Règlements de comptes à O.K. Corral de John Sturges : organisation d’une amitié

ok corral

On peut, au cinéma, réaliser un film entièrement différent d’un autre, à partir d’un même canevas, des mêmes personnages. Tout va dépendre de l’esprit du récit et de la forme de sa mise en scène. Règlements de comptes à O.K. Corral (1957) de John Sturges en apporte une énième preuve. Comme La Poursuite infernale (My Darling Clementine) de Ford, le film s’inspire de la célèbre fusillade d’O.K. Corral qui opposa, en 1881, le shérif Wyatt Earp et ses frères, associés à Doc Holliday, d’une part, et les familles d’éleveurs Clanton et McLaury, d’autre part. Contrairement aux apparences, cet évènement historique n’est pas une victoire de l’ordre sur le désordre, car les frères Earp agissèrent en réalité en dehors du cadre légal, la mort d’un des leurs ayant été, selon la légende, la cause d’une vendetta d’ordre privé.

Malgré ce matériau de départ identique, Ford et Sturges appréhendent leur récit sous deux angles différents. Le film de Ford est d’un point de vue structurel une tragédie et commence par l’assassinat du plus jeune frère de Wyatt Earp, qui dicte tous les évènements à venir. Wyatt devient shérif à Tombstone non pas pour rétablir l’ordre mais pour venger par le sang ce meurtre originel. Mais la mise en scène sereine de Ford, faisant valoir une poésie de l’instant par la composition des cadres, contrarie ces prémisses tragiques en s’intéressant d’abord à la manière dont Earp et Doc Hollyday se comportent avec autrui, le sujet du film devenant celui de la construction de la communauté humaine dans sa dimension collective (Tombstone est une ville naissante) et individuelle (Ford scrute et juge les rapports de Earp et Doc avec autrui, la question de leur amitié passant au second plan). Chez Ford, c’est le savoir-être qui compte.

Sturges n’est pas un cinéaste-poète comme Ford, mais un cinéaste prosateur. S’il filme les paysages de l’ouest en majesté, en faisant entrer le ciel dans le cadre, pour le reste, il ne filme pas une communauté, mais s’intéresse uniquement aux héros de son histoire, Wyatt Earp (Burt Lancaster) et Doc Hollyday (Kirk Douglas). Chez lui, c’est le savoir-faire qui compte. Son film n’est pas une tragédie, ni une réflexion sur l’être, mais l’histoire d’une amitié au temps du western. D’un point de vue scénaristique, on ne retrouve donc nullement l’unité de lieu de la tragédie fordienne, le film de Sturges s’articulant laborieusement autour d’une intrigue plutôt complexe, aux lieux multiples (il y en a trois), l’un afférent au prologue un peu long où se rencontrent Earp et Doc, l’autre qui est le lieu où se noue pour de bon leur amitié (Dodge City où Earp est shérif), le dernier étant celui du fameux réglement de comptes d’O.K. Corral (Tombstone où Earp devient Marshall fédéral). Cette organisation gigogne de l’intrigue – à rebours de l’épure fordienne – fait voir l’importance qu’assigne Sturges à l’idée d’organisation dans l’application de la loi, Earp se montrant le plus fort par sa capacité d’organisation. L’amitié singulière d’Earp et Doc n’est pas, comme cela a été dit, une représentation de l’attirance du bien pour le mal (chez Sturges, les personnages ne sont pas des archétypes) ; elle se fonde sur l’idée d’un savoir-faire mutuel, qui les isole du reste de la société, mais aussi sur le fait qu’Earp fait entrer Doc dans son système d’organisation en le nommant adjoint. Tous deux sont des experts en armes, l’un tuant au nom de la loi, l’autre selon sa loi. Mais chacun, à sa façon, est fidèle à une norme, possède une aptitude à ne pas s’égarer du chemin choisi, qui les confine dans la solitude ; chez l’un, le chemin de l’ordre, chez l’autre celui qui mènera à la mort le plus rapidement possible. Chacun reconnait en l’autre une fidélité, de caractère et d’actes, qui puise son intransigeance dans un for intérieur ne dépendant pas des masques que tout un chacun porte en société.

