Bigamie d’Ida Lupino : trois personnages

Tout homme a plusieurs vies. Mais elles sont successives, se suivent dans le temps, au gré des changements qu’apporte l’existence. Mener deux vies en même temps, simultanément, l’une plus ou moins officielle, l’autre plus ou moins clandestine, est une toute autre affaire, faisant de l’existence une suite de tiraillements et de regrets. C’est ce qui arrive à Harry dans Bigamie (1953), sous la caméra attentive d’Ida Lupino. Comédienne dans les films noirs de Walsh qui l’ont révélée, elle eut une très estimable carrière de réalisatrice à partir de 1949, elle qui fut la seule femme réalisatrice enregistrée à la Guilde des réalisateurs à cette époque. Ce très beau film l’atteste : la brièveté de sa carrière cinématographique n’est pas due à une absence de talent. Elle scrute au contraire avec beaucoup de compassion les visages de ses trois personnages principaux, qui forment un triangle amoureux d’un genre particulier. Harry a épousé deux femmes, chacune ignorante de l’existence de l’autre : Eve à Los Angeles, qui co-dirige avec lui une entreprise de congélation ; Phyllis à San Francisco, avec laquelle il a un enfant. Inextricable situation, qui heurte les « lois morales de la société » dira un juge.

Juge, Ida Lupino ne veut pas l’être ; elle n’entend pas condamner Harry. Au film noir qu’elle connaît bien, elle emprunte ses ombres, son enquêteur obstiné, sa musique menaçante, et sa structure narrative remontant le fil du récit, dont la majeure partie est occupée par un flashback, Harry relatant son histoire au responsable d’un institut d’adoption. Dans Les Tueurs de Siodmak, c’était Edmond O’Brien l’enquêteur, cette fois il est l’objet de l’enquête, le bigame par qui le scandale arrive. Son histoire est celle d’un homme seul, qui a l’impression de marcher à côté de sa vie, de disparaitre de sa propre existence, et qui finit par être pris dans un engrenage. Racontons : représentant de commerce, Harry démarche des clients à Los Angeles tandis que sa femme Eve (Joan Fontaine) gère leur entreprise à San Francisco. Eve y met tant de coeur, s’avère si douée pour les affaires, que l’entreprise prospère, au point de remplacer pour elle à la fois son mari et son désir d’enfant – car le couple n’en a pas. Harry s’étiole à San Francisco, se sentant de plus en plus inutile, de plus en plus en dehors de sa propre vie. Nul homme ne peut, sans regimber, se dissoudre définitivement. S’il est rejeté de sa vie en un lieu, alors il transportera sa vie ailleurs, ou plutôt en fabriquera une autre, plantera d’autres racines. C’est ce qui advient ici, et c’est ce qu’Ida Lupino montre par une image, comme tout metteur en scène de valeur : la silhouette d’Harry se reflétant dans les vitrines de magasins alors qu’il longe une rue. Il commence à se dédoubler, à devenir deux hommes, ce qui annonce la suite : il rencontre Phyllis (Ida Lupino elle-même), une femme blessée, aussi seule que lui, serveuse dans un restaurant chinois, avec laquelle il se lie. Et ce qui n’est au départ que la consolation innocente de deux coeurs solitaires, devient pour Harry un impératif moral, lorsqu’à la suite d’une nuit de faiblesse, Phyllis tombe enceinte. Lorsqu’il l’apprend, au lieu de s’enfuir, au lieu d’abandonner sa maitresse, comme l’auraient fait la plupart des individus dans une telle situation, il décide de l’épouser, pour lui donner un toit, à elle et son fils, pour la sauver du malheur et de l’opprobre. Il convoque les liens du mariage, sanctifiés par la société des années 1950, pour sortir Phyllis de son statut de femme clandestine. Il n’est pas question pour Harry d’avoir une double vie, avec un endroit officiel, en haut de la société, et un envers insalubre et inconnu, en bas.

Il lui reste alors, pense-t-il, à annoncer à Eve qu’il veut divorcer. Mais c’est le moment où celle-ci redevient tendre, ranime ses désirs d’enfant, réclame l’épaule protecteur de son mari car elle vient de perdre son père. Le moment aussi où elle avoue s’être égarée trop longtemps dans le travail et vouloir retrouver une vie avec lui, en adoptant un enfant. Là aussi, pour ne pas lui faire de mal, il sursoit à sa décision de tout lui avouer. La situation s’éternise, la double vie avec ses deux endroits se poursuit, rendant Harry misérable, jusqu’à ce que l’enquêteur de l’institution sollicitée par Eve et Harry pour adopter un enfant découvre la vérité. Comment se sortir de l’inextricable une fois que la situation s’est figée ? S’il choisit une de ses deux vies, Harry fera le malheur d’une femme. Sauver une personne, n’est pas toujours sauver l’humanité tout entière, c’est parfois en condamner une autre. Terrible vérité qui rendait fou le Prince Mychkine dans L’Idiot, incapable de choisir entre Nastassia, Aglaïa, Rogojine. Bien que les moyens du film noir soient utilisés, des moyens ici modestes, budget de série B oblige, il n’y a pas de fatalité, de destin niché dans les ombres du film, tout naît des décisions prises par George, qui auraient pu décider autrement. C’est ce qui surprend l’enquêteur de l’institut car il sait Harry seul responsable de la situation. Lupino le montre par une autre image : Harry au sommet d’une rue en pente qu’il semble prêt à dégringoler. Plus dure sera la chute.

Ida Lupino rend justice à chacun de ses trois personnages, n’en délaisse aucun, même si l’on peut trouver particulièrement émouvant le personnage qu’elle joue, cette Phyllis aux yeux tristes qui ne réclame rien pour elle-même et qu’Harry aime justement pour cela. Il n’y a pas de regard qui condamne Harry, il n’y a que de la compassion, même dans les yeux consternés de l’enquêteur, même dans le visage immobile du juge qui a le dernier mot : Harry n’est pas un mauvais homme, et c’est autant par faiblesse que par bonté qu’il a refusé d’abandonner Phyllis. Pour que certains soient heureux, il faut que d’autres soient malheureux : c’est là le vrai scandale, accepté comme une nécessité par la société. Phyllis ne réclamait pas le bonheur. Elle était prête à rester un passager clandestin, à élever son fils seule et dans l’opprobre. En l’épousant contre toute attente, Harry fait sortir son existence clandestine de l’ombre, il éclaire ce que la société veut cacher, il fait remonter à la surface une femme habituellement sacrifiée. Ce dialogue entre la morale d’Harry et les « lois morales de la société » fait un des intérêts du film. Ida Lupino l’examine avec précision et clarté, mais jamais elle n’en fait une dialectique nécessitant un dépassement, ne donne l’avantage à un côté par rapport à l’autre. En s’opposant aux « lois morales de la société », Harry s’est exposé à bien plus qu’une sentence d’un tribunal, dit le juge, signifiant que la morale d’un individu ne sera tolérée que pour autant qu’elle ne remette pas en cause les fondements de la société, qui acceptent les maîtresses mais non deux mariages simultanés. Pourtant, Ida Lupino ne tranche pas, comme l’enquêteur qui ne veut pas « serrer la main » d’Harry mais lui souhaite en même temps « bonne chance ». Et le plus beau, c’est que cette indulgence du regard se retrouve aussi dans les yeux des deux femmes, même si c’est sans doute Phyllis qui pourra pardonner. On aurait aimé qu’Ida Lupino réalise davantage de films pour faire valoir ce regard indulgent. Hollywood ne le permit pas.

