Le Désert des Tartares de Valerio Zurlini : au-delà de la frontière

L’inéluctable fuite du temps, la vie comme erreur, la solitude étreignant son héros : voici ce dont parle Dino Buzzati dans son roman métaphorique Le Désert des Tartares. Il est à la fois compréhensible et paradoxal que Valério Zurlini se soit attelé à la difficile tâche d’en réaliser l’adaptation cinématographique en 1976. Compréhensible : les héros de Zurlini sont des êtres solitaires comme les personnages de Buzzati ; paradoxal : Zurlini est un cinéaste attentif aux relations entre les êtres, qui en fait les mobiles des actions humaines (il en est ainsi dans les très beaux La Fille à la valise et Le Professeur), alors que prédominent chez Buzzati une impuissance existentielle, une ironie teintée d’amertume.

Prenez la première partie du Désert des Tartares. On connait les prémisses du récit, les mêmes que celles du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, faux livre jumeau : le lieutenant Giovanni Drogo, frais émoulu de son école d’officiers, est affecté au fort Bastiani, aux confins d’un pays indéterminé. Le fort marque la frontière qui sépare le pays du Royaume du nord et surplombe une immense étendue rocailleuse et muette : le désert des Tartares du titre. C’est une « frontière morte » affirme le Capitaine Ortiz, avec lequel Drogo se liera d’affection, où rien ne s’est passé depuis des décennies, où nulle menace ne plane, tant et si bien que le fort ne servirait à rien. Dès son arrivée, Drogo annonce qu’il veut repartir car il désire une affectation qui lui permette d’avancer dans sa carrière militaire.

Dans le livre, Drogo renonce à ce départ en raison de sa fascination pour le désert incommensurable et insondable qui s’étend au-delà de la frontière et d’où pourrait surgir un jour l’ennemi. Le Capitaine Ortiz n’a-t-il pas vu autrefois quelque chose se mouvoir au loin ? C’est cette espérance que quelque chose va advenir dans son existence, qui l’enclave dans le piège d’ocre que recèle le vieux fort. Buzzati décrit les rêves de Drogo, nous donne accès à ses pensées, à son for intérieur, et suggère l’idée que la force inconnue qui l’empêche de retourner en ville réside en réalité en lui, comme un destin qui déciderait de son sort à son insu.

Dans le film aussi, Drogo reste au fort, mais pour une autre raison si l’on en croit les images : par solidarité avec les autres soldats, en raison des sentiments d’affection qu’il leur porte déjà, ce que Zurlini montre par son découpage au moment décisif où Drogo renonce à utiliser le certificat médical de complaisance qu’a rédigé le médecin du fort : les visages anxieux des autres soldats regardant Drogo font office de contrechamp et l’empêchent de décider librement de son avenir. C’est bien dans la manière de Zurlini d’expliquer la marche du monde par les rapports humains et les sentiments. Drogo n’est pas vraiment seul comme chez Buzzati, il est prisonnier du fort avec les autres. Là réside un monde à part, un decorum étranger à la vie véritable et répondant à son propre réglement militaire absurde, qui contraindra un garde à abattre un camarade ne connaissant pas le mot de passe requis pour entrer dans la forteresse.

Cette description de soldats prisonniers des apparences, cette dimension anti-militariste du récit, c’est ce que Zurlini réussit le mieux. Le lieu de tournage y contribue puisque le cinéaste a pu tourner son film en Iran, dans la très impressionnante Citadelle de Bam dont les murs ocres, qui se découpent sur l’horizon des montagnes et le vaste ciel, semblent dissimuler quelque secret antédiluvien oublié des hommes. La musique d’Ennio Morricone, les couleurs pleines de la photographie de Luciano Tovoli, rehaussent l’attrait de ce paysage dont la grandeur écrase l’individu. Dans le roman, la forteresse est a contrario un tout petit fort dont l’exiguité oblige Drogo à rentrer en lui-même. Le jour, il est plongé dans ses pensées, la nuit assailli par ses rêves, et ce sont ses réflexions qui confèrent au livre son caratère métaphorique, Buzzati nous mettant en garde de ne pas rêver sa vie pour ne pas passer à côté d’elle. Le choix de Zurlini d’en rester à la surface du récit, de le raconter par les images et à travers les relations entre les personnages, son pari surtout de ne pas recourir à la voix off alors qu’elle aurait été si utile ici, nous ferment le chemin des pensées de Drogo. Dès lors, le film peine à montrer l’écoulement du temps, nous prépare moins bien à la chute du récit que ne le fait le livre. Et si son caractère absurde est conservé, puisque l’ennemi arrive au crépuscule de la vie de Drogo, quand il est trop tard pour lui, cette chute n’a pas le caractère réflexif et métaphorique qu’elle possède dans le livre qui est comme un conte sur les illusions de la vie, à l’instar du K., la plus célèbre des nouvelles de Buzzati où un homme fuit toute sa vie la mer qu’il aimait en raison d’une croyance fausse en un conte de marin.

Drogo est joué par le regretté Jacques Perrin, qui posséda longtemps un visage extraordinairement juvénile, comme prisonnier lui aussi des illusions de la jeunesse. Malgré les limites du film, c’est un visage idoine pour illustrer le destin de Drogo, qui n’a pas vécu parce qu’il a trop longtemps cru à un rêve : même un visage ne voulant pas vieillir n’est pas épargné par l’écoulement du temps à l’extérieur de la forteresse. La distribution est complétée par une pleiade d’acteurs célèbres, véritable who’s who (Gassman, Max Von Sydow, Trintignant, Noiret, Helmut Griem, Fernando Rey, Laurent Terzieff), comme on en trouvait souvent dans ces co-productions franco-italiennes des années 1970.

Strum

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2 commentaires pour Le Désert des Tartares de Valerio Zurlini : au-delà de la frontière

  1. J’ai adoré le livre de Buzzati qui est une référence absolue en littérature pour moi. Je n’ai pas vu le film (je n’ai vu aucun film de Zurlini, c’est probablement une lacune qu’il faudrait que je comble).

    J’admire et en même temps je désapprouve les réalisateurs qui veulent porter à l’écran des livres impossibles, il faut admettre que le texte peut certains effets que l’image ne peut pas et finalement, il vaut mieux en rester au livre.

    La distribution donne envie et … la citadelle de Bam ?? Celle qui a été détruite par un tremblement de terre. Ca aussi ça donne envie.

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    • Strum dit :

      Oui, de Zurlini, il y a quelques très beaux films à voir (La Fille à la valise, le Professeur, Journal intime, été violent). Celui-ci est moins bien que les autres, mais est à voir en particulier pour un amateur de Buzzati même si tu seras forcément déçu. La forteresse de Bam : en effet, celle qui a été partiellement détruite : dans le film, ça a l’air vraiment extraordinaire et on se croirait quasiment sur une autre planète par moment.

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