Dans Partition Inachevée pour piano mécanique (1977), Nikita Mikhalkov s’inspire de plusieurs pièces de Tchekhov, plutôt que d’une seule, à la manière du Falstaff d’Orson Welles qui conjuguait trois pièces de Shakespeare. La trame générale est celle de Platonov, la première pièce de Tchekhov, mais la chute du récit diffère et plusieurs scènes et motifs sont issus d’autres pièces (Oncle Vania notamment). On retrouve bien du reste l’esprit de Tchekhov, fait d’éclats de joie, d’aperçus du malheur de vivre et de rémission soudaine.
Le début du film voit arriver dans la propriété d’Anna Petrovna (Antonina Churanova), la belle veuve d’un général, ses amis et voisins venus fêter l’arrivée de l’été dans la campagne saint-peterbourgeoise : petits hobereaux désoeuvrés, trompant leur ennui par l’adultère, et se donnant pour la plupart bonne conscience en faisant mine de s’intéresser au sort peu enviable des paysans travaillant la terre pour nourrir leurs vies inutiles. Leur joie factice, presqu’irritante pour le spectateur à force de faconde russe et d’exubérance, tient lieu d’atmosphère, chacun semblant surjouer un rôle écrit à l’avance, chacun arborant le masque qu’appellent les interactions sociales. Dans ce groupe, surnage la figure de Platonov (Aleksander Kaliaguin), instituteur et amant d’Anna, qui amuse la galerie par son esprit et titille le docteur Striletsky (Mikhalkov lui-même). Les beaux discours de l’assemblée sur la Russie, « terre de bonté », sur « l’âme russe », ne semblent jamais devoir être suivis d’effet et la seule fois du film où un paysan vient demander de l’aide au docteur, pour venir soigner sa femme malade, celui-ci remet sa visite à un autre jour, préférant danser avec les autres invités (attitude inacceptable pour Tchekhov qui fut médecin).
La journée aurait été identique à mille autres sans doute, si une nouvelle invitée, Sophia (Elena Solovei), n’avait reconnu en Platonov un amour de jeunesse, du temps où, tous deux étudiants, ils rêvaient à une vie utile animée par de nobles idéaux. Sophia est stupéfaite de la médiocrité dans laquelle est tombée Platonov, en qui elle voyait un nouveau Byron. Platonov sait mieux que quiconque ce qu’il est devenu, et revoir Sophia lui est une douleur insupportable, lui faisant voir combien il s’est dupé lui-même en acceptant cette vie qui n’a plus aucun sens pour lui. Mikhalkov fait voir cela par la composition de ses cadres. Tout le prologue se déroule dans la jardin de la demeure d’Anna Petrovna, que le cinéaste filme de façon singulière, dans le sens de la profondeur et non pas latéralement comme une scène, peut-être pour échapper au reproche de « théâtre filmé », plus sûrement parce que cette réduction du plan en son centre, les côtés étant envahis par les buissons et l’escalier, crée une atmosphère étouffante, renforcée ensuite dans les intérieurs quand arrive Sophia et que Platonov a le sentiment d’être pris au piège. Mikhalkov resserre alors davantage ses cadres en confinant ses personnages dans des recoins de la maison, faisant alterner dans ses plans des stries d’ombres verticales et des éclairages violents, suscitant l’impression de personnages prisonniers de cellules où se déroulerait leur vie.
La grande affaire de Tchekhov, c’était de retrouver derrière le masque du « moi social », la personnalité véritable de ses personnages, personnalité presque toujours étouffée, brimée, vaincue par la vie, au point de disparaitre parfois complètement, de se dissoudre dans le néant. Une de ses nouvelles fait référence au moi social comme à un « étui », parfois trop épais pour que le for intérieur puisse s’en extirper. Lorsque Sophia propose à Platonov de fuir avec elle, pour enfin vivre conformément à leurs idéaux de jeunesse, ce dernier s’avère incapable de saisir cette seconde chance que le destin lui offre : derrière « l’étui » de son moi social, son ancienne personnalité s’est effacée ; il n’y a plus en lui que du vide, que recouvre l’agitation de ses petits bras battant l’air, à l’instar d’une mouette blessée, ne pouvant plus voler. Tout ce qui reste au pouvoir de Platonov de faire, c’est de reconnaître au grand jour sa nullité et celles des autres, dont les grandes idées ne servent qu’à leur donner bonne conscience.
Le profond pessimisme de Tchekhov (car on peut au contraire penser que nous sommes plusieurs personnes successives vivant plusieurs vies) n’empêche cependant pas ses personnages de continuer généralement à vivre, comme dans le film, comme à la fin des Trois Sœurs et d’Oncle Vania, en lançant des mots d’ordre velléitaires, qui émeuvent précisément parce qu’ils sont pathétiques. La vie continue, fut-ce machinalement. C’est probablement le sens du titre du film : le piano mécanique que se fait livrer Anna Petrovna, qui joue tout seul sa partition, miracle devant lequel s’esbaudissent ses invités, est une métaphore de cette vie qui se déroule toute seule, qui court devant nous sans tenir compte de nos appels et de nos désirs, au risque de nous imposer un masque social, que notre for intérieur sera ensuite impuissant à percer. Triletsky le dit lui-même dans le film : il en a « assez de ne pas s’appartenir » et tout est résumé par cette sentence qui tombe comme un couperet sur les joues poudrées et les hochements de tête complaisants des personnages. Joueurs mécaniques eux aussi ?
A cette aune, les exclamations de joie finales selon lesquelles la vie continue, avec ses joies et ses peines, paraissent bien amères, encore que le suicide, refusée par le Platonov de Mikhalkov, aurait été une solution encore plus lâche et immorale. Que la comédie humaine continue, quel que soit le confinement qui est le nôtre, celui de Tchekhov ou le confinement d’aujourd’hui ! Il nous revient du reste de décider quoi en faire, s’echauffer la bile en pestant contre le destin, chercher des boucs émissaires (sport universel) ou en tirer le meilleur parti dans les circonstances présentes. Personne ne nous oblige à devenir des Platonov ou des oncles Vania. Quoiqu’il en soit, voilà une adaptation remarquable, et un excellent film (au prologue certes un peu confus), bien que l’on confessera préférer voir Tchekhov joué sur scène.
Strum
Tu vas rire mais c’est ce film que je n’ai pas revu depuis ma période estudiantine qui m’a amené aux pièces de théâtre de cet immense auteur. Je me rappelle une ‘musique’ pessimiste et signerait ta dernière phrase les yeux fermés…. même s’il y a aussi des mises en scène ‘ratées ‘…..
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En effet, la musique dissonance jure à dessein avec les premières scènes légères. Le film peut se voir comme une introduction à l’univers de Tchekhov, quoique que je trouve les scènes du début un peu forcées.
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Je ne savais pas que Mikhalkov tournait déjà en 1977, sous Brejnev !! Ta description donne envie (je n’ai pas vu le film) et c’est le film idéal pour voir en ces temps de confinement apparemment.
Tchékov est bien entendu un génie, je suis un peu plus partagé sur Mikhalkov En tout cas je donnerai une chance ua film … si j’en ai l’occasion, encore une fois!
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Mikhalkov a fait beaucoup de films, en particulier dans cette période à la fin des années 1970 au début des années 1980. Je suis loin de les avoir tous vus. Bien sûr, il n’a pas le génie de Tchekhov.
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