Strum

PS : on peut découvrir le film en replay sur ArteTV jusqu’au 7 juillet 2023.

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L’Ours et la poupée de Michel Deville : femme de tête

C’est une sorte de version française de L’Impossible Mr. Bébé de Hawks, auquel Michel Deville et sa scénariste Nina Companeez empruntent plusieurs idées, plusieurs motifs : une femme riche et en apparence écervelée qui pourchasse un violoncelliste à lunettes carrées dont elle est tombée amoureuse ; un accident de voiture lors de leur première rencontre ; un chien qui s’en mêle et cherche avec eux dans le jardin l’objet désiré, un os de brontosaure chez Hawks, une clé de voiture ici ; l’homme qui devient femme un instant ; la vitalité du découpage aussi, qui lorgne du côté de Hawks, la rigueur des cadrages en moins.

Ce que Michel Deville et Nina Companeez ajoutent à Hawks cependant, dans ce film charmant et insouciant, né d’une époque moins inquiète que la nôtre, c’est une sensibilité française particulière. D’abord, un marivaudage où c’est la femme qui prend les initiatives, marivaudage féminin qui précède historiquement le féminisme de la screwball comedy américaine, mais que l’on a en définitive assez peu vu dans le cinéma français. Cela s’aperçoit dans les répliques entre Bardot et Cassel, qui tournent autour du pot, et dans la situation de chacun des personnages, Félicia (Bardot) vivant entourée de ses anciens maris et de ses nouveaux prétendants qu’elle mène à la baguette, Gaspard (Cassel) étant séparé de sa femme.

Ensuite, une satire du mâle français, qui se distingue de son collègue américain par un type de vanité particulière. Dans L’Impossible Mr. Bébé, le personnage de Cary Grant essaie tant bien que mal d’exister face à la tornade Susan Vance, mais le fait qu’elle mène le jeu et porte la culotte ne semble pas porter atteinte outre mesure à l’idée qu’il se fait de sa virilité (idée qui est pour ainsi dire inexistante car au fond le sujet ne l’inquiète pas), la richesse de Susan lui octroyant des passe-droits dans la société américaine. Dans L’Ours et la poupée, au contraire, Gaspard tient à son statut d’ours puisqu’il le revendique et s’en attribue le titre. Il tient à ses charentaises, à sa maison de campagne à l’écart de la ville, à sa manière libre d’élever ses enfants. Bref, à sa tranquillité d’homme qui prétend se défendre contre les assauts de cette demoiselle trop jolie et trop entreprenante à son goût. Il prend les assiduités de Félicia comme une atteinte à son statut d’homme, qu’il défend par plusieurs moyens : le flegme et le sarcasme, le recours au réconfort de la musique, l’exercice physique, se figurant que couper du bois dans la remise à trois heures du matin est une image de virilité.

Une scène du film où Félicia se déguise en homme pour dénoncer leurs prérogatives et l’inégalité des sexes, et où Gaspard se prête au jeu d’incarner une femme, montre que les rapports entre l’homme et la femme à l’aube des années 1970 est le vrai sujet du film. Cette séquence de jeu de rôles où Bardot arbore une casquette fait penser à la Nouvelle Vague dont Deville fut contemporain. Une fois que Gaspard a compris qu’il tombait amoureux, au lieu de reconnaitre la supériorité de Félicia, il réclame son statut d’homme décidant pour la femme, se donnant du courage en chantant à tue-tête du Rossini dans son jardin. Félicia a alors l’intelligence de jouer le jeu de la femme pourchassée, c’est-à-dire qu’elle fait mine de fuir en laissant Gaspard croire qu’il prend les devants, flattant ce faisant sa vanité de mâle français. D’où cette fin où Gaspard a désormais l’air sûr de son fait et de ses désirs, pourchassant Félicia sur la route et dans les champs. En réalité, c’est elle qui n’a cessé de décider des choses pendant tout le film, faisant valoir ses attraits charnels bien sûr, Bardot oblige, mais mimant aussi la bétise, l’ivresse et la faiblesse pour susciter chez Gaspard l’illusion de son rôle protecteur, ce que Deville montre par certains gros plans sur le visage conspirant de Bardot. Gaspard joue à l’ours parce qu’il a peur de ne pas en être un vrai, tandis que Félicia joue à la poupée car elle est sûr, par son intelligence et sa fausse candeur, de ne pas en être une véritable.

Pour finir, les rapports entre Félicia et Gaspard sont autant envisagés sous l’angle de la différence de richesse (la Rolls contre la 2CV) que sous celui de la différence entre la ville et ses fêtes yéyé, où vit Félicia, et la campagne silencieuse, où vit Gaspard, pays des vaches et des fleurs, césure un peu tranchée que permet la satire. Cette différence est surlignée par une musique envahissante, c’est-à-dire systématique dès que l’on passe d’un territoire à un autre. Ce n’est pas gênant pour la campagne, car on y joue du Rossini, ça l’est plus pour la ville, où sévit un rock yéyé français agaçant mais marqueur lui aussi de l’époque. Un film enjoué, qui ne vaut certes pas son modèle américain sur un plan cinématographique, mais qui se laisse voir non sans plaisir. Et puis cette éphémère bulle temporelle a le mérite de la brièveté, conservant sa vitalité jusqu’à son terme. Jean-Paul Belmondo et Catherine Deneuve avaient été pressentis pour les rôles de Jean-Pierre Cassel et Brigitte Bardot.

Strum

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La Romancière, le film et le heureux hasard de Hong Sang-soo : rencontres blanchâtres

On ne peut parler de ce film sans évoquer d’abord ce qui le caractérise esthétiquement : sa photographie surexposée et blanchâtre où les extérieurs semblent avalés par une grande étendue blanche, brûlée à la chaux. C’est particulièrement frappant quand Hong Sang-soo filme ses longues séquences dialoguées à partir d’un intérieur où les personnages sont attablés au premier ou au second plan et où le monde extérieur se dissout dans un vide blanc à l’arrière-plan. Soit un plein et un vide (que remplissent les dialogues). Cette photographie surexposée parait bien ingrate, bien laide – que cela soit voulu ou que cela tienne au budget – et prive le monde extérieur de toute beauté, à l’exception de l’épilogue en couleurs, d’une grâce subite mais fragile.

Seuls subsistent les personnages, et en premier lieu, une romancière en panne d’inspiration, qui ne peut plus écrire. Venue de Séoul retrouver une ancienne amie devenue libraire, elle est pleine de colère, en particulier contre ce metteur en scène qu’elle rencontre par hasard et qui, autrefois, l’a trahie. Une nouvelle coïncidence lui fait rencontrer une célèbre actrice, retirée de la scène, et il lui vient alors l’idée de mettre en scène un court métrage avec elle. Un troisième hasard survient : la romancière revoit un ancien compagnon de beuverie poète avec qui elle eut une aventure. C’est le passé qui resurgit pour lui venir en aide. Mais exhumer des souvenirs ne suffit pas, cela ne fait au contraire que raviver de vieilles rancoeurs, dont la romancière n’arrive pas à se défaire. Est-ce pour cela qu’elle ne peut plus écrire et qu’elle est tombée dans la solitude ? Ce qu’il faut retrouver, c’est l’espoir, la vigueur, la pureté du monde, dans le jaillissement de la première fois, faire comme si tout recommençait, recommencement qui est un des motifs principaux du cinéaste. Hélas, ici, il n’y a pas de recommencement du récit ou de récit dédoublé, et ce qui faisait le charme de ses autres films, un jeu fictionnel concurrençant le réel, semble absent, la narration étant linéaire, quoique bien construite. Les personnages ne cessent de parler de « pureté » et de « charisme », précisément parce que la pureté ne se laisse pas capturer par des mots. La romancière n’y arrive plus.

Réinjecter de la vie dans la page blanche des images, voilà le but qu’elle s’est assignée en filmant son court-métrage. C’est peut-être cette page blanche qu’est censée représentée cette photographie à la chaux, qui m’a tant gêné. La beauté renaîtra quelques minutes dans l’épilogue, à travers les couleurs d’un bouquet de fleurs et dans le visage radieux de la compagne du réalisateur, Kim Min-hee. C’est trop peu, c’est trop tard, c’est presqu’un autre film qui devrait commencer alors, mais qui ne commence pas car celui-ci s’achève. On a trop attendu ce renouveau printanier, aussi beau et tendre soit-il. Un petit cru dans la filmographie de Hong Sang-soo, où l’économie inhérente à son cinéma trouve ses limites, même si c’est un anneau d’une chaîne autrement plus solide. Rien de grave : sans doute aimerais-je le prochain Hong Sang-soo que je verrai.

Strum

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Alice de Woody Allen : fausses merveilles et pas de côté

Alice : le nom évoque invariablement la petite fille dont Lewis Carrol racontait les aventures au pays des merveilles, le pays du nonsense, que l’auteur anglais opposait à la « terne réalité ». Il y a bien quelques merveilles dans Alice (1990) de Woody Allen – grâce à un docteur chinois dispensateur d’herbes magiques – mais elles ne représentent pas une fuite hors du réel comme chez Carrol. Elles éclairent au contraire la vie d’Alice d’une lumière crue, elles dissipent ses illusions de bonheur et lui font voir que la vie l’a dupée – à moins qu’elle ne se soit dupée elle-même.

Vivant dans un appartement fastueux de l’Upper East Side avec un mari fortuné, Alice passe ses journées de femme au foyer dans un monde factice : séance de gym avec son coach, tournée de magasins de luxe, mise en pli chez le coiffeur, échange de potins avec ses amies tout aussi désoeuvrées qu’elle. Tout ici respire le luxe et la superficialité, au point que le grief fait un temps à Woody Allen de ne s’intéresser qu’à la haute bourgeoisie de l’Upper East Side pourrait sembler au départ justifié. Mais Allen a toujours un temps d’avance sur ses détracteurs, ayant déjà intégré leurs critiques dans ses scénarios. Le mal au dos d’Alice est le signe de la fausseté de sa vie, et le premier indice, avec le faste, donné au spectateur des intentions satiriques du cinéaste. Le pays des merveilles ici, c’est l’Upper East Side et ses conventions hypocrites, ses intolérances et ses secrets d’alcôve, et tout le mouvement du film va consister en un dessillement progressif du regard d’Alice, qui va percer à jour, peu à peu, les apparences de sa vie, passant d’un pays de fausses merveilles à la réalité, soit un cheminement inverse de celui imaginé par Carrol.

Cela passe par un pas de côté. Il suffit d’un simple décalage pour voir les choses sous un autre éclairage. Alice doit se dédoubler pour se voir de l’extérieur, opération de dédoublement du regard opérée par les herbes magiques du Dr Yang : une première herbe fait resurgir des désir éteints, une deuxième la rend invisible (ce qui fait qu’elle peut voir les autres autrement que sous le couvert de la représentation sociale), une troisième fait réapparaitre son passé sous la forme du fantôme de son ancien amour avec lequel elle survole la ville (convoquant ainsi la mémoire de sa jeunesse, qu’il suffisait de retrouver sous les couches accumulées du temps). Elle est si candide et empotée dans ses tenues rouges et sages (c’est sans doute le reproche que l’on peut faire au film, candeur enfantine accentuée par le jeu de Mia Farrow), qu’il faudra bien plusieurs herbes magiques, plusieurs péripéties fantaisistes, pour qu’elle prenne conscience de l’indifférence et des infidélités de son mari, pour qu’elle comprenne qu’elle vit au pays des apparences, et pour retrouver un sens à sa vie. Pour qu’elle apprenne, enfin, à mener une vie normale avec ses enfants, en laissant derrière elle les fausses merveilles qui ne servent que l’idole du luxe, en devenant enfin visible à ses propres yeux, et aux yeux de ses enfants, et non plus la femme doublement invisible du film. Mais avant qu’Alice ne s’émancipe définitivement, Woody Allen trouvera le moyen de nous rappeler quel génie comique il est dans une scène hilarante où les dernières herbes du Dr Yang, un philtre d’amour, sont mélangées par erreur au punch d’une soirée et consommées par les invités de sexe masculin, qui n’ont dès lors d’yeux et de paroles enfiévrées que pour la prude héroïne, encerclée d’un nombre toujours croissant de prétendants se disputant ses faveurs.

Tout cela est amené si facilement par Woody Allen, avec une telle liberté dans la narration, une telle élégance dans la mise en scène – puisque l’accompagne ici le chef opérateur Carlo Di Palma et ses mouvements de caméra gracieux qui illuminaient Hannah et ses soeurs – que tout parait simple dans ce film, qui se revoit avec beaucoup d’agrément et peu d’efforts. Or, simple, ce cinéma ne l’est pas, puisqu’il n’y a qu’un seul Woody Allen, du moins celui de l’âge d’or des années 1977 – 1997. Un pas de côté, rien n’est plus simple aussi, mais encore faut-il en avoir l’idée.

Strum

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Retour à Séoul de Davy Chou : seule

Retour à Séoul de Davy Chou raconte le retour en Corée du Sud d’une jeune française à la recherche de ses parents biologiques. Mais un tel retour est en réalité impossible. Adoptée à seulement quelques mois, « Freddie » ne peut recouvrer des souvenirs dont elle a été privée, ne peut reconstituer les évènements d’une enfance coréenne qui lui a été volée, ne peut reprendre le cours d’une vie en Corée du Sud dont elle a été arrachée. Elle est condamnée à demeurer dans la condition d’une éternelle exilée.

Tout ce qu’elle peut espérer, c’est raviver les sensations enfouies de la première enfance qui existent quelque part dans le hors temps de sa conscience ; nul souvenir ne peut la réconforter. C’est pourquoi ce film, dont on ne sait pas toujours où il nous emmène, est tout entier fait de sensations, est à la recherche de sensations, visuelles et surtout musicales, la bande son étant particulièrement réussie. Il n’y a pour ainsi dire pas d’intrigue : Freddie retrouve son père, revient plusieurs fois en Corée du Sud dans l’espoir de rencontrer sa mère qui ne répond pas aux demandes du centre d’adoption, le récit se composant de trois actes, trois segments temporels se déployant sur une période de 7 ans, où l’on observe l’évolution de Freddie. C’est une jeune femme agressive, rétive, difficile à aimer pour le spectateur, qui prétend contrôler les évènements et la vie des autres, pour compenser ce que la vie lui a ôté. Freddie n’est jamais plus heureuse que lorsqu’elle dirige les autres, ainsi dans cette scène de bar où elle assemble d’autorité un groupe de jeunes sud-coréens autour d’une table. Et même lorsqu’elle danse, dans une scène pleine d’énergie, elle s’abandonne moins au rythme de la musique qu’elle ne dicte au lieu et aux plans la loi de son corps. Si elle rejette si violemment son père adoptif, ce n’est pas par esprit de vengeance, c’est parce qu’elle est incapable de contrôler cet homme meurtri, car il se sait coupable, qui ne se conforme pas à ses désirs.

Mais prétendre contrôler autrui revient à s’enfermer toujours plus dans la solitude, dans la condition de l’éternelle exilée. Le spectateur s’en rend compte lorsque Freddie blesse son petit ami français d’un terrible « je peux te faire disparaitre d’un claquement de doigt« . Ce qu’elle prend pour l’assouvissement d’une volonté de puissance est en réalité un terrible aveu de faiblesse, que révèle l’épilogue. C’est lorsqu’elle est irrémédiablement seule que Freddie se trouve définitivement heureuse – du moins le croit-elle. Soumise aux lois indifférentes d’une nature vaste mais hostile, Freddie a éliminé d’un claquement de doigt tout son entourage. Mais ce claquement de doigt est illusoire : elle ne pourra jamais éliminer son passé, ni sa condition d’exilée, de déracinée. Et pour « choisir ses touches », encore faut-il y avoir accès (touches du piano ou interraction avec les autres). Il lui reste encore à planter ses racines quelque part, si elle le peut vraiment. Cette recherche d’une mémoire des sensations fait le prix de ce film en forme de portrait (car le spectateur en reçoit sa part) mais en marque aussi les bornes. Excellente interprétation de Park Ji-min.

Strum

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Tar de Todd Field : la roche tarpéienne est proche du Capitole

Tar est un film – portrait, comme l’attestent de manière assez littérale, au début du film, les plans de couture d’un costume sur mesure. Le portrait en est de Lydia Tar, une cheffe d’orchestre parvenue à la force du poignet au sommet de sa profession, dont le film va raconter la chute. Depuis au moins la Rome antique, on sait que la roche tarpéienne est proche du Capitole, que celui qui réussit peut tomber de son piédestal à tout moment et même être précipité dans les limbes. Tar raconte donc une histoire mille fois vue, mille fois traitée par Hollywood, qui n’aime rien tant que de se pencher sur ceux qui se hissent au sommet ou en chutent, et ce parfois dans le même film.

Le fait que Lydia Tar soit une femme lesbienne, mariée à la première violoniste de l’orchestre de Berlin, et en même temps accusée d’abus de pouvoir, poussant même une ancienne élève au suicide, peut bien donner aux récits les allures d’une oeuvre dans l’air du temps, mais un film ne se réduit ni à son sujet, ni à son contexte – quand bien même celui-ci serait décrit avec dextérité comme ici. Il n’y a en réalité rien de nouveau sous le soleil, le film démontrant simplement que l’attrait du pouvoir n’établit pas de distinction entre les deux sexes, entre le masculin et le féminin. La même voracité gouverne les relations humaines, les mêmes procédés s’appliquent, les mêmes chausse-trapes existent, pour qui veut se hisser au sommet, qu’il soit homme ou femme, bien que la société ait toujours rendu cela plus difficile pour les femmes, du moins jusqu’à présent. Lydia Tar va être victime de cette même absence de scrupules, la sienne, qui a permis sa propre réussite. Elle est le reflet d’un monde qui se mire en elle, le précipité d’un processus de sélection qui favorise les plus ambitieux. Ce n’est pas l’identité qui importe, ce que Tar explique à un étudiant de la Juilliard School confit dans ses préjugés : on doit être jugé en fonction de ses actes et de son travail, non de ses racines et de ses croyances. Le film a le mérite de rappeler cette évidence, parfois remise en cause par les dérives du « wokisme » aujourd’hui.

Assouvir ses désirs, c’est ce qui caractérise le plus Lydia Tar, avec cette haute intelligence qui prête à qui en a conscience des moyens de contrôle sur les autres, et qui va souvent de pair avec l’exigence – envers soi-même, envers les autres. On retrouve un même désir de contrôle ou de maîtrise dans l’agencement du récit, puisque Todd Field construit son film avec une méthode et une rigueur qui prétendent exclure toute fêlure, toute fissure par où le spectateur pourrait s’introduire pour questionner les affirmations du film ou participer à sa réflexion. Une première partie, prodigue de longues séquences dialoguées, mais très intéressante sur un plan musicologique (le contexte que j’évoquais plus haut), nous présente Tar et son monde. Une seconde partie active les éléments de l’écheveau qui provoqueront sa perte, tous déjà en germe, tous résultant des actes passés ou en cours de Tar. C’est elle qui a placé ses rapports avec les musiciens sous le signe de la brutalité et de l’exigence, et en même temps elle qui déroge aux « règles du jeu » qu’elle affirme défendre en élisant les musiciennes pour lesquelles elle ressent du désir – abus de pouvoir caractéristique. Cette violoncelliste russe sans scrupules qui la manipule, qui se venge peut-être de ses actions passées, est une autre elle-même. « A-t-elle une conscience« , interroge-t-elle ? Mais la question est rhétorique car le film nous donne la réponse : Tar n’aimerait que la musique, dont elle est le serviteur, et c’est la musique qui cause sa solitude.

Le film est bien mené et bien agencé, et impressionne par le glacis formel dont il s’entoure. Mais bien qu’il laisse à bon escient certaines des causes de la chute de Tar dans l’ombre, il éclaire par trop la surface du visage dur et fermé de son personnage titre, sans donner la possibilité à son spectateur d’essayer de comprendre qui est vraiment Lydia Tar, et pourquoi elle vit pour exercer un pouvoir sur la musique dont elle est à la fois la maitresse et l’esclave (esclave à n’en plus pouvoir dormir car la musique et ses sons va jusqu’à s’introduire dans son inconscient). C’est ce sentiment d’un contrôle permanent exercé par Todd Field sur son récit et sur Tar qui borne le film et empêche le spectateur rétif au contrôle d’y pénétrer par ses propres moyens et de se laisser porter par les images. La musique, disait Leonard Bernstein, cité par le film, c’est ce qui peut exprimer un sentiment que les mots eux-mêmes – et donc la raison – ne peuvent exprimer. Paradoxalement, le film manque de cette musique-là, de cette liberté-là. Reste l’interprétation de Cate Blanchett, actrice reine-mère à la voix profonde, qui est ici de presque tous les plans. Elle est capable comme personne aujourd’hui de faire voir la dureté du diamant et le feu d’une passion grâce au foyer brûlant de ses yeux. Nina Hoss et Noémie Merlant, elles-mêmes excellentes actrices, sont éclipsées par l’intensité de ce foyer. On ne s’inquiétera pas pour le sort de Tar malgré sa chute vertigineuse. Comme l’affirme le film, « les crocodiles survivent toujours« .

Strum

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Les Pionniers de la Western Union de Fritz Lang : un sursis

Chez Fritz Lang, l’homme qui a été marqué par le destin ne peut y échapper, comme si le cinéaste lui attribuait un « signe » reconnaissable, pareil à celui de Caïn. Mais cet homme peut espérer bénéficier d’un sursis s’il le mérite. C’est ce qui arrive à Vance Shaw (Randolph Scott) dans Les Pionniers de la Western Union (1941), deuxième western réalisé par Fritz Lang. Hors-la-loi en fuite, Shaw sauve la vie d’Edward Creighton, ingénieur à la Western Union en charge du déploiement d’une des premières lignes télégraphiques de l’Ouest américain, entre Omaha et Salt Lake City. Cette bonne action lui est rendue lorsque Creighton fait plus tard de lui, en connaissance de cause, l’un des hommes clés de son expédition, qui doit traverser une contrée désertique et des territoires indiens. Mais le passé de Shaw reste tapi dans l’ombre, prêt à lui faire payer le tribut de sa précédente vie de bandit, qu’il entend désormais renier.

Les Pionniers de la Western Union n’est pas un western langien à la façon de L’Ange des Maudits, où Lang s’appropriait totalement le genre pour lui substituer son monde de somnambules et d’obsédés, avec ses saloons semblables à des brasseries berlinoises. On peut même dire que pendant la première partie du film, celle du sursis ou de la rémission, Lang n’est presque plus lui-même, faisant certes valoir la rigueur et l’économie narratives qui lui sont propres, mais injectant dans son histoire des scènes humoristiques fort réussies dont le réalisateur n’est pas coutumier. Passé le prologue, cette première partie tourne autour de la relation qui se noue entre Shaw, Richard Blake, un Pied-Tendre venu de l’Est, et Sue, la soeur de Creighton, qui travaille aussi à la Western Union. Une relation bâtie sur une estime réciproque, où la compétition entre les deux hommes amoureux de la même femme reste bon enfant et ne tourne pas à l’aigre, au contraire de ce que l’on pourra observer dans La Captive aux yeux clairs de Hawks, où l’attirance des deux héros pour la prisonnière indienne brisait leur amitié, sur fond de rivalité mimétique. La première partie du film est à cet égard très plaisante. Lang peut compter sur le scénario de Robert Carson et la belle photographie en technicolor d’Edward Cronjager qui embrasse les paysages de l’Ouest américain.

Ce qui va faire la différence entre Shaw et Blake, c’est leur passé, et donc leur destin, c’est le « signe » que porte Shaw sur son front, qui fut hors-la-loi avec son frère. De manière caractéristique, Lang ne s’intéresse pas tellement à Edward Creighton, personnage historique qui compte parmi les grands pionniers de l’Ouest américain, sinon pour en tracer le portrait d’un homme dur au mal et d’une certaine noblesse de coeur et d’esprit. Et s’il prête quelques qualités au pied-tendre Blake, c’est bien à Shaw, l’ancien bandit, que vont ses suffrages, puisque c’est lui que choisit la belle Sue. Choix malheureux qui va à l’encontre de la marche du temps représenté par la mission civilisatrice de la Western Union, car Sue donne sans le savoir son coeur à celui qui représente l’ancien temps des hors-la-loi : l’un des thèmes majeurs de Lang rencontre ici l’un des thèmes majeurs du western.

On peut trouver que le dernier quart du récit est raconté de manière précipitée, lorsque le passé resurgit devant Shaw, incarné par son frère bandit ; dès lors, la chute manque de force dramatique. Sans doute fallait-il éviter une trop grande rupture de ton avec la partie bon enfant qui précédait. Néanmoins, ce western reste de la belle ouvrage. On n’en attend pas moins d’un film de Fritz Lang. Interprétation sobre et efficace du quatuor Randolph Scott, Robert Young, Dean Jagger et Virginia Gilmore.

Strum

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Nope de Jordan Peele : le monstre et la fiction

Quelques mots brefs et tardifs sur Nope (2022), film de monstre aux allures d’allégorie sur les exploités d’Hollywood. Eventons d’emblée le mystère (ceux qui n’ont pas vu le film et voudraient le préserver ne liront pas plus loin) : Jordan Peele y juxtapose l’histoire d’un chimpanzé massacrant des acteurs sur un plateau de télévision en 1998 et celle d’une créature extra-terrestre dissimulée dans un nuage au-dessus d’un ranch isolé, prédateur dévorant des humains. Il fait de ses héros OJ et Em Haywood les descendants du mystérieux jockey noir figurant sur les photogrammes animés d’Edweard Muybridge, ancêtres du cinéma, qui montrent un cheval au galop. Allégation qui relève de la fiction – le jockey de Muybridge n’a jamais pu être identifié – mais qui permet d’établir le rapprochement suivant : ce jockey noir a été effacé des mémoires, tout comme sont oblitérés, oubliés, écartés d’Hollywood les pionniers du début, la famille afro-américaine Haywood qui dresse des chevaux, ou encore l’américano-coréen Jupe qui prétend domestiquer le monstre pour en faire le clou d’un spectacle de foire au fond d’une Californie poussiéreuse.

Il y a ainsi constamment deux niveaux de récits qui se chevauchent, le récit principal du monstre domestiqué qui se révolte et dévore ceux qui prétendaient l’exploiter, et la dimension allégorique de l’ensemble que semble revendiquer Peele à travers le système d’échos de son intrigue. Le film n’est pas exempt de scènes chocs relevant du genre de l’horreur, et lorsque Peele nous fait voir le tube digestif du monstre où hurlent les victimes, on est saisi d’effroi – heureux par la suite de ne pas devoir subir la même vision. Mais il ménage aussi, sertis dans l’atmosphère mystérieuse de l’ensemble, des temps d’attente et de latence, qui permettent au spectateur de remarquer les similitudes existantes entre la révolte du chimpanzé exploité et la révolte du monstre volant dont Jupe a prétendu faire un spectacle payant. De voir que les Haywood, maltraités par l’industrie du cinéma, ne pensent à leur tour qu’à vendre aux plus offrants les clichés du monstre ailé, une fois qu’ils ont découvert sa présence au-dessus de leur ranch. Les yeux levés, chacun ne pense qu’aux pièces qui pourraient tomber du ciel si le ciel le veut bien, c’est-à-dire si l’on est suffisamment commerçant pour le mettre en vente avec tout ce qu’il contient – et les pièces tombent effectivement du ciel, mais elles apportent la mort, comme l’apprend le vieil Haywood. Chacun se veut prédateur de l’autre, pour ne pas en être victime, et de crainte qu’à l’espoir du gain ne se substitue la terreur de l’aspiration par le monstre. La grande réussite de ce film impressionnant – le chef opérateur Hoyte van Hoytema a le sens de l’espace – provient de cet équilibre jamais pris en défaut qu’il trouve entre le spectacle et la dénonciation du spectacle. Cerise sur le gâteau : le monstre est très réussi et ne déçoit pas lorsqu’il sort de son nuage pour un affrontement en forme de duel westernien. On peut imaginer toutes sortes d’origine à ce monstre, pour faire écho à l’imagination du réalisateur, y compris celui de représenter un impensé d’Hollywood, à la façon de l’inconscient libéré de ses chaînes dans Planète interdite.

Strum

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The Fabelmans de Steven Spielberg : le garçon à la caméra

Film semi-autobiographique, The Fabelmans (2022) est moins l’histoire du divorce de ses parents que celle de Steven Spielberg se découvrant cinéaste, à travers son alter ego Sammy Fabelman, dont on suit le parcours initiatique de 7 à 17 ans. Ce n’est pas le récit d’une séparation, contrairement à ce que l’on pourrait se figurer, mais celui d’une réunion : la réunion d’un garçon et de sa caméra, qui devient l’instrument à travers lequel il aperçoit le monde, instaurant entre lui et la vie, lui et les êtres, un écran de protection derrière lequel il peut dissimuler ses peurs, ses angoisses, ses émotions. Jamais Spielberg ne s’est autant livré que dans ce film splendide, pudique et mélancolique, où il avoue se cacher derrière les images de ses films pour vivre. Le désir de dévoilement et l’entreprise de dissimulation, l’image qui protège et révèle en même temps, les parents ressuscités qui reviennent d’outre-tombe pour dire un dernier adieu, tout s’entremèle ici, à la lueur inaugurale des neuf bougies de Hanouka allumées par Burt Fabelman au début du film, dans une scène où l’alternance dans le montage entre chaque bougie allumée et chaque pellicule ou chaque wagon (c’est la même chose) manipulée par le petit Sammy, 7 ans, établit une équivalence entre la fête religieuse et le cinéma, miracle de la lumière lui aussi.

Au départ, c’est pour conjurer la peur de la catastrophe que Sammy devient cinéaste. La scène de l’accident ferroviaire de Sous le plus grand chapiteau du monde (1952) de Cecil B. De Mille, découvert au cinéma avec ses parents, l’a terrorisé. Il la revoit et l’entend sans trève dans sa tête, si bien que sa mère Mitzi lui donne la caméra 8mm de son père Burt – dans une scène réminiscente de la naissance de la conscience de l’enfant-robot dans A.I. Intelligence artificielle – pour qu’il puisse reconstituer l’accident avec un train miniature, le filmer, et le revoir sur écran, afin de l’extirper de son for intérieur et le mettre à bonne distance, en lui attribuant les bornes rassurantes d’un écran dans le monde extérieur. Pouvoir substituer aux coups du monde réel un contrôle sur les images, voici le véritable miracle de la lumière, plus sûr et plus quotidien que les fêtes religieuses et que les dîners de famille où surviennent des dissensions. Le montage du film l’a dit : le cinéma pour Sammy, c’est comme si les bougies de Hanouka brûlaient, brillaient, éclairaient le monde en permanence, sur le fond noirci des jours. L’enfance de Sammy, c’est le contraire des 400 coups de Truffaut, le contraire d’Armaggedon Time de James Gray où les enfants agissent et remettent en cause le monde. Grâce à la caméra qui lui permet de contrôler les images, Sammy laisse les coups advenir à l’extérieur, au-delà de l’écran ; lui est à l’intérieur, du bon côté de l’écran qui le protège, et ce n’est jamais lui, enfant craintif, qui commet ces coups-là, si l’on excepte les dégradations occasionnelles qu’il fait subir à l’appartement familial lors du tournage de ses petits films avec ses soeurs.

Y a-t-il autre chose que l’accident ferroviaire de Sous le plus grand chapiteau du monde dont Sammy voudrait se protéger ? Sans doute de ce « quelque chose qui ne tourne pas rond » dans sa famille, presqu’itinérante puisqu’elle voyage d’Est en Ouest au cours du film, du New Jersey à la Californie, en passant par l’Arizona, au gré des promotions professionnelles du père. Sa mère Mitzy, femme au foyer, est fantasque et imprévisible, malheureuse de ne pas avoir pu devenir la pianiste concertiste qu’elle voulait être ; son père Burt, ingénieur informaticien, est paisible et monotone, honnête et consciencieux, voulant tout expliquer par les mots et les exposés scientifiques dont il est prodigue ; et puis il y a un troisième adulte qui est toujours là, « Oncle Benny », le « meilleur ami », qui écoute Burt et fait rire Mitzi. Il y a quelque chose de Jules et Jim dans cet étrange trio, mais où l’un des membres serait dans le déni, à moins que le père ne sache déjà tout et ne veuille pas le montrer de peur de perdre irrémédiablement sa femme. Ils partagent à trois des éclats de joie, des rires maladroits, dont on ne sait s’ils sont vrais ou artificiels (ce qui rend quelques scènes incertaines, forcées en apparence), sans doute les deux à la fois, rires et partages propres à dissimuler une vérité que Sammy va découvrir grâce au cinéma, dans une scène bouleversante où il monte un film de camping, sommet du film, où l’écho de la révélation se trouve amplifié par l’Adagio d’un concerto de Bach. Dans cette scène, les mouvements de caméra circulaires pourraient faire penser à la scène de révélation de Blow Out de De Palma, mais seulement indirectement, car ce qui compte dans cette scène, ce sont les variations de lumière autour de l’oeil de Sammy, tour à tour fermé et ouvert par un faisceau lumineux.

De manière générale, et comme toujours chez Spielberg, ce sont les images qui importent ici, plutôt que les mots et les formules, dont le caractère conventionnel (« chaque chose arrive pour une raison« , « la culpabilité est une émotion gachée« ) pourrait faire croire à un film prosaïque et timide dans ce qu’il raconte alors qu’il n’en est rien. Le langage du film est un langage uniquement visuel, car c’est ainsi que Spielberg, de concert avec Sammy, communique ses émotions. Cinq images, qui en disent plus long que le défilement des jours, plus long que les répliques, vont donner durant le film la mesure de cette manière d’appréhender le monde. Il y a bien sûr l’image de l’adultère de la mère adorée, la mère libre et insaisissable, feu follet dansant à moitié nue sous les phares d’une voiture dans la séquence du camping, adultère dont la révélation intervient lors de la séquence de montage déjà mentionnée. L’image même qui était censée protéger Sammy du monde le blesse alors au coeur, et il lui faut reprendre le contrôle de sa vie, en l’extirpant du coeur, en réfractant son pouvoir en direction de sa mère : incapable de lui dire qu’il connait son secret, il confie cette tâche au film qu’il a monté à partir de ses gestes interdits, qu’il lui projette dans un cagibis, ou une armoire à vêtement, toujours au son de Bach. Mère et fils se trouvent alors réunis dans l’intimité d’une chambre, un lieu clos fermé aux regards extérieurs, où ils partagent un secret connu d’eux seuls, à l’exclusion de tous les autres, du père et des soeurs, sous la lumière laiteuse du fidèle Janusz Kaminski, chef opérateur du cinéaste depuis La Liste de Schindler.

Deuxième image : la mère de Mitzi se meurt sur son lit d’hopital. Sammy regarde sans un mot sa mère effondrée, sa grand-mère inerte, mais il semble absent. C’est qu’il observe comme hypnotisé la pulsation qui révèle l’agonie, qui soulève très légèrement, par intervalle régulier, le cou de sa grand-mère, morceau de tissu qui s’accroche à la vie, que Spielberg montre en gros plans. Origine peut-être des images métonymiques qui hantent l’oeuvre du cinéaste, où le particulier (un porte-clé ou un chapeau) définit le général, le tout de l’être, comme s’il était plus à l’aise avec le détail qu’avec l’humain. Afin de domestiquer sa douleur et la recevoir, Sammy réduit sa grand-mère mourante à cette pulsation sur son cou. Peut-être se rêve-t-il même filmant la scène, donnant alors à ce que lui avait dit sa mère (« les film sont des rêves« ) un sens bien différent de ce qu’elle avait imaginé.

Troisième image : la scène où les parents révèlent leur séparation à leurs enfants. Les soeurs crient, s’indignent, pleurent. Mais Sammy, qui est assis à l’écart sur l’escalier, ne dit rien, n’intervient pas, comme lors de l’agonie de la grand-mère. Sauf que cette fois, sans crier gare, si vite que le spectateur inattentif pourrait ne pas s’en apercevoir, Spielberg insère dans son montage, une brève image mentale tirée des pensée de Sammy, le montrant reflété dans le miroir du salon en train de filmer cette scène de désolation familiale. Il s’imagine filmant la scène, percevant son potentiel cinématographique au lieu de ressentir la douleur de la séparation. C’est dire qu’après l’avoir protégé du monde extérieur, les images commencent à instiller en lui une certaine insensibilité, un certain égoïsme de créateur, l’écran le séparant des autres s’épaississant au fur et à mesure qu’il devient cinéaste. L’amour de Sammy n’est plus inconditionnel comme celui de l’enfant-robot d’A.I. Intelligence artificielle. L’oeil bleu pur de l’enfant du début s’est assombri pour devenir le marron de la pupille de Gabriel LaBelle.

Quatrième image, qui est un film dans film : lorsque Sammy, adolescent maladroit et fragile (lorsqu’il ne tourne pas ses films), est persécuté au collège par des garçons décérébrés et antisémites, il trouve un moyen de se faire accepter de ses persécuteurs, et en particulier d’un beau garçon athlétique ayant du succès auprès des filles, soit tout son contraire, en filmant un ditch day sur une plage, cette journée hors les murs des collégiens américains. Pourquoi fait-il cela ? C’est la question que pose le film et à laquelle il ne répond qu’à moitié car Sammy lui-même n’en connait pas tout à fait la réponse. On peut tenter d’y répondre ainsi : en sublimant par l’image les autres et la réalité, il se rend indispensable car tout un chacun vit d’illusions et d’images, et il trouve par ce biais le moyen d’être accepté et même admiré, lui le petit juif malingre et lâche. D’être au monde en somme. C’est pour Sammy une autre manière de révélation, celle que les images ont un pouvoir non seulement sur lui mais sur les autres, à condition de rendre la réalité plus rose et belle qu’elle n’est, de la travestir – mise en abyme du cinéma de Spielberg tout entier, à l’instar du « print the legend » de Ford, quoique que ce dernier soit plus ambigu. De là sans doute l’oscillation que l’on perçoit dans plusieurs films de Spielberg, dont celui-ci, entre les images qui consolent et les images qui révèlent une fêlure, oscillation sans fin. Constat amer, dissimulé derrière les éclats de rire des étudiants pendant la projection. Mais cet « être au monde » a un prix : celui de ne plus pouvoir vivre qu’au moyen des images et à travers elles, celui de devoir disparaitre derrière l’image, Sammy quittant le bal avant son terme une fois son film projeté. Ainsi en va-t-il pour « les hommes de la fable », les fabelmans. On n’est pas si loin à cet instant du Zelig de Woody Allen, d’une révélation d’un conformisme conscient né d’un désir d’intégration. Qu’on n’imagine pas cependant que le cinéaste s’apitoie sur son sort, ce qui serait malvenu au regard du succès qu’il rencontra durant sa carrière, mais une certaine pudeur le guide et le retient de trop en dire sur lui-même ou de le dire d’une manière trop directe, trop évidente. C’est au spectateur de démêler la vérité sous les plis et les apparences du film. On y trouve du reste de nombreuses scènes drôles et chaleureuses, qui alternent avec les séquences plus dramatiques, et c’est cet équilibre trouvé entre la nostalgie et l’amertume qui fait le prix de ce portrait de l’artiste en jeune caméraman, témoignant d’une lucidité sur la condition de l’artiste qu’on n’attendait peut-être pas de Spielberg.

Cinquième image : celle de l’horizon. « What do you know about art ?« , demande le vieux John Ford, le plus grand cinéaste du monde, à Sammy lorsqu’il est à l’aube de sa carrière de cinéaste. Mais Ford lui-même ne lui donne aucune définition de ce que c’est que l’art, même lui qui connait tous les secrets de l’image ne peut les exprimer par des mots. Il se contente de lui montrer des tableaux et de lui dire que l’horizon dans un plan ne doit pas se trouver au centre, mais en bas ou en haut, changement de perspective qui dit tout du pouvoir de démiurge du créateur d’images. Les mots ne révèlent rien, l’image tout, et c’est ainsi que le cinéma est.

Les acteurs sont ici formidables, en premier lieu Gabriel LaBelle en Sammy et Michelle Williams en mère libre, mais aussi Paul Dano en mari aimant et dépassé ne sachant plus comment garder sa femme auprès de lui. Quant à David Lynch en John Ford, son apparition fait déjà figure de scène classique. Seules les soeurs de Sammy restent un peu en dehors du cadre, quelque peu délaissées par le cinéaste, comme s’il les avait convoquées autour de lui pour incarner d’abord une présence rassurante, une certaine permanence de son environnement familial.

Voilà ce qu’on peut dire après une première découverte de The Fabelmans, film-Rosebud qui s’affirme immédiatement comme l’un des plus beaux films de son auteur, l’un de ses plus personnels, dont il co-signe d’ailleurs le scénario, avec Rencontres du troisième type, E.T. et A.I. Intelligence artificielle. Le film est dédié aux parents du cinéaste, Leah et Arnold Spielberg.

Strum

PS : j’ai pu découvrir en avant-première ce film qui sort sur les écrans français le 22 février 2023.

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Femmes, femmes de Paul Vecchiali : jouer la comédie

Dans Femmes, femmes (1974), Paul Vecchiali filme deux comédiennes dont l’heure de gloire est passée. L’une, Sonia Saviange, continue d’espérer, de courir le cachet et les auditions, l’autre, Hélène Surgère, a renoncé, restant chez elles à attendre toute la journée, en buvant du mauvais champagne. Aux murs de leur appartement, qui surplombe le cimetière Montparnasse, sont affichés les visages des stars d’antan, les actrices vedettes des années 1930 (même si l’on voit aussi certaines couvertures de la revue Cinévie qui fut créée en 1945). C’est le contrechamp de la gloire qui s’est enfuie, qui observe, mi-goguenarde, mi-désolée, cette vie de comédie décevante, en noir et blanc, bornée par les murs de l’appartement. Le cinéma, le théâtre, c’est toute la vie d’Hélène et de Sonia, mais leur regard est tournée en arrière, vers ces années 1930 que Paul Vecchiali chérit et auxquelles il a consacré son Encinéclopédie. Un horizon qui est derrière soi, ce n’est plus un horizon atteignable, et c’est pourquoi il ne reste à Sonia et Hélène qu’une seule ressource : jouer la comédie encore et toujours, à toute heure du jour et de la nuit, quand elles se retrouvent et quand elles se quittent, dans les vapeurs de l’alcool.

Jouer la comédie : il y a dans l’association de ces deux mots quelque chose de dissonant par rapport à ce que cela implique, qui n’est ni jeu, ni comédie (dans une certaine mesure). Pour Sonia et Hélène, il en va de leur vie : elles jouent à en mourir, et plus elles jouent, plus elles révèlent ce qu’elles sont, des comédiennes que la gloire a feintées, bien qu’ayant connu des bonheurs – connus par elles seules. Jouer la comédie, c’est pour elles se dévoiler entièrement, avec leurs petites manies, leurs souvenirs de scène, leur vision d’Andromaque, leurs pudeurs et leurs impudeurs. C’est faire passer physiquement, dans la voix qui tremble ou se gonfle d’émotions, dans le geste ample ou retenu, ce que l’on est vraiment, son être vrai débarrassé des masques du jeu social. Paul Vecchiali aime les comédiennes, il aime Hélène Surgère et Sonia Saviange qui portent leur vrai nom dans le film, non par afféterie mais bien pour signaler que le jeu de la comédie est une entreprise de dévoilement des actrices et des acteurs qui se mettent à nu. « Tout est vrai« . Et si tout est vrai, les coups de poignard le sont aussi. Peut-être qu’en poignardant cet homme venu dans leur appartement, Hélène et Sonia vengent, d’ailleurs, à plusieurs années de distance, les stars des années 1930 qui les regardent en contrechamp et qui furent assassinées dans plus d’un film français de cette époque-là, quand le cinéma français ne réalisait pas toujours tout ce qu’il devait à ses actrices.

Cela explique la suprématie, dans le film, des numéros d’actrices sur l’intrigue. Femmes, femmes est un film qui semble avoir été pensé à partir de ses actrices, comme un documentaire en noir et blanc sur des actrices, et non à partir d’une idée de récit : ce sont elles, toujours, qui sont mises en valeur, qui donnent leur substance et leur ton aux scènes, selon leur humeur ; ce n’est jamais la structure narrative qui prime, qui paraît naître au fur et à mesure de son déroulement, dans un certain degré d’improvisation (les scènes avec le docteur qui relèvent de la pochade de troupe de théâtre). C’est pourquoi cette structure est si lâche, si insaisissable, oscillant entre la comédie et le mélodrame, entre le théâtre et le cinéma, entre la vie et la mort, entre la poésie d’Andromaque et les allusions sexuelles, entre l’adresse complice au spectateur qui brise l’illusion du quatrième mur (pas du tout dans une perspective brechtienne mais pour faire ressentir quelque chose au spectateur, ainsi dans les scènes chantées d’une voix qui tremble, en direct) et la soudaine flambée de la tragédie, selon l’humeur du jour. C’est dans ce lieu incertain où se déroule le film que nous apprenons à connaître Sonia et Hélène, et elles finissent, peu à peu, par nous bouleverser (peu à peu, car il faut au spectateur habitué aux récits structurés de manière plus conventionnelle un temps d’adaptation). Un tel film repose nécessairement beaucoup sur ses actrices et sans les formidables Hélène Surgère et Sonia Saviange, Femmes, femmes serait parfois fastidieux.

Le film est confiné entre ces deux horizons : celui inatteignable des années 1930 (le contrechamp des affiches de star), qui ne peut être qu’une passion consolatrice mais non propre à fonder un futur, car tout cela est passé et s’est enfui, et celui que révèle soudainement un mouvement de caméra, après une première partie qui se déroule entièrement dans l’appartement : l’horizon du cimetière, dont l’image va devenir récurrente, et qui va finir par prendre de la place dans les plans ; jusque dans ces plans de lézard et de chauves-souris enfantés par l’ivresse mauvaise de l’alcool et qui sont les prémisses de la mort à venir, jusqu’à l’atroce hurlement de douleur final, d’autant plus saisissant et poignant que le film n’a cessé de dévoiler toujours plus le désespoir de ses actrices, nourri au poison de l’alcool. Ici, comme dans Corps à coeur, il faut à un moment que les choses s’arrêtent, que le jeu cesse, que la passion de la comédie cède la place à la peur de l’anéantissement. Comme si Paul Vecchiali voulait dire que cesser le jeu de la comédie, c’est figer pour toujours l’oscillation du pendule.

Strum

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