Cette intransigeance dépasse les étiquettes de shérif et de joueur de poker turberculeux, et se situe à ce niveau personnel où prospère l’amitié. Sturges a l’idée de filmer cette amitié en faisant souvent venir Wyatt du fond du cadre, marchant vers Doc attablé devant son jeu de poker, utilisation de la profondeur de champ qui est différente de la latéralité et des diagonales des compositions de plan de Ford. Sturges traduit ainsi, par une sorte d’espace scénique à franchir, où flamboie le technicolor du chef-opérateur Charles Lang, la distance sociale et morale qui sépare normalement les deux personnages, comblée par l’appel de leur amitié. Lorsque Wyatt surgit, Doc joue à chaque fois l’indifférence, comme s’il résistait à cet appel, mais il y cède systématiquement et finit par le considérer comme son unique ami (« the only friend I’ve ever had »). Les paroles de la très belle ballade de Frankie Laine composée par Dimitri Tiomkin évoquent régulièrement leur amitié, qui est la raison d’être du film. A cet égard, chez Sturges, Doc participe à la bataille finale en raison de son amitié pour Wyatt tandis que chez Ford, il s’agit pour Doc de venger la mort de Chihuahua tout en actant le fait qu’il a si bien perdu son estime de soi qu’il est temps pour lui de mourir.

Burt Lancaster et Kirk Douglas sont les interprètes idoines de ces deux personnages et c’est d’abord grâce à eux que ce film imparfait par son script s’est taillé une belle réputation. Par sa carrure, ses yeux bleus tranquilles, son visage de bronze, Lancaster impose dans chaque scène où il apparait une force physique qui n’a pas besoin de crispation, et dont le seul angle mort est l’amitié singulière de son personnage pour Doc, dont ses frères lui font d’ailleurs le reproche. Douglas utilise davantage son visage pour faire voir les élans de violence qui minent son personnage et l’ont exclu de la bonne société de l’Est américain à laquelle il appartenait initialement. Les scènes où son visage se convulse sont marquantes, comme toujours avec cet acteur. Ses gestes de violence ne sont bornés que par l’avancée inexorable de sa tuberculose, et comme le Doc de Ford, il se conduit très mal avec la femme qui l’accompagne. Sturges les filme comme des éclats de mélodrame hollywoodien des années 1950 qui se seraient égarés dans le western. Les deux femmes du récit, la rousse Rhonda Fleming et la blonde Jo Van Fleet, n’ont que des rôles supplétifs bâtis pour développer la psychologie des deux héros.

Strum

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12 commentaires pour Règlements de comptes à O.K. Corral de John Sturges : organisation d’une amitié

  1. Martin dit :

    Bon, t’as gagné, cowboy ! J’ai envie de revoir le film ! Surtout que je ne suis même pas sûr de l’avoir vu « tout court », en réalité, et que tu en parles si bien que ça me rend presque impatient !

    Ayant découvert la merveille qu’est la « version Ford » (nous en avions parlé à l’époque) il y a bientôt un an et demi, il est temps que je passe à Sturges. Merci de m’avoir remis la puce à l’oreille : je vais surveiller un éventuel passage sur mes chaînes ciné préférées !

    Détail amusant : je viens de voir un western, ce soir, le « Mort ou vif » de Sam Raimi. Autre époque et autre allure. J’en reparlerai prochainement tu-sais-où. Si ça, c’est pas du teaser ! 😉

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    • Strum dit :

      Merci Martin ! Le Sturges ne vaut pas le Ford, mais reste à voir en raison de ses deux acteurs. Et puis la chanson de Frankie Laine est très belle. Je n’ai pas vu mort ou vif de Raimi où l’héroïne est une femme, ce qui doit changer pas mal d’O.K. Corral où Sturges n’en a que pour les beaux yeux de Burt et la fossette de Kirk.

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  2. J.R. dit :

