemble dans un grand lit comme ils auraient pu le faire enfants. Même si cette haine résidait surtout chez Alice, on a du mal à croire à cette scène de lit presque joyeuse, quasi-incestueuse, qui prétend effacer soudain une décennie de mésentente. C’est la difficulté des signes négatifs appliqués aux comportements, hors le champ abstrait des mathématiques et de la philosophie : une fois que l’on est entré trop profondément dans le territoire du négatif, il devient difficile d’en sortir sans ressentiment ou sans mémoire, comme lavé du passé. Si le jeu de Marion Cotillard a du mal à convaincre, c’est donc peut-être parce que son personnage est parfois difficile à défendre, parce qu’il n’est écrit que partiellement. A cette aune, l’épilogue où elle séjourne en Afrique, nouveau départ ou renouveau supposé, est comme l’aveu d’une impuissance à résoudre le noeud de l’intrigue. Le noeud n’est pas vraiment défait, il semble juste ignoré.
Le talent de Desplechin a longtemps été de faire croire, grâce à sa science du rythme cinématogragphie, que l’arbitraire du scénariste était l’expression de la liberté des personnages alors même que c’est toujours la même famille, les Vuillard, qui font l’objet de ces passions destructrices, comme si elle était maudite. Ici, malgré la recette qui demeure en apparence inchangée, on croit moins que par le passé à ce que le cinéaste nous montre, quand bien même l’art du rythme de Desplechin, qui passe par sa maitrise du montage, demeurerait intact, ce qui permet au film de ne jamais ennuyer son spectateur. Peut-être que manque aussi l’art du rythme propre à Mathieu Amalric, auquel Melvil Poupaud ne peut tout à fait suppléer. Ou peut-être est-ce la mémoire du spectateur qui est en cause. Qui dit talent intact dit l’espérance d’un retour à meilleure fortune pour la suite.
Strum
Un film assez creux et décevant. Et puis de nombreuses scènes invraisemblables. Une hystérie fatiguante. Les références à Woody Allen sont les seules choses intéressantes du film.
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Le film a du rythme mais effectivement, certaines scène ne sont pas très plausibles.
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Pas vu et je ne suis pas trop fan de Desplechin sauf pour Roubaix, un film qui est un OVNI dans sa filmographie que j’ai beaucoup aimé. Ton post ne donne pas trop envie, je me ferais peut-être violence si il sort à Londres et que je n’ai rien d’autre à voir.
Et merci pour le premier paragraphe de ton post auquel je souscris à 100%
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Merci à toi ! Je ne te conseillerais pas le film, a fortiori si tu n’es pas trop amateur de Desplechin en effet. Il vaut mieux voir ses premiers films, les meilleurs.
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Hello Strum ! Une belle analyse détaillée, « à la Strum », qui ne m’incitera toutefois pas à courir pour rattraper le film. Je voulais le voir, au moins pour Poupaud et subsidairement pour Timsit, mais ce que j’en ai lu jusqu’ici m’a plutôt découragé. Un jour, peut-être, lors d’une reprise ou en DVD…
Je connais encore très mal Desplechin. Je regarderai sans doute « Trois souvenirs de ma jeunesse » un jour ou l’autre et il est possible que je choisisse de voir aussi « Rois et reine », dont on m’a dit du bien ? Tu aurais d’autres films à conseiller à un quasi-débutant comme moi ? 🙂
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Hello Martin, merci ! Oui, je te conseillerais Roi et reine pour débuter. Ou alors Comment je me suis disputé, même si je l’ai vu il y a plus longtemps.
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Le rôle de Marion Cotillard est effectivement difficilement défendable et on la sent perdue face à ce personnage antipathique et opaque. Jusqu’à cette scène (honteuse non ?) où elle va soigner son hystérie et son mal être au fin fond de la misère africaine. Je n’ai pas aimé cela DU TOUT. Au nom de la morale peut-être mais tant pis.
J’ai eu du mal à m’expliquer cette haine. Melvil Poupaud s’en sort mieux. Peut-être parce qu’il hait moins.
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Disons que la fin maladroite en Afrique témoigne d’un manque d’inspiration et d’une difficulté à finir le film.
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