    « […] dont le seul angle mort est l’amitié singulière de son personnage pour Doc, dont ses frères lui font d’ailleurs le reproche »
    Je pense qu’il est permis d’y voir une connotation homosexuelle, puisque l’année suivante John Sturges allait livrer le western le plus homosexuel de l’histoire du genre (je ne parle pas des films hors pistes) : Le Trésor du pendu. Si on excepte, toutefois, Le Banni, qui dépasse la simple connotation – mais verse aussi dans le kitsch le plus complet.
    Je pense également que si La Poursuite Infernale suit le canevas de Frontier Marshal de Dwan auquel il peut être rapproché, il ne peut être comparé à ce film. Les deux films n’ont en commun que la légende du fameux règlement de compte; qu’ils ne respectent, d’ailleurs, pas du tout, ni l’un ni l’autre. Le film de Ford est franchement au-dessus d’un cran, c’est comme comparer les Sept samouraïs au Sept mercenaires… non, j’exagère, ce Règlement de Compte à O.K Corral est quand même bien meilleur.
    Personnellement je suis plus fan de Burt Lancaster que de Kirk Douglas : un acteur que j’aime beaucoup, mais trop plein d’énergie, de frénésie. Il a pris, cependant, des risques en jouant des personnages désaxés à une époque où ils n’étaient pas la norme. Et lorsqu’il a accepté d’interpréter Van Gogh, John Wayne lui a dit un truc du genre : « C’est pas bien je jouer un homosexuel (sic)… on ne doit pas faire ça ». Et Kirk Douglas lui a répondu : « Pourquoi? … Tu te prends pour John Wayne ».

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    • Strum dit :

      Un lien d’amitié fort n’est pas forcément le signe d’une attirance homosexuelle. C’est vrai qu’on le lit parfois à propos du film, mais je me méfie de ce genre de conclusion. Sinon, bien d’accord avec toi pour dire qu’O.K. Corral ne boxe pas dans la même catégorie que My Darling Clementine (un des chefs-d’oeuvre absolus du western), mais il m’apparait justement intéressant de voir en quoi les deux films sont différents alors qu’ils partent du même évènement historique. Enfin, moi aussi, je préfère Burt Lancaster, ne fut-ce que pour sa deuxième partie de carrière, même si Kirk Douglas est un acteur exceptionnel. Lorsque Douglas est mort, on a pu revoir cette séquence d’Apostrophe mémorable où il raconte cette anecdote avec son ami John Wayne.

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  3. John Wayne dit :

    Je trouve votre article super intéressant. Un motif d’autant plus pertinent que Sturges en a lui-même fait une variation moins de dix ans plus tard dans Hour of the gun, version à la fois beaucoup plus sèche (voir la fusillade d’ok corall placée cette fois en ouverture) et plus vagabonde (plus proche des années 70 que de Ford et de Dwan) mais qui tourne avec beaucoup de talent autour de cet amitié entre Earp et Doc Hollyday, centrale dans tous ces films. Le film est dépouillé de la plupart de ses histoires annexes (pas d’histoire d’amour pour déterminer la conduite des personnages), ce qui fait ressortir les différents rapports que chacun entretien avec la loi. Et j’ai personnellement un faible pour l’incarnation de Jason Robards.

    Quels que soient les époques, la dynamique de ce duo est presque toujours intéressante, ce qui explique sans doute pourquoi c’est un des rares mythes du western à avoir été rejoués aussi souvent (avec Jesse James, autres histoires de fratrie et de duo (Jesse James et Robert Ford) mais presque inversée).

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup. En effet pour Hour of the gun, que je ne connais que de réputation, ne l’ayant pas vu. J’aime bien Jason Robards, ce qui me suffit pour avoir envie de voir le film. C’est sûr que le duo Wyatt Earp – Doc Holliday, aussi dissemblable en apparence que la glace et le feu, aura inspiré les cinéastes et ce n’est sans doute pas fini.

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  4. princecranoir dit :

    Sturges, cinéaste prosateur. J’aime beaucoup cette idée. Sturges était un narrateur de la fraternité, un homme d’action qui s’intéressait aux hommes entre eux.
    Ton article passionnant et limpide me redonne ce goût de l’ouest, cette envie irrépressible de retrouver Kirk et Burt à OK Corral, en VO bien sûr (parce que Wyatt Earp devient Edward Thorpe dans la langue de… Molière?)!

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  5. Encore un film que j’ai vu il y a une éternité et je n’ai pas vu le Ford mais ton article donne envie. J’aime beaucoup Douglas et Lancaster, j’aime bien Sturges (même si pour les « prosateurs » du cinéma, je préfère Howard Hawks), j’espère qu’il passera (tout comme le Ford) dans mes cinémas de prédilection … quand ils ré-ouvriront.

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    • Strum dit :

      Moi aussi, je ne l’avais pas revu depuis longtemps. J’ai pu en apprécier certaines particularités en me réjouissant de revoir le duo Lancaster-Douglas. Je préfère Hawks également. Je ne crois pas que Sturges soit un grand cinéaste. Le Ford est un chef-d’oeuvre, peut-être l’exemple le plus parfait du western classique